Corneille 2
ACTE 2 APPARITION DU MATAMORE SCENE 2
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Dans le Prologue Acte 1, il était beaucoup question de Pridamant cherchant son fils Clindor et comptant sur le mage Alcandre pour le retrouver. Ce dernier, qui se trouve en Touraine, le lui montre sous forme de fantôme. Apparaît alors Clindor mais aussi un être étrange, son maître, le matamore. Les deux se trouvent à Bordeaux. On a donc un procédé de théâtre dans le théâtre (mise en abyme). Les deux dialogues sur la valeur et les vertus du matamore.
Quel rôle joue cette scène dans la pièce ?
Plan
I) Intérêt cerné sur un personnage extravagant :
– Un supposé héros, selon ses dires, digne des plus belles épopées.
– Un héros : le matamore énumère ses exploits avec un vocabulaire destructeur, notamment de verbes au pst d’habitude : « Je dépeuple, je couche, je réduis… », v.24-26-27. Plus loin, v.115, « J’ai détruit les pays pour punir leurs monarques » avec un rythme régulier. Et surtout l’énumération de verbes au pst des 35-36 en enjambement : « cette effroyable mine/Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine ». Le vocabulaire dominant est celui de la guerre (v.39) et sa tirade commence d’ailleurs par une allusion à « mon armée », mot qui déclenche sa colère, repris au v. 28, et sa tirade, car un héros, selon lui, agit toujours seul ; d’où l’interrogative rhétorique du v. 18: « Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ? » ou « Et tu m’oses parler cependant d’une armée ? » (Métonymie sur « bras » et rythme 3333). D’ailleurs, il se compare à Mars, dieu de la guerre, v 29 à l’occasion d’une menace : « Tu n’auras plus l’honneur de voir un second Mars », avec antonomase. Bref, il se prend pour un héros épique capable de rivaliser avec des hommes (« Mon courage invaincu contre les empereurs » ») mais aussi avec les dieux les dieux : « J’envoyais le destin dire à son Jupiter ». Bref, il y a les apparences dans ce qu’il dit mais il est impossible de le croire. Il se vante et dans vanité il y a « vain ».
– Mais ce héros est en quelque sorte divisé, bicéphale, contrasté : A la fois adoré des femmes et craint des plus grands. Il ne cesse d’opposer ces deux états : ce que marque bien l’antithèse en parallèle : « Quand je veux, j’épouvante, et quand je veux, je charme » ou « Je remplis tour à tour/Les hommes de terreur, et les femmes d’amour. » (avec un enjambement). Au vocabulaire de la guerre succède en effet le vocabulaire galant, à la faveur d’un connecteur d’opposition « toutefois » v.31. Il évoque « sa maîtresse » (au sens de celle qu’il aime) dont il parle elliptiquement au v. 72 : « garde-toi bien d’en prendre,/Sinon de… Tu m’entends ? Que dit-elle de moi ? ». Et, en fin de tirade, il précise, de manière valorisante : du « bel œil » cad du regard d’une personne, par métonymie. Donc cet être si féroce est amoureux ce que prouve son allusion à Eros ou Cupidon dans la périphrase : « Et ce petit archer qui dompte tous les dieux/Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux » avec enjambement. Donc ce valeureux guerrier est également un cœur tendre. La tirade se termine alors sur un groupe ternaire de noms, assez flatteur pour lui : « je ne suis plus qu’amour, que grâce, que beauté », v. 38.
– De surcroît, d’une susceptibilité chatouilleuse : Déjà, face à Clindor, qu’il traite de « poltron », de « traitre » et plus loin de « veillaque », parce qu’celui-ci lui a suggéré de recourir à une armée. Mais sa susceptibilité implique aussi ceux qui s’opposeraient à lui, tel le roi des dieux, v.65 : « Qu’autrement ma colère irait dedans les cieux ». Ou simplement les souverains orgueilleux : v. 113-114 : « Partout où j’ai trouvé des rois un peu trop vains/J’ai détruit les pays pour punir leurs monarques » (rythme 3333). Enfin, ayant ouï dire que la Perse se plaignait de lui, il songe à la punir mais cède aux présents (cadeaux) des « ambassadeurs » v.102. Bref un rien le met en fureur et la colère est source de comique. En revanche, il prétend être d’une mansuétude souveraine avec ceux qui admettent sa supériorité : « Tous ceux qui font hommage à mes perfections/Conservent leurs États par leurs submissions ». Comme on le voit le personnage est toujours dans l’outrance voire l’extravagance. L’intention est manifestement caricaturale et donc vise à susciter le rire.
