Polar 2012
LES TRIBULATIONS D’UN JEUNE PROF (DE PHILO !) Version non définitive
- LES FAITS (LA FETE EST FINIE)
P… de parking, s’écria le jeune prof de philo, un aristo du mérite, qui dut quelque temps y renoncer. Ah, il lui arrivait, question langage, de ne pas céder aux impératifs de l’Académie mais après tout il n’était que prof de philo ! Deux mois que ce cirque durait grave. Le parking, on pouvait certes y accéder au moyen du badge récupéré, moyennant caution, à l’intendance du lycée. Une petite chose sensible, au service d’une Idée du maire, – on a lu son Platon – et de la mairesse, une ancienne prof. Un portail mobile amorçait son interminable aperture grinçante. Mais une fois entré, bonjour la galère à forces de rames, toutes. Arrivés dès 7 h 30, les consciencieux seniors en pré-retraite, le ballet du personnel non enseignant dont on ne savait pas trop au fond ce qu’il foutait au sein de l’établissement, les angoissés de nature, garés au petit bonheur la chance, bloquaient toute possibilité de passage et se dirigeaient d’un pas sage justement vers le portillon d’accès aux locaux proprement dits, quoiqu’avec les travaux on eût pu dire salement. De passage vers quoi ? Vers l’unique place où loger à la rigueur la plus petite voiture au monde. Comme on n’en trouve qu’à la lumière de la douce et volcanique Italie. Et cet archétype à deux places, récupéré d’occasion chez un cousin transalpin, c’était justement celle que Serge De Nosvestes, accoucheur d’esprit de profession, affranchi des apparences en réalité, possédait et, n’ayons pas peur des mots, conduisait, si l’on peut appeler cela conduire. Car il faut l’avouer : il avait tous les aspects, à l’instar du divin Socrate, d’un lendemain d’orgie ambulant qui de vin divin devint.
Deux mois qu’avaient commencé les travaux, cause efficiente de cette hystérie collective. 45 places et 120 requérants. Arrangez-vous avec ça. Les polémiques étaient fréquentes et certains en étaient arrivés aux mains. Bref, ce parking semait quelque peu la zizanie parmi les membres d’une corporation ordinairement solidaire. On entendit même retentir en écho l’insulte suprême : Sarkosyste de mes deux… (Deux quoi ? on ne saura jamais). Pour vous la faire court, notre philosophe avait cru bon, ce jour-là, où il devait être inspecté pour la première fois de sa jeune carrière, de prendre les devants si l’on peut dire pour une cause finale : il était arrivé à 7 h 30 au lycée. Or on l’avait manifestement précédé. Donc d’autres que lui devaient être inspectés. Car il faut être logique. Le parking de M… était plein (mais non, pas de M…). Il lui restait toutefois une chance d’arriver à l’heure, limite. Amorcer une serpentine, habile, périlleuse même, marche arrière entre les nouveaux arrivants, entêtés à rentabiliser leur précieux badge, et rejoindre, par des chemins que l’élève Lallèche lui avait indiqués, un petit emplacement dont lui seul, Lallèche, avait le secret. Pas si éloigné que ça de ce lycée où l’on pensait en marchant – on a lu son Aristote, entre nature folle, roseaux penchants et ruisseau toujours pas à sec, juste à côté de la médiathèque, emplacement fréquenté naguère la nuit par quelque péripatéticienne à guiboles, mais ceci est une autre histoire qui s’est terminée dans un charter pour l’Ukraine. Jusqu’à présent le tuyau de Lallèche avait bien fonctionné. En 5 minutes à pied, croisant les bâillements sur pattes qui arrivaient au bahut, notre thuriféraire de bonheur humain, tout nouveau tout beau (ce détail a son importance), était en poste devant la machine à café. C’est ce qui était prévu. En principe. Mais les principes butent quelquefois devant les chausse-trapes du hasard et de sa flopée de contingences.
P… de merde ! – on notera dans ces circonstances, combien le vocabulaire des philosophes n’a que peu de rapport direct avec l’étymologie. Et il y avait de quoi. C’est que LA PLACE ÉTAIT PRISE ! Eh oui : un « déjà », n’eût pas été de trop ! Notez que c’est la vraie marque du sage que de savoir s’abîmer dans un sentiment d’étonnement. Il y avait donc, du moins dans les grandes classes, des élèves plus consciencieux que les profs, qui se levaient plus tôt encore, si cela était possible, afin d’arriver à l’heure dans ce Jardin – (On a lu son Epicure), plus ou moins aux délices, en l’occurrence, notre lycée en reconstruction, pour tous les jeunes en recherche d’intimité post-parentale. Ou bien, c’était pour leur piquer leur place, que dis-je SA place, dans le seul dessein de l’emmerder. Mais qui ? Serge ne se connaissait pas d’ennemis, au contraire. Il était très apprécié de ses ouailles qui l’écoutaient religieusement bien qu’il leur expliquât que la crainte humaine relative aux dieux n’était pas fondée. Non, il ne pouvait s’agir que d’une voiture en panne, ou quelque chose dans le genre qui barrait le passage par rapport à l’emplacement minuscule qu’il se croyait seul à connaître. Mais qu’il partageait, un jour toi un jour moi, avec son collègue, M. Labrunne. On suppose que Lallèche était allé lécher ailleurs. Au demeurant, le contrevenant avait oublié d’éteindre ses phares. D’où l’alternative : Y aller ou ne pas aller. Silence des dieux à ce sujet. Le mieux serait de jeter un œil seulement, dès fois que la portière fût restée ouverte. Ca ne prendrait qu’une seconde. Toute bonne action mérite récompense et pourquoi se priver d’un petit plaisir, même non-nécessaire ? M. l’inspecteur apprécierait. Au fait, il se serait garé comment celui-là ? On le disait pacifiste mais justement les pacifistes, il fallait pas s’y fier.
P… de merde… (Et de 3 !). Une fille, à boucles bondes, dormait au volant ! C’était pas possible ! Il fallait impérativement la réveiller ! Eh toi, heu Machine… Réveille-toi, mais bouge-toi donc… Silence radio. La fille ne bougeait pas. Elle avait le sommeil, comme on dit profond, quasi-comment dire, ataraxique… C’était dans la nature des choses… Lucrèce n’eût pas mieux dit. D’abord ouvrir cette P… (…) de portière… P… mais c’est pas vrai (…), ça colle, c’est poisseux, c’est du sang ! Quelle poisse. Notre supposé serein, c’est même ce qu’on lui avait appris à la fac, sentit le sien ne faire qu’un tour. Elle pissait, selon toute apparence, du nez et se vidait de sa réserve d’humeur. Il fallait faire quelque chose, vite. Oui, mais quoi ? Bon, le portable. M… (…), j’ai oublié de l’allumer ! Alors c’est quoi déjà, le 15, le 16, le 17… Allô, qui que vous soyez, venez à mon secours, y’a une fille là… Oui, une blonde, oui dans la voiture ! Quelle voiture ? Une Nano je crois ou quelque chose dans le genre, oui, rouge (ils s’emmerdent pas, les élèves), et il y a une fille dedans. Avec des boucles ! Quel âge ? Je pense 18-20 ans, l’âge des filles qui ont le permis quoi, mais faites vite, elle saigne… Si je la connais ? Non, euh, attendez, peut-être. J’ai dû la croiser au lycée. Il s’y fait une sorte de sélection naturelle. On en croise tellement. Quoi ? Si elle respire ? Oui, mais difficilement. On dirait même un râle… Oui, elle a un cartable en cuir… Et un blouson de cuir beige, mais vous ne pourriez pas venir voir vous-même, il faut que je… Comment que je ne bouge pas ? Mais c’est que j’ai un inspecteur, moi. Ah, vous m’en envoyez un, très drôle ! OK, j’attends.