B) Mais c’est surtout un personnage comique
– De caractère : c’est le mythomane, le hâbleur, assez vaniteux. Sa démesure même le rend ridicule (v. 26-27 : « Je couche d’un revers mille ennemis à bas/D’un souffle je réduis leurs projets en fumée » avec un Pst d’habitude). Cela le fait sombrer dans le burlesque, qui confine à la parodie : En témoigne la tirade où il réinvente la mythologie à propos de la disparition de « l’Aurore » (v.84-85), et où il prétend qu’elle était « au milieu de (sa) chambre/à (lui) offrir ses beautés ». Il est donc aussi vantard en amour mais ne semble jamais céder (« Mon cœur fut insensible à ses plus puissants charmes »). Le matamore se croit ainsi égal aux dieux. Il est tellement présomptueux qu’il minimise ses forces (« la moitié de ses moindres fureurs »). De plus, c’est un obsédé de la destruction : il en devient monomaniaque ainsi que le prouvent ses premiers mots dans la scène v.12-13 : « Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre/Du grand Sophi de Perse, ou bien du grand Mogor ». Le dilemme est d’autant plus comique qu’il est purement imaginaire. Mais aussi du désir de plaire aux femmes : v.50 et les vers précédents ou suivants : « Mille mouraient par jour à force de m’aimer » (avec hyperbole). En fait, dans cette propension à plaire à toutes se lit sans doute le désespoir de n’avoir jamais été aimé d’une seule. On est dans le pur fantasme.
– C’est donc un être de mots, intarissable qui multiplie les tirades et dont l’imagination paraît inépuisable et inouïe. L’excès même de ses prétentions fait que tout ce qu’il dit paraît invraisemblable : « Le seul bruit de mon nom renverse les murailles, /défait les escadrons, et gagne les batailles» (rythme ternaire. Donc le matamore n’a pas besoin d’agir pour gagner !). Il suffit de citer la liste des noms propres qu’il utilise pour réaliser que sa prétendue puissance s’exerce sur toute la terre : « Celle d’Ethiopie et celle du Japon » v.33, « J’en fus mal quelque temps avec le Grand Seigneur » (de Turquie v. 37), « J’étais engagé dans la Transylvanie » v.100, v.111 «En Europe », où tous les rois se sont soumis, « chez les Africains » v.113 à cause de qui il a suscité les « vastes déserts… ces grands sables… effets de sa juste fureur » v116-.118).… Mais sa puissance s’exerce aussi dans les Cieux : v. 23 « D’un seul commandement que je fais aux trois Parques », v. 62 : J’envoyai le Destin dire à son Jupiter », à qui il vole son « foudre » v.25 (tandis que les « Destins sont (ses) soldats ») pour le donner à Mars (v.67). De plus, v.78, il dit : « Les déesses aussi se rangeaient sous mes lois » et surtout, v.84-86 : à propos de l’« Aurore… On la cherchait partout, au lit du vieux Tithon/Dans le bois de Céphale, au palais de Memnon… ». Tout ce délire verbal suscite un effet comique. Le plus drôle, c’est quand il explique comment il est devenu un être double, grâce à sa menace à Jupiter : « Et depuis, je suis beau quand je veux seulement ». C’est d’autant plus amusant qu’implicitement il a l’air de dire que ce sont les femmes qui l’empêchaient de « conquérir la terre ». Et donc que guerre et amour sont incompatibles.
– Comique de situation : Ce qui le rend comique aussi, c’est, bien sûr, sa lâcheté : il parle mais n’agit pas : « Je vais t’assassiner d’un seul de mes regards » affirme-t-il au v. 30 mais il change soudain de sujet et n’en fait évidemment rien. Le comble est atteint en fin de scène quand l’un de ses rivaux accompagne sa maîtresse. Après avoir fulminé : « Ce diable de rival l’accompagne sans cesse » au v.120, il renonce à l’affronter, craignant une « querelle », v.124, en usant d’un argument particulièrement subtil, v. 126 : « Lorsque j’ai ma beauté, je n’ai point de valeur », sachant que s’il redevenait terrible il mettrait en danger sa maîtresse : « Je tuerais ma maîtresse avec mon ennemi » (v. 130, au conditionnel). Le matamore a toujours le dernier mot et trouve toujours une bonne excuse pour ne point passer du dire au faire. Ce en quoi il se ridiculise. Il est donc pris en flagrant délit de mauvaise foi, ce dont s’amuse Clindor. Le matamore est un couard qui se prend pour un héros et prend ses désirs de gloire pour la réalité. Il surcompense.
II) Mais on découvre aussi, le protagoniste, Clindor, et un peu aussi la situation :
A) Manifestement il entre dans le jeu du matamore et ne cesse de feindre :
– C’est lui, qui dès le début, le lance sur son thème favori : Dès sa première réplique, il feint de croire que le matamore est préoccupé (« encore en peine » v.8) en pensant à ses exploits (« les beaux faits », du v.8) et, s’il évoque les « guerriers » (v.9, interrogatif) à abattre ou les « lauriers » (v. 10 interrogatif) à conquérir, c’est sûrement parce qu’il sait que c’est le sujet favori du matamore. On remarquera l’ambiguïté du verbe « vous rêvez » (imaginer ou réfléchir ?).
– Il feint systématiquement de le croire : quand le matamore expose son dilemme, objet de ses réflexions, Clindor feint de prendre ses victimes éventuelles en pitié (injonctive : « laissez-les vivre encor » v.34). De même, il surenchérit quand le matamore évoque le Grand Seigneur de Turquie : « Son mécontentement n’allait qu’à son honneur » v.58. Il ne remet pas en question sa prétendue aventure avec la déesse de l’Aurore : « Où pouvait être alors la reine des clartés ? » (périphrase). Un peu plus loin : « Cet étrange accident me revient en mémoire ». En fait, il feint de se souvenir d’un récit que le matamore vient d’improviser. Donc il ne cherche en aucune manière à le contrarier et abonde dans son sens.
– Il le flatte fréquemment : Voir le champ lexical laudatif : âme hautaine, renommée, beau, votre honneur, grand courage, votre prudence est rare… Il confirme même ses prétendues métamorphoses et feint de s’en extasier : « Oh dieux ! en un moment que tout vous est possible !/Je vous vois aussi beau que vous étiez terrible », interjection + exclamative + comparatif d’égalité. Chacun sait que c’est impossible. On peut donc s’interroger sur la sincérité de Clindor. Certes, il peut aimer son maître, ou entrer dans son jeu pour espérer le guérir mais la solution la plus logique est qu’il se sert de lui, on ignore, et Pridamant avec nous, encore pour quelle raison (en fait il se sert de lui pour se faire aimer d’Isabelle).
B) On a fortement l’impression qu’il le manipule et joue un double jeu devant lui
– Lui fait croire qu’il est aimé : Déjà il flatte sa beauté irrésistible (« Et ne crois point d’objet si ferme en sa rigueur,/Qu’il puisse constamment vous refuser son cœur. »). Mais c’est surtout à propos de sa maîtresse qu’on peut mettre en doute son compte-rendu des supposés propos tenus par celle-ci (à moins d’imaginer qu’elle est aussi extravagante que lui). En effet, elle penserait : « Que vous êtes des cœurs et le charme et l’effroi » et surtout que « Son sort est plus heureux que celui des déesses. » (comparatif hyperbolique). Vu l’extravagance du personnage, on peut toujours douter de ces sentiments-là.
– Il en rajoute et invente d’autres situations : A la suite de l’anecdote sur l’Aurore, Clindor n’hésite pas à inventer et à s’inventer des voyages improbables, cad qu’il se met à son niveau de discours épique, avec un remarquable sens de l’à-propos et de l’improvisation : « J’étais alors en Mexique où j’en appris l’histoire ;/Et j’entendis conter que la Perse en courroux… murmurait contre vous. ». On peut donc dire que Clindor a l’art de s’adapter à une situation précise, qu’il est donc intelligent et qu’il doit avoir de bonnes raisons pour agir de la sorte (on apprendra qu’il est aimé d’Isabelle que convoite le matamore).
– Il le ramène quand il le faut à la réalité, non sans ironie : Vers la fin du texte, il annonce l’arrivée d’Isabelle (« voici votre maîtresse », v.120). Mais ces remarques insistantes sur l’affrontement avec son rival prouvent qu’il n’est pas dupe de la fuite du matamore dont il feint de s’étonner : « Où vous retirez-vous ? ». Il reprend les arguments du capitaine et ses forfanteries pour justifier une confrontation sachant que celui-ci a évidemment peur des querelles et duels : L’amant d’Isabelle (Adraste), s’il provoquait le capitaine, « Ce serait bien courir lui-même à son malheur », euphémisme pour sa mort. Il rappelle la double condition de son maître, guerrier et amoureux : « Cessez d’être charmant, et faites vous terrible ». Enfin, sa dernière phrase peut-être entendue à double sens : « Comme votre valeur, votre prudence est rare », ce qui revient à dire qu’il n’a pas de courage. On sent que Clindor s’amuse aux dépens de son maître. Est-ce seulement pour de l’argent ?
III) Intérêt du passage
A) La fameuse illusion :
– Matamore se prend pour un héros dont il endosse verbalement le rôle, et il y croit : il a besoin d’un public, d’être cru : « Contemple mon ami, contemple ce visage ;/Tu vois un abrégé de toutes les vertus » (double injonction). Il a besoin d’être, non seulement cru mais, admiré. En effet, il ne fanfaronne que devant les autres : tout seul il reconnaît qu’il a peur (acte 3, scène7). Clindor est pour