Allô, le secrétariat du proviseur-adjoint, c’est M. De Nosvestes. Ben, je vais avoir un peu de retard, j’ai un sacré problème… Comment ça encore ? Je voudrais vous y voir à ma place ! Vous pourriez dire à M. Laurelle… Ah M. l’inspecteur est déjà là (mais où diable a-t-il donc pu se garer ?). Ah, il veut me parler… M. Laurelle est en colère ? Étonnant pour un stoïcien. (Instruis-les, ou supporte-les, telle était son impériale devise). Bien… Allô, M. l’inspecteur ? Comment allez-vous ? Oui… Oui… Excusez-moi… Vous ne devinerez jamais ce qu’il vient de m’arriver… Comment, mais non je ne le fais pas exprès à chaque fois… Personne ne se lasse d’être aidé… On n’est jamais trop aidés, heu ce n’est pas du tout ce que je veux dire… Non pas quatre, M. l’inspecteur, trois fois, sous votre autorité… Oui trois, comme la combinaison d’un corps, de l’âme et de la raison. C’est à cause de la fille là dans la voiture… Bouclée, blonde même… Mais non, je ne me laisse pas distraire par les événements extérieurs. Attendez, je vais vous passer l’inspecteur qui vient d’arriver… il vous expliquera. Mais non, M. l’inspecteur, je ne me fiche pas de vous, je ne me permettrai pas, j’ai bien un inspecteur à côté de moi. Mais oui, je renonce aux passions animales. Non, je ne délire pas… Je n’ai rien bu qu’un bol de café, je vous jure. Comment ça, arrosé, pas le moins du monde, M. l’inspecteur. M. l’inspecteur, l’autre inspecteur, qui est à côté de moi va vous… et m… il a raccroché. C’est que l’on trouve rarement un mot au sentiment que l’on veut exprimer dans ce cas de figure… Bon résumons, se disait notre énergumène : il est 8 h, on entend les sirènes, des fois que j’aie besoin de me faire encore plus remarquer. Y’a une nana, une blondinette, qui saigne et tu vas voir que ça va être encore pour ma pomme… Y’a des jours comme ça où l’on ferait mieux de… C’est Lallèche qui paiera de toute façon, deux points en moins sur son prochain devoir. Le pouvoir, c’est fait pour en abuser. Non, mais… Si l’on ne peut devenir stoïcien, on ne peut toujours rester stoïque.
- L’INTERROGATOIRE
Qui n’a pas été confronté aux agents de la force publique, à Lunasse, n’a pas vraiment vécu. Bien sûr, le docteur de la grâce, comme le surnommaient ses camarades de promotion, parce qu’il était le seul à lire du Saint Augustin dans le texte, eut droit au panier à salade malgré ses contestations. – Mais, Monsieur l’agent, et ma voiture ? – Parce que vous appelez ça une voiture, bon passons. Vous verrez ça avec le brigadier, mais on s’en occupera, ne vous inquiétez pas. Lunasse était la plaque-tournante du désossement de véhicule en tous genres, mais bon, si l’on n’avait plus confiance aux puissances de l’ordre, rien n’irait plus… Il n’y a que la foi qui sauve. Et comme l’auguste métaphysicien insistait : – Vous la récupèrerez en temps opportun (dis donc, il en faut du vocabulaire à présent, pour entrer dans la gendarmerie !). Justement, il fallait y entrer, dans la gendarmerie, sous les regards ensommeillés des premiers passants, ou des excités du Troisième-âge, pressés de l’ouverture, qui de la poste, qui du labo d’analyse, qui du bureau de tabac ou du kiosque à journaux. Assis sur une chaise en métal, vissée au mur et scellée au sol, notre penseur pensait, dans la pose naturelle de la sculpture de Rodin. Un lièvre en son gite songeait bien… Que devaient faire les TL à cette heure ? Et que disait l’inspecteur ? Et qu’est-ce qu’il foutait, lui, agrégé de philo, né il est vrai de la dernière pluie, dans ces sinistres locaux à la lumière mauve, à vous déprimer un chasseur de prime. Un peu d’introspection, éclairée par l’intelligence et par la foi, fût-elle sans transcendance, ne pouvait faire de mal. Mais comment rassembler ses idées quand les agents de la force publique s’interpellent à qui mieux-mieux, vous ignorant superbement, du moins en apparence. En réalité, ils se la pètent grave. Toutes ces phrases lancées par-dessus les képis et tonsures précoces n’avaient pour seul but que de vous découvrir l’esprit de corps, la solidarité fonctionnelle, la bonne entente à vos dépens. Et cela semblait signifier : T’es seul mon pote, face à un bloc qui fait bloc. Qui pénètre en ces lieux ne saurait s’imaginer qu’il en ressortira aussi tôt. Car pour eux, comme pour l’évêque d’Hippone, se tromper est humain, persister dans son erreur est diabolique. Et comme l’homme est un diable en puissance…
– Et la fille ?, finit par demander notre nouveau converti aux vertus de l’ontologie spéculative, Thomas d’Aquin n’aurait pas mieux dit. – On s’en occupe. Ne vous inquiétez pas – Mais elle est vivante au moins ? – Il vaudrait mieux pour vous… – Comment cela, pour moi, je n’y suis pour rien, moi, et je vous rappelle que c’est moi qui ai appelé la police, enfin la gendarmerie, tout ça c’est la même M… aison… je suppose… – Pas tout à fait, vous découvrirez ça bien vite. Eh bien on va vérifier, M. le professeur. Cette dernière phrase avait été dite sur un ton qui ne laissait planer l’ombre d’un doute. On avait bien l’intention de se payer la tête d’un frop, comme disaient les élèves, de le jeter à la vindicte médiatique, partant populaire, et d’exhiber ainsi la gangrène dont souffrait l’E.N., la bien nommée. C’est que le FN atteignait des scores record à Lunasse. Ainsi pensait l’esprit taquin. Bon, toujours se trouver un alibi. Vite un alibi, vite… J’ai passé la nuit à potasser La Somme théologique en vue de mon cours d’inspection. Ils peuvent vérifier, je peux leur expliquer les quatre catégories de droits ou le distinguo entre l’existence et l’essence de tout être humain. Mais ai-je bien affaire à des êtres humains ? Je comptais terminer le cours sur ce fleuron du thomisme papal : Il est plus beau d’éclairer que de briller seulement. Avec pour corollaire : il est plus beau de transmettre aux autres ce que l’on a contemplé que de contempler. Mais je m’égare, revenons aux moutons que je n’ai pu compter en cette nuit de révision, laquelle ne m’a point porté conseil… Bon personne ne m’a appelé, ça c’est un point contre moi, mais tout le monde a pu me voir descendre de ma turne à sept au clock : la voisine en cloque avec son chien dégoutant, la boulangère forcément, et bien sûr le patron du bistrot. Hier je suis rentré vers 10 heures, après l’apéro arrosé chez un frère dominicain (eh oui, j’ai des relations, un ancien condisciple). Donc je suis tranquille pour avant et après les heures intermédiaires. On va bien voir ce que l’on me reproche mais bon, ils pourraient un peu se grouiller, c’est que j’ai des tas de trucs à faire moi cet aprèm… Et même ce soir, on avait réunion pédagogique entre anciens, pas si anciens que ça, de l’IUFM. Avec bière et petits-fours.
– Nous avons quelques questions à vous poser, finit par déclarer le brigadier, bien calé dans sa fine moustache. Notre philosophe lui trouva l’air roué d’un illustre florentin. Il lui répondit tout de go qu’il n’avait rien à faire dans cette histoire, qu’il se trouvait là par hasard et qu’il n’avait pas grand-chose lui apprendre Que tout cela relevait de la « fortuna », comme on disait dans son jargon toscan, et qu’il n’aspirait qu’à rentrer chez lui afin de régler ses problèmes avec l’inspection régionale, voire générale (ce qui n’était pas une mince affaire). Mais le fonctionnaire d’état ne l’entendait pas de cette oreille. Avec l’air suspicieux d’un prince retors, il reprit : – Vous n’avez rien à vous reprocher (bis repetita), c’est vite dit… Vous vous appelez bien, De Nos vestes Serge, né le 8 août 1988 à Branlis les pins (ici l’homme à la fine moustache ne put s’empêcher de pouffer, et de lancer un regard complice à son collègue, du bureau d’à côté), domicilié rue des Porte-manteaux, à Mauguiasse. Eh bien M. De Nosvestes, il semblerait que vous ne soyez pas tout à fait un inconnu de nos services… Et de pianoter sur son clavier d’ordinateur, lequel manifestement n’était pas du dernier cri de rage. Rien de grave, rassurez-vous, mais enfin, on me signale que l’on vous a quand même contrôlé positif durant la feria des vendanges (oui mais les agents étaient aussi bourrés que nous ! eut-il envie de répondre. Et d’ailleurs ils l’avaient laissé partir sans le verbaliser, qu’ils avaient dit du moins). Mais surtout il y avait cet anniversaire d’élèves où vous vous êtes fait remarquer par une action peu recommandable. (Un point pour lui). – C’était dans le feu de l’action, M. le brigadier. Un élève m’a tendu une cigarette et, pour montrer que j’étais demeuré proche d’eux, j’ai tiré une barre, mais une seule, simplement pour leur faire plaisir, pour leur montrer que, pour être frop, heu prof je veux dire, on n’en est pas pour autant passé de l’autre côté de la barrière… – M’ouais, et qu’est-ce que c’est que cette histoire de baiser échangé avec une élève. (Oh la la ! Il avait oublié cette histoire bien imprudente, disons même le mot carrément une connerie de débutant, bref il était dans ses petits souliers, le jeune sage). – C’était pour un autre anniversaire. Y’a une fille, que d’ailleurs je ne connais pas, qui m’a dit qu’elle avait fait le pari de m’embrasser. Comme elle n’était pas très jolie, j’ai voulu lui rendre service, ne pas lui faire perdre la face car je sais ce que c’est de souffrir de la laideur, mais ce n’était pas un vrai baiser, c’était du chiqué, un faux baiser de cinéma. – Je vois, je vois… reprit le brigadier, en se caressant les joues et le menton comme s’il se rasait. Ca crissait, c’était irritant. – Toutefois, ce n’est pas à vous que je vais apprendre que les hommes ne savent être ni entièrement bons, ni entièrement mauvais (Mais où a-t-il été pêché cela ?). L’ennui, c’est que l’une de mes filles assistait à la fête, et que ça ne lui a pas fait bonne impression… Ni à moi non plus… (Lourd silence pesant. Autant dire l’annonce d’une ellipse), d’autant que le téléphone sonna… Oui, oui, je vous écoute, répétait le brigadier… Et de laisser courir la plume pour prendre quelques notes qu’on aurait bien aimé lire par-dessus son épaule… Mais de l’autre côté du bureau, c’était pas bien commode.
Résultat des courses : La victime se prénommait Sibylle, et souffrait d’un traumatisme crânien, mais il semblait que ses jours n’étaient plus en danger. Ce n’était pas son nez qui saignait mais une oreille. On l’interrogerait au sortir du coma. Elle était en Terminale Techno (Ouf, notre humaniste n’avait que des séries littéraires). Manifestement quelqu’un l’aurait frappée avec un instrument contondant. (Re-Ouf, aucun marteau ni clé à molettes dans le coffre). La question se posait donc de savoir qui et pourquoi (Merde, le démonte-pneu !). Et l’homme à la moustache de regarder celui qui se définissait comme un éternel sceptique droit dans les yeux, lequel en fut troublé. – Mais je n’en sais rien, moi, je ne la connais pas cette… Sibylle… et d’ailleurs je vous fais remarquer que c’est moi qui… – Vous ne la connaissez pas, interrompit l’autre sceptique sans perdre son calme, en êtes-vous bien sûr ? (rapide tour d’horizon mental, quand on effeuille des images comme dans un recueil d’essais, de Montaigne ou autre)…. Eh bien je vais vous rafraîchir la mémoire (ben, celle-là, alors, P.. de Lallèche…). Vous n’avez pas de chance. A nous, et plus particulièrement à moi, son nom nous était connu avant même qu’elle n’ait été sauvagement agressée. Et vous savez comment ? (Non, je tire ma sagesse de l’expérience de moi, pas de celle des autres, du moins de certains autres, sauf quand ils me ressemblent). Parce qu’elle était présente au fameux anniversaire, lequel, soit dit en passant, a failli vous valoir entre parenthèses (…) une plainte des parents (Oui mais, le parent aisé en chef, ce ne serait pas lui par hasard ?). Si le ciel ne vous est jamais tombé sur la tête imaginez celle du jeune étourdi qui, il n’y avait que quelques jours encore, invitait ses auditeurs à la recherche d’un bonheur conforme à notre nature. – Et ce n’est pas tout (St Michel, priez pour moi !). – Vous auriez eu une altercation avec la victime quelques temps plus tard, dans un escalier du lycée. De Nosvestes perdit alors tout sens de la mesure et de la sagesse : Il s’étrangla, de confusion, selon son interlocuteur, de fureur selon lui-même (se souvint-il plus tard, c’est-à-dire en ce moment même). – D’une voix étranglée, donc, il suffoqua : je pourrais avoir un verre d’eau ? Bien sûr, on a même de l’eau de vie, si vous préférez…, ironisa le gendarme qui en avait vu d’autres. Toute la philosophie du monde, à quoi pouvait-elle lui servir si l’autre en face voulait justement se la payer toute à la fois, en une seule prise. Le mieux était de se fourrer dans la tête qu’il allait falloir coopérer pour se le mettre en la poche, mais comment procéder ? Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Ainsi notre conducteur de la plus petite voiture du monde, comme seule la douce Italie a su les préserver, bénéficia-t-il de quelques secondes pour reprendre ses esprits…
L’explication était pourtant simple… Quoiqu’aucune explication ne soit simple devant un loup sachant que l’homme en face est nécessairement de la même espèce. On a lu son Hobbes. Bref, mû par un mouvement vital, l’émule du théoricien d’un premier contrat social tenta de riposter : Voilà les faits. Ca s’est passé dans un escalier de secours, non éclairé, interdit aux élèves. Ignorant l’interdiction, ils s’y retrouvent pour des raisons non avouables que l’on pouvait aisément imaginer. Il y était monté, à tout hasard, et il avait en effet engueulé une fille mais dans l’obscurité et du fait de sa myopie (vous a-t-on dit qu’il portait des lentilles ?) ne pouvait se souvenir de la couleur de ses cheveux, a fortiori de ses yeux. Sa corpulence peut-être. En tout cas elle embrassait à pleine bouche, et ce n’était pas un jeu cette fois (ou alors elle avait parié qu’elle embrasserait un garçon, à la barbe du premier adulte passant). Ses parents l’envoyaient-ils au lycée pour rouler des pelles à ses camarades (le jeune à côté, piteux, et ostensiblement silencieux, seul le bout de ses pieds l’intéressait) ? Que diraient-ils s’ils l’apprenaient ? La fille ne s’était pas démontée et avait surenchéri, en poussant des cris hystériques, que ce n’était surtout pas à lui de donner des leçons quand on savait ce que l’on savait… Et sommée de s’expliquer à ce propos, elle avait sorti cette histoire, effectivement, de faux baiser d’anniversaire. Le ton était donc monté. Ca s’était terminé par un Je vous emmerde retentissant d’un côté, un On se retrouvera de l’autre, un Vous entendrez parler de moi à la fin. Mais de là à la trucider… – M’ouais, je veux bien… Admettons… Moi, je ne demande qu’à vous croire, reprit l’homme de la loi, mais avouez qu’il y a d’étranges coïncidences. Si ce n’est pas vous, car je veux bien admettre que vos explications sont plausibles, je repose ma question : qui et pourquoi ? (Heu, puis-je me permettre de vous faire remarquer que ce serait plutôt à vous de nous l’apprendre !). En attendant je préfèrerais que vous ne vous éloigniez pas trop de ces lieux, car je puis avoir besoin de précisions utiles. Et tiens, j’ai une meilleure idée, je vais vous garder ici pour la nuit. Votre orgueil sera sauf et surtout vous ne serez pas tenaillé par la crainte de mourir. Ca vous évitera les coups de fil des collègues, voire de ces fouille-merde de journalistes. Vous pensez bien qu’ils sont sur les charbons ardents. L’affaire Strossekan ne passionne plus personne. Et nous n’avons pas eu de faits divers bien croustillants à Lunasse depuis qu’un jeune israélite a failli se faire lyncher pour avoir insulté une femme voilée et que nous avons sauvé ce jeune, comment s’appelait-il déjà, hé Dugland comment il s’appelait l’homme à la kipa, ah oui, Lévy c’est vrai, merci, eh bien nous avons, car c’était notre devoir, et sans aucun parti-pris, pu sauver le jeune Levi à temps…(« J’hallucine ou il se fout de moi, mais il me cite mon bouquin préféré ! P… les gendarmes ils en savent des choses aujourd’hui. Ou alors il a lu mes cours…»). Après tout ça fait une bonne expérience. Un de ces épisodes de la vie dont on se souvient avec nostalgie par la suite.
III) NE DECHAÎNEZ PAS UNE PRESSE QUI MORD
Dans la salle des profs, les langues se déliaient et les commentaires allaient bon train. – Notre collègue est manifestement victime d’une volonté du pouvoir en place de discréditer le corps enseignant, et je propose un débrayage d’une heure pour lui exprimer tout notre soutien. J’en profite pour rappeler aux collègues qui auraient oublié de payer leur cotisation qu’ils doivent le faire impérativement avant les vacances s‘ils veulent bénéficier des déductions fiscales. – Je ne suis pas d’accord, protesta l’unique représentant d’un autre syndicat à sa manière plus à droite. Et je voudrais m’insurger contre ce genre de récupération. Il faut laisser la police faire son devoir et la justice suivre son cours. Pour ce qui me concerne, je ne débraye pas… – De quoi s’agit-il en fait, souffla l’ami Labrunne, toujours dans la lune, à une jeune collègue d’anglais qui, pour ne dire mot, n’en pensait pas moins qu’il se passe tous les jours quelque chose de rotten in the state of Lunasse. – Comment, tu n’es pas au courant ? Mais c’est ton ami le prof de philo qui s’est fait embarquer par les flics après avoir assommé une fille de Terminale. – Oh, mon ami, riposta Labrunne, c’est vite dit… Bonjour, bonsoir, sans plus. Je me gare ici, tu te gares là et puis c’est tout. Et comme tous les regards se tournaient vers lui : Je disais que je suis étonné de ce que j’apprends, je le connaissais très peu, mais il me plaisait de discuter avec lui du doute méthodique sans plus. Tout le monde sait que je voue une véritable passion à Descartes. A part ça, chacun chez soi. – Et tu n’as rien remarqué d’anormal, intervint une mauvaise langue ? – Mais non je vous assure, on a pris quelques bières et sandwiches ensemble au déjeuner. C’est vrai qu’il aimait la bière, mais je ne l’ai jamais entendu faire des allusions scabreuses sur les élèves… – Je m’élève sur la tournure que prend cette discussion, reprit alors le délégué d’un syndicat que l’on disait gauchiste. Ce collègue est très jeune. C’est son premier poste et tout être a droit sinon à l’erreur du moins à la présomption d’innocence. D’autant que je connais bien cette fille. Elle est bizarre, limite parano, et après tous les pavés ont bien été inventés pour… – Attends tu ne veux pas dire que tu le crois coupable ?, ajouta une jeune prof que personne ne connaissait… comme chaque année quand les nouveaux ne se présentent pas – La question n’est pas là, mes chers collègues, mais de savoir si oui ou non, nous laissons les agents du pouvoir jeter l’opprobre sur notre corporation, déjà la proie de continuelles suppressions de poste… Je rappelle que les cotisations doivent être déposées dans mon casier avant lundi. – Je ne vois pas le rapport, rétorqua son homologue d’extrême droite : si le jeune collègue a dérapé, qu’il assume… – Facho ! -Irresponsable ! – Macho ! – Hystérique ! Les noms d’oiseaux volèrent. Les chaussures fusèrent. Les collègues décollèrent… Il n’y a pas que la raison qui soit la chose du monde la mieux partagée… On en vient même aux mains… Ce fut alors que le proviseur entra…
– Mes chers collègues un peu de tenue…déclara-t-il de sa voix peu assurée, c’était l’ancien pas le nouveau, qui dénotait un manque évident d’autorité, ou un je-m’en-foutisme radical, lui qui partait à la retraite dès les vacances d’hiver imminentes. Mais il était accompagné. C’était ça le hic. Un type d’une quarantaine d’année, avec un regard éteint, et en même temps un air si chafouin qu’il ne pouvait s’agir que d’un représentant de la presse écrite. – J’aurais quelques questions à vous poser, avec l’aimable autorisation de votre proviseur, ajout-t-il. Incontinent, la salle se vida. Mais une technicienne de la propreté entra, pour nettoyer les WC, pas toujours laissés très propres par les intéressés, notamment du côté des messieurs, pas forcément jeunes, pas forcément étourdis. C’était une dame de couleur qui parlait un français hésitant quoiqu’irréprochable. Elle voulut bien répondre, sans doute parce que la presse écrite, pour elle, ça signifiait voir son nom dans les journaux, et peut-être faire un clin d’œil collectif aux cousins d’outemer. Son pari de cœur en quelque sorte, sans se poser la question de savoir si le moi est oui ou non haïssable. Au demeurant, son fils s’appelait Pascal. Bon, là, c’était pour une gazette locale mais on ne savait jamais, et de toute façon on fit d’elle une photo très fine, avec seau, serpillière et pelle à… allez donc savoir à quoi, comme aurait dit Céline. Le missié en question, il était très gentil. Il abondait dans son sens quand elle faisait remarquer que ce n’était pas bien que ses élèves collent du chewing-gum sous les tables. Il ne la contredisait pas quand elle lui rappelait que les tableaux noirs ce n’était pas fait pour y laisser des cochonneries griffonnées à la hâte par un petit malin derrière son dos pendant qu’il finissait de remplir sa feuille d‘absences (Voyons, Galabrielle, elle était là ou pas, si elle n’était pas là, je m’en serais aperçu…). Et il compatissait au travail que cela allait lui demander de nettoyer les taches d’encre et parfois même d’humeurs innommables sur son bureau de frop, c’est comme ça qu’il appelait les profs. Non, elle n’avait rien remarqué de choquant dans son attitude. Ah, si, la première fois qu’elle l’avait vu, elle l’avait pris pour un élève tellement il faisait jeune. Il l’avait rassurée en évoquant la faiblesse de l’homme et le caractère misérable de sa condition, pensez… Il parlait bien, sans doute avec trop de finesse pour elle. D’autant qu’il hurlait plus fort que les autres, les élèves elle voulait dire, mais c’était sans doute pour se faire entendre, le pauvre, un vendredi soir, à 17 h… Ils avaient même failli en arriver aux mains ce jour-là, deux grands costauds et lui. Sinon il était charmant, tout à fait à son goût (ceci dit tout naturellement, avec la mine réjouie d’une gourmande repue). Le lendemain, à la une du canard : Mais à qui confions-nous nos enfants ? La parution de cet article fit beaucoup jaser à Lunasse. Radio France Bleue s’en fit le relais. Et ce fut la télé locale qui débarqua. Et pour finir toutes les chaînes de moins en moins hertziennes mais toujours aussi regardées, comme quoi les gens sont masos. Alors là, ce fut une autre paire de manches.
Au marché du samedi, les langues se déliaient et allaient bon train. Les matrones en faisaient leurs choux gras. – Je l’avais bien dit que ce prof était bien trop jeune pour enseigner à des bacheliers ! Vingt-trois ans, je vous demande un peu. Pour faire des économies, ils embauchent des gamins pas très normaux et voyez le résultat. – Surtout que celui-là il s’est fait embaucher pour débaucher nos filles. Heureusement qu’il n’enseignait pas en collège, ni encore moins chez les petits (la philo à l’école primaire, on peut en rêver, non ?). – Qu’est-ce que vous dites, ma bonne dame, le prof de philo enseignait chez les petits ? On met des dingues, car pour moi, ces gens qui réfléchissent trop, finissent par devenir fous, dans nos maternelles à présent. Et encore, il y a des pédophiles, vous savez ? On parle toujours des curés mais les enseignants sont en première ligne, sinon pourquoi deviendraient-ils enseignants ? Pour les vacances ? Oui mais qu’est-ce qu’ils font pendant les vacances. Ils vont à la mer ! Et pourquoi à la mer ? Pour reluquer nos chères têtes blondes, et d’ailleurs la victime était blonde. – Vous avez bien raison ma brave dame. Ces oiseaux-là, on devrait rétablir la peine de mort, rien que pour eux. Ils ne connaissent pas l’éthique, je vous le dis, moi. Ils n’ont aucune éthique… – Heu, excusez-moi mesdames, mais vous ne croyez pas que vous exagérez un peu, là. Après tout rien ne prouve encore la culpabilité de ce jeune homme… – Ma pauvre amie, vous êtes bien naïve. Je tiens d’une amie de la voisine de la femme du brigadier elle-même que ce n’est plus qu’une question d’heures… Il finira bien par avouer, allez. Il paraîtrait qu’il avait peur qu’on le dénonce. – Attendons, nous verrons bien, en attendant la prudence est de rigueur. La haine ne peut jamais être bonne. Mon maître d’école, M. Spinoza il s’appelait, l’a toujours proclamé haut et fort. – On voit bien que vous n’avez pas de fille, ou que si vous en avez eu une, vous avez oublié les dangers qu’elle encourait quand elle était mise entre les mains de ces malades… En tout cas, de mon côté, mon mari m’a dit, s’il me tombe entre les mains, je te lui tire deux balles dans la tête. En le regardant droit dans les yeux. Ca nous fera un salaud de moins… Elles sont à combien vos échalotes du terroir ?
Côté élèves, ça commençait à bouger. En gros, il y avait trois clans : celui des filles, qui trouvaient le jeune prof de philo tout nouveau tout beau, trop mignon et craquant, tout à fait leur genre avec ses longs cheveux blonds à la Cloclo, mais en loques (elles avaient de la culture, les filles !) et qui étaient prêtes à entamer une grève de la faim. Les garçons formaient le deuxième clan mais quelques filles qui n’appréciaient pas son manque d’autorité et ses idées libertaires les rejoignaient. Pourtant, les garçons eux-mêmes se divisaient en deux clans : ceux qui lui reprochaient son manque de poigne en cours, ceux qui lui en voulaient de plaire aux filles. Enfin l’élève Lallèche formait un troisième clan à lui tout seul : celui du « je vais voir ailleurs en attendant le peu crédible retour de celui-ci ». Côté culpabilité, évidemment, on trouvait des procureurs de cours de récré et des avocats de la fumette, un peu dans tous les clans. Certes, les ouï-dire allaient bon train et les supposées frasques du blond philosophe avaient depuis longtemps fait le tour du lycée. Mais si certaines trouvaient ça trop cool, et carrément sympa, d’autres adoptaient la physionomie maussade d’une déléguée de parent d’élève sur la brèche. Ce n’était sûrement pas de ce côté-là que le beau Serge pourrait compter. D’ailleurs, y comptait-il ? Un peu au fond de lui, car les jeunes enseignants se font beaucoup d’illusions sur la façon dont ils sont perçus par leurs élèves. Seul l’empirisme fournissait des instruments de mesure et le sien n’était pas très fourni. Mais pas tellement au fin fonds du fond de sa sagacité naturelle. Il les savait versatiles, capables de naviguer dans le sens du vent. En tout cas, dans sa cellule propre, il faut bien le dire, il rêvait à des soulèvements spontanés et populaires qui le restitueraient à sa noble fonction, l’instruction s’avérant à ses yeux, tout comme à ceux de Locke, la moindre partie de l’éducation. dont il n’aurait jamais dû déchoir. P… de parking !
Mais parmi tous ces jeunes gens, deux étaient dans leurs petits souliers. A les voir traîner comme des âmes en peine, on les eût pris pour les automates dont parle Leibnitz dans les trois-quarts de nos actions. Si on les interrogeait sur les événements du jour, ils ne prenaient pas la peine de répondre et prétextaient un besoin urgent, un souci périodique, bref, ils n’étaient pas causants… Ils s’en tiraient par un inaudible : Qu’est-ce que ça peut nous f… ? Du style peu tolérant. Ils le savaient bien, eux, que le jeune prof de philo, n’y était pas pour grand chose, et connaissaient très bien le nom de l’agresseur, ou plutôt de l’agressive (ils en avaient de la chance !). Je dis « ils » parce que, dans ce cas de figure, le masculin l’emporte sur le féminin. Et c’était d’ailleurs tout le cœur du problème… Un garçon, une fille… Il y en avait un de trop… Ou plus précisément une… Pas besoin d’être un expert en calcul infinitésimal pour comprendre que si ce n’est pas l’un, ça ne peut être que l’autre. Mais qui, comme disait l’autre ? Et pourquoi ?
IV) OU LES LANGUES SE DELIENT
Messieurs les gendarme et les policié, je vous écri pour vous apprendre que le frop que vous détené en détention n’est pas le vré tueur même en disant que c’est un prof de filou. Moi je sai qui sé et ce que je le sé je le sé. Je peux pa le dire car je ne sui pa une balanse mais c’est pas lui, j’en sui sûrécertain. Vou zavecas demandé à son parent, il est parfaitement au courrant. Signé : un homme de Lunasse. – Vous voyez, dit le brigadier. Les choses se décantent. Vous avez vos partisans. Bien sûr, nous avons envoyé une équipe chez le parent en question. Il semble qu’on ait quelques révélations à nous faire. J’avoue que je ne l’avais pas trouvé très clair la première fois, le beau-père à la fille. Manifestement, il n’a pas compris l’Esprit des lois. Mais on avait mis ça sur le compte de l’émotion. En tout cas, si ça ne vous dérange pas, on va vous garder encore un peu, histoire…, histoire de tromper l’ennemi. Vous savez ce qu’on dit. L’assassin revient toujours sur les lieux de son crime. Et celui qui a une chose à se reprocher finit toujours par commettre une erreur. – Et la petite ?, interrogea le philosophe ? – La petite, elle est grande… Elle a presque vingt ans… Elle va mieux, d’ici 48 h nous pourrons l’interroger. Reste à savoir si elle veut bien collaborer. Nous avons enquêté, vous savez ? C’est un cas difficile. Gros problèmes relationnels avec sa famille, vos collègues, les profs, bref les adultes en général, vous voulez un café ? – Ce n’est pas de refus, et même des croissants, parce que votre plateau repas hier au soir, ça m’a pas convaincu. Pour tout vous dire, je n’y ai pas touché… Vous avez une idée de l’auteur de la lettre anonyme ? – Et vous ? – A mon avis vous devriez aller voir du côté du collège… – Vous feriez un bon policier… C’est ce que je m’apprêtais à faire. Tenez. Vous avez la presse à votre disposition. Ca vous amusera, et si vous avez besoin de quelque chose… (Il est marrant lui… Et l’on ne se change jamais chez les gendarmes ? On se rase en dormant ? On doit impérativement puer du bec et des pieds ? Mais le mérite console de tout. C’est le baron de La Brède qui l’a dit).
– C’est pas moi, c’est pas moi, j’vous l’jure, criait le petit sixième au ventre rebondi. – Allons, il n’y a que toi dans l’établissement pour faire l’économie systématique des « s » en fin de mot. La dictée a été formelle à ce sujet. – C’est pas vrai. C’est faux. Votre « dicteuse » est une menteuse. – Écoute, on ne te veut pas de mal. On veut juste savoir ce que tu sais pour permettre à un innocent de sortir de prison. – J’sais pas de quoi vous parlez… J’suis pas une balance… – On ne te demande pas de balancer… Seulement de nous dire ce qui peut permettre au prof de philo de s’en sortir… Qu’est-ce que tu as vu ? – Vous le direz pas à mon père ? – Bien sûr que non ! – Ca veut dire quoi, que oui ou que non ? – Non, on ne lui dira rien. – Eh bien, avec un copain on devait échanger des cigarettes contre des trucs (Quels trucs : c’est pas la question on verra plus tard). Des trucs qui se fument et que l’on hume. Et la fille était là… – Quelle heure… ? – Oh, minuit, deux heures du mat… (Mais qu’est-ce qu’ils foutent les parents ? Laisser leurs gosses traîner la nuit jusqu’à des heures indues… D’accord, c’était dimanche, mais le dimanche est suivi du lundi, ce me semble…). Et l’on a vu la fille devant sa Nano. La beauté des choses existe dans l’esprit de celui qui contemple. Y’avait un gars et une autre fille. Ca gueulait mais ils nous ont aperçus, ont fait des gestes menaçants avec les poings, alors on s’est tirés. Et c’est tout ? – Oui mais ça avait l’air de barder. J’ai entendu plein de gros mots. – Un accent ? – Non, ils parlaient français comme vous et moi, enfin comme vous… Quel âge ? – Moi je dirais l’air jeune. Le gars portait un pantalon bouffant, comme les rappeurs, et un haut de survêtement à capuche. La fille, un blouson sombre mais là j’en suis pas sûr… Il faisait noir… Et après ? Ben, je sais pas si je peux dire. Toute connaissance dégénère en probabilité. Comme j’habite pas très loin, j’ai fait un détour le matin en allant au collège. La voiture était là. Et j’ai vu votre prof de filou, descendre de sa petite auto. Il avait l’air bien emmerdé. Moi, j’ai pas demandé mon reste car je voulais pas arriver en retard et me prendre encore une punition, au collège, et une à la maison… – Eh bien merci. Tu nous as bien aidés. Ne t’inquiète pas on dira rien. Par contre, si quelque chose te revient, dis-le à ton principal (Non pas au principal !) ou à ta CPE (Non, par pitié, pas la CPE) ou à un prof que tu aimes bien (D’accord, la prof de sport).
Au lycée, l’élève Lallèche s’apprêtait à effectuer un virage à cent quatre-vingts degrés. Renonçant à faire le tour des profs pour vanter leur talent respectif, il s’était mis en tête 1) de séduire une copine de classe, la déléguée, Elvine Lafouine 2) de s’intégrer dans un groupe de cadors 3) de résoudre à lui tout seul l’énigme de la jeune assommée. Aussi, faisait-il, mine de rien, mais l’oreille aux aguets, sa petite enquête. Il en avait conclu, comme les gendarmes avant lui, que les élèves de sa classe étaient hors du coup, car ils ne lui adressaient pas la parole, et d’ailleurs elle ne leur aurait pas répondu. C’était, comme on dit, une fille fière, elle avait débarqué l’année précédente, en milieu de trimestre, s’était mise seule dans son coin et on avait fini par l’oublier. Même les profs qui s’étaient dit : ça lui passera avant que ça ne me reprenne. On ne lui connaissait alors que deux camarades. On la voyait de temps en temps échanger quelques mots avec eux. Le garçon la connaissait. Il se disait qu’ils avaient habité la même ville avant. Qu’ils avaient été voisins. Et chacun sait, depuis Rousseau, que l’être est dénaturé par la vie en société qui devient source d’inégalité. Changement total d’attitude depuis la rentrée où le naturel chassé avait dû revenir au galop. Elle sortait avec certains groupes d’élèves, il y avait eu cet esclandre philosophique dans l’escalier et elle avait été renvoyée plusieurs fois de cours pour insolence. D’après les témoignages que Lallèche réussit à recueillir, des rumeurs, en écoutant aux portes ou en glissant habilement une question dans un groupe animé qui ne l’avait pas vu approcher. Il apprit cependant qu’on l’avait aperçue récemment, au CDI, qui parlait avec le fameux garçon d’une autre classe, dans la pénombre, du côté des rangées destinées à la poésie où personne n’allait jamais, vers un entresol souterrain. La documentaliste qui passait par là, très appréciée pour ses grandes qualités, parce que c’était l’heure de fermeture, avait fait à ce sujet une plaisanterie qui ne fut pas de leur goût car ils s’étaient séparés incontinent. Ne restait qu’à savoir qui était ce garçon et de ce point de vue Lallèche fit preuve d’un remarquable usage de ses dons de flagorneur. La propreté est l’image de la netteté de l’âme. Il approcha de la dame de qualité en question, lui fit des compliments auxquels elle n’était pas habituée, en vient en parler de poésie et du peu de lycéens qui fréquentaient le rayon pourtant bien fourni de cet art incomparable dont il était, lui l’élève Lallèche, friand. Il en vint même à lui avouer, ce qui était vrai, qu’il avait besoin de poèmes d’amour pour séduire une jeune fille, Elvine Lafouine, son alter ego, et qu’il serait curieux, ce qui était vrai aussi, de savoir si d’autres que lui n’avaient jamais eu la même idée… C’est ainsi qu’il sut le nom du prétendu prétendant. Pas con Lallèche. Pas transcendant mais pas con…
Trouver le prétendant, ce fut un jeu d’enfant pour l’élève Lallèche. Seulement, il fallait une fois encore user de ruse. Et la ruse s’use au fil des us et coutumes. Car enfin comment l’aborder ? Et que lui dire ? Il ne fallait pas éveiller les soupçons d’autant qu’il s’agissait tout de même du complice d’une criminelle potentielle. Voire d’un criminel lui-même. Et d’ailleurs Lallèche était connu comme le loup blanc. Plus critiqué que lui, tu meurs…. Les quolibets fusaient à son passage. C’était le moment ou jamais de faire intervenir sa copine Lafouine, là voilà son indiscrétion : 1) Ca lui donnerait une bonne occasion de se faire bien voir à ses yeux 2) D’intégrer son groupe de phénomènes convoité 3) D’avancer dans la résolution de son énigme et de se réhabiliter, aux yeux de tout le lycée, comme «celuiquelonprenaitpourunconetquiétaitloindelêtre». Lafouine, Elvine de son prénom, c’était un peu comme une Lallèche au féminin, selon les Kant dira-t-on. Elle ne pouvait voir un prof de près, de loin, ou en peinture, sans préparer son petit compliment, au demeurant toujours bien tourné (Vous allez bien Mme Michel ? Vous n’avez plus de chat dans votre jolie gorge ?). Elle ne faisait pas partie de ces élèves que les jeunes de son âge considèrent comme des canons, mais bon, Lallèche était vierge, mais alors totalement vierge, même de la langue itou, et, dans ce cas de figure, évidemment, on n’est pas trop regardant sur la marchandise. Et puis, on la voyait toujours démaquillée, et un peu de rouge ici un peu de noir par là, ça vous change une physionomie, même à la base chiffonnée. De toute façon, la connaissance que nous avons des objets dépend de la structure de notre esprit et l’art est moins la représentation d’une chose belle que la belle représentation d’une chose. Bref, après tout un tas de circonlocutions que l’on vous épargnera, et dont il avait le secret, Lallèche, en pleine révolution copernicienne, expliqua l’affaire à sa camarade. Mais la question restait la même. Comment s’y prendre avec un garçon qui, de son côté, devait sans doute être sur ses gardes et se montrer méfiant. Le plus simple était de lui laisser entendre que l’on en savait plus que l’on ne voulait bien le laisser accroire, tout en lui laissant accroire qu’il ne vous laissait pas tout à fait indifférent. Comme ça, il se méfierait, et essaierait de vous manœuvrer de son côté, sans vous heurter pour ne pas se mettre à dos quelqu’un qui lui voudrait du bien mais pourrait très bien vous vouloir du mal si vous lui disiez des horreurs. Un peu retors mais pas mal trouvé.
En fait, rien ne se passa comme prévu. Elvine Lafouine se fit jeter par le copain de Sibylle. Son idéalisme absolue, elle qui se piquait de lire La Phénoménologie de l’esprit dans le texte, lui avait fait se croire légèrement plus belle et plus maligne que la situation ne l’imposait. C’est qu’il les avait vus venir de loin. Il était bien peinard au CDI, à réviser ses fiches de philo (Hegel sans doute). Il s’appelait Patrick, comme Parrot, le perroquet anglais. Et voir deux zigotos, dont une fille, qui se faisaient du coude en se le désignant du menton, cela lui parut tout de suite suspect, ce qui était tout de même paradoxal. Il se leva, les toisa d’un air ironique de toute sa hauteur et sortit du CDI sans même leur demander ce qu’ils voulaient. Dès lors Lallèche fut convaincu que cet élève, Patrick Parrot, était le complice de la véritable coupable dont ne lui restait plus qu’à trouver le nom. Ce devait être un jeu d’enfant. Car résoudre un enquête pour Lafouine, ce n’était pas seulement rentrer dans le jeu de Lallèche c’était tout bonnement la réalisation de la Raison. Et c’est vrai qu’à y regarder de plus près, Lallèche avait un profil qui pouvait faire penser au Napoléon des débuts de l’Empire. En pire.
OU L’AFFAIRE SE DENOUE
L’idée était simple. Téléphoner à la mère à Sandie, la grande copine de Lafouine. C’était la concierge de la gendarmerie, en fait la femme de ménage, l’agent de service responsable de la propreté. Elle savait tout, entendait tout, voyait tout. Il suffisait de la faire parler, elle adorait ça. Mais sa fille en avait un peu honte. Aussi, ne lui disait-elle jamais rien et réservait-elle ses ragots pour quelque oreille complaisante… L’amadouer était un jeu d’enfant. On commençait donc par la féliciter pour la scolarité irréprochable de sa fille (j’en suis d’autant plus fière que je me suis arrêté au BEPC, qu’on disait à l’époque), son sujet de prédilection, et l’on n’avait dès lors aucun mal à la faire digresser vers les cas innombrables qui feraient mieux de l’imiter (d’imiter sa fille dans sa scolarité). Ensuite, de lui demander à qui elle pensait particulièrement. En règle générale elle répondait : je ne dirai rien mais je sais ce que je sais. Il n’est pas besoin d’aller bien loin, allez. Toute science a pour but la prévoyance. En l’occurrence, Lafouine la laissa mijoter, piaffer d’impatience d’en dire plus puis parla des élèves qui se croyaient protégés par leur relation haut-placés. Pan dans le mille ! Nul ne possède d’autre droit que de faire son devoir. La mère à Sandie répliqua : Haut placé, haut placé… pas forcément… J’en connais des pas si hauts placés que ça mais qui feraient mieux de balayer devant leur porte et de ne pas me laisser faire le boulot tout seul – Vous savez quelque chose, Madame Bertrand, assurément. Mais votre modestie vous prive de la gloire à laquelle vous aspirez et que vous méritez, quand on sait ce que vous savez. Vous êtes en quelque sorte la bouche en or de Lunasse et vous écouter est un privilège. La mère à Sandie devait rougir de plaisir à l’autre bout du sans fil. Elle finit par lâcher un indice. – Vous savez la drogue que l’on récupère, eh bien elle n’est pas perdue pour tout le monde, vous savez… Y’en a même qui ont su en profiter, allez ? – Madame Bertrand, vous vous rendez compte de ce que vous dites ? Ce sont des accusations graves que vous semblez porter… – Je n’accuse personne, je dis ce que je sais parce que je l’ai vu de mes yeux vu… – Madame Bertrand, vous nous mettez l’eau à la bouche… – Vous savez dans une gendarmerie quelquefois, y’a du remue-ménage, on se bouscule, on en arrive parfois même aux mains avec les malfrats et… – Et ? – Et des petits malins pourraient bien en tirer bénéfice… – Mais bénéfice de quoi, Madame Bertrand, vous savez maintenir le suspense, vous… – Ben, vous êtes bête ou quoi, pour piquer des sacs plastiques qu’on aurait laissé traîner, pardi ! Ils sont pas bien gros, vous savez, et un par ci-un par là, ça se voit pas des masses… Pigé !- Et le gagnant est ? – Peux pas vous dire, devinez ! Et de vous planter là sur un au-revoir j’en ai déjà que trop dit avant de raccrocher… Régler le présent d’après l’avenir déduit du passé, se dit Lafouine. Or qui, peut facilement entrer dans la gendarmerie autrement que pour y avoir été convoqué ? Certains n’allaient sûrement pas y trouver leur com(p)te…
And the winner is : quelqu’un de la famille du gendarme… Traduisez : la fille aînée du brigadier. C’est que c’est radin un brigadier… Merde alors ! Lallèche n’en revenait pas. C’est vrai que tout collait. Elle sortait avec le fameux Patrick Parrot, avait invité Sybille à son anniversaire, ce qui avait surpris tout le monde, et avait de bonnes raisons d’en vouloir à celle-ci, non non si Sibylle était l’ancienne copine à Patrick du temps d’avant. Ne restait qu’à s’assurer du mobile et qu’à prévenir, mais qui au juste ? Le brigadier ? Ca risquait de barder grave. Ses collègues, ils n’oseraient pas impliquer l’un des leur ? Un prof, mais lequel, Labrunne ? Déjà qu’il avait du mal à avancer droit avec ses problèmes d’arthrose aux genoux… Le poids d’un secret de plus pourrait lui être fatal, et en attendant c’est lui qui occupait la place convoitée, près de la médiathèque vous vous souvenez ? (Il faut suivre, b…..!) Et s’ils demandaient à voir le prof de philo lui-même ? C’est vrai ça, après tout, venir lui rendre une petite visite au goûter n’était pas interdit. On avait un super prétexte : des devoirs à lui rendre et qu’il avait tout le temps de corriger dans sa cellule. Après tout c’était l’année du bac, merde… On glisserait des infos dans le devoir, celui consacré à Schopenhauer par exemple, en insistant bien sur le monde comme volonté et représentation ou sur l’Art d’avoir toujours raison. S’il n’était pas trop con, il comprendrait. S’il était bien un homme condamné à souffrir du fait de sa condition, c’était bien lui, non ? Ainsi fut fait. Après avoir copié-collé sur le Net, les élèves sont très au fait de ce genre d’antisèche, une vingtaine de vraies disserts, Lallèche et Lafouine en avaient arrangé une de telle sorte que, vers le milieu de la seconde page, soient révélés les dessous de l’affaire : du vol de substances illicites, du deal, sans doute un chantage ou une dette non payée, un rendez-vous nocturne, un soupçon de jalousie, une grosse colère et une grosse pierre qui traînait par là (casier judiciaire à vérifier, renvoi probable du lycée précédent, demander au tuteur), assenée par surprise sur le crâne de la victime. L’inconscience ensuite, et l’irresponsabilité. Et un Parrot bien embêté. Plus lâche que complice. Voleur un jour, volera toujours. Tout ça entre deux allusions à l’immortalité comme pérennisation d’une erreur à l’infini ou de la vertu qui ne s’apprend pas plus que le génie. Et pour brouiller les pistes au nirvana bouddhiste en tant qu’expérience du néant. Même un gendarme s’y laisserait berner. Le plan était imparable. Si De Nosvestes de son côté, ne déconnait pas…
De Novestes déconna, se fit un peu tirer l’oreille tint à lire devant les Dugland présents un passage de la copie incriminée mais enfin il finit par comprendre à la réflexion, et tout se passa au mieux. On était bien entendu passés le jour où le brigadier n’était pas là (facile, on le rencontrait tous les mercredis dans l’après-midi au supermarché avec sa femme), on avait apporté des gâteaux pour tout le monde et même du coca zéro, on l’avait jouée fine et serrée comme quoi, à Lunasse, où même la lune se lasse, (heu, non dont nul ne se lasse !), tout le monde se connaissait et que même un condamné à mort avait droit à une dernière cigarette pourvu que celle-ci soit autorisée par la loi. Et puis les deux gendarmes en faction n’étaient pas des imbéciles, ils le disaient d’ailleurs eux-mêmes, ils ne tenaient pas à avoir des ennuis avec leurs congénère, on ne savait jamais comment ça pourrait finir. Devant l’infinité des possibles, l’individu fait l’expérience de l’angoisse. Et les gendarmes ne voulaient pas de ce style de malaise dont la cause n’est pas toujours identifiable car l’angoisse est le vertige de la liberté. Kierkegaard n’aurait pas mieux dit. Et puis quoi, le brigadier était un brave type, qui avait l’air d’avoir le prof de philo à la bonne, il avait laissé entendre que celui-ci était innocent, la presse aussi, les deux Terminales avaient un air si niais qu’on ne pouvait pas soupçonner quoi que ce soit de leur part, des cookies bien concoctés ne pouvaient faire de mal à personne et enfin Lafouine était une ancienne copine de collège à la fille au brigadier, même si c’était vrai que l’on ne la voyait plus depuis pas mal de temps. Quoi qu’il en soit, la résistance est le péché de l’intelligence. En tout cas, les copies avaient été bien remises, les gâteaux aussi, ça avait été l’affaire de trois minutes tout au plus et encore parce que De Nosvestes avait voulu faire le mariole comme Don Juan en son stade esthétique, éparpillant son existence dans l’instant. Mais qui fut surpris, le soi vers 18 h, quand il vint voir si tout allait bien et quand son «hôte » plutôt que prisonnier, demanda à être entendu ? Vous avez deviné ? Bravo. Le brigadier en personne, et qui ne méritait pas, peuchère, le sort que le destin lui réservait. Si l’on peut dire. Ah, la famille ! Il y a deux façons de se tromper : l’une est de croire ce qui n’est pas (que De Nosvestes ait pu être coupable !), l’autre de refuser de croire ce qui est… Sacré dilemme pour notre brigadier. Mais c’était un bon brigadier, plus brigadier que père. Et plus chrétien que brigadier. La foi est une expérience de grande solitude certes, car la morale et la foi ne se superposent pas. Notre brigadier préféra donc sacrifier sa fille, après tout il n’y avait pas mort d’homme, que de la tuer de ses propres mains. Encore fallait-il l’arrêter. Au fait où était-elle ? Il la voyait si peu, depuis qu’elle vivait avec un copain, après tout elle était majeure…
La fille aînée du brigadier, appelons-la Léa, ça court les rues les Léa, rien que dans la classe au prof de philo il y en avait au moins cinq, l’oiseau rare s’était envolé si l’on peut dire puisqu’elle avait pris le train. Nice, dans un premier temps puis carrément l’Italie. On y fait toujours, à Florence comme à Rome, les connaissances qu’il faut, le temps de galérer un peu puis de s’amender, d’y retrouver le type de type de sa vie, on en trouve toujours en Italie, et de se faire oublier. Que l’on ne s’inquiète pas pour elle, elle fut très heureuse, si tant est que l’on puisse l’être, plus heureuse en tout cas qu’elle ne l’eût été à Lunasse. A Lunasse où certes son père se morfondit quelque mois mais il recevait de temps en temps des mails rassurants et, de toute façon, il devait partir à la retraite. Son complice, Patrick Parrot, pas si perroquet que ça, au contraire, lui s’en tira avec six mois avec sursis, d’autant qu’il fut disculpé par Sibylle, et aussi par son père. Ils furent quelques temps très proches mais quittèrent Lunasse à jamais. Le plus heureux dans l’histoire ce fut Lallèche, qui gagna en maturité, plus deux points à son devoir suivant, perdit sa virginité et fut le héros, avec sa copine Lafouine, du lycée de Lunasse et des media. On loua son ingéniosité, sa grandeur d’âme et l’intelligence de ses choix. En tout cas les pro et les anti-De Nosvestes se réconcilièrent et l’on peut raisonnablement dire qu’il mit ainsi fin, avec l’aide de Lafouine, à la lutte des classes de Terminales. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité. Il fera de brillantes études et finira maître de conf en fac de lettres, avec un F. Lafouine demeura quelque temps sa concubine de cœur puis se lassa de ses vantardises continuelles. Dans la famille, l’homme est le bourgeois, la femme joue le rôle du prolétariat, disait Marx. Bref elle se révolta, et vous le planta là. Mais ce ci est une autre histoire. Il paraît qu’elle écrit, sous pseudonyme, des romans policiers.
Quant à De Novestes, il fut fêté, jusqu’à la fin de l’année comme il se doit. Car ensuite il demanda sa mutation, que d’ailleurs on lui imposait. Il paraît que le cas était patent, ou comme on dit, de force majeure. Mais ce fut comme le début pour lui de l’ère du soupçon. Il s’inscrivit toutefois au syndicat et finit par payer sa cotisation. Car il était foncièrement honnête, les valeurs morales étant le produit du ressentiment éprouvé par ceux qui sont incapables de créer, de conquérir et de dominer. La collègue qui l’accueillit, une blonde bouclée, sa remplaçante en fait, sur le parking toujours aussi étroit du lycée en restauration, c’était précisément une philosophe, en pétard contre l’auteur d’un polar qu’elle venait de lire… Tu te rends compte, lui disait-elle, toi qui viens de vivre une vraie nouvelle policière, le bouquin que je lis est bourré de références philosophiques. Comme si c’était pour ça que je lisais ce style de livre… Notre prof de philo, un peu moins nouveau mais toujours aussi beau, il ressemblait à Cloclo, pensa : Nietzsche n’aurait pas mieux dit… Le lycée de Lunasse fut rebaptisé Lunargues, sous la pression des parents d’élèves des villages alentour, on dit que c’est à la suite de la publication de cette nouvelle, mais je n’en crois rien et d’ailleurs je n’ai jamais rien compris à la philo.
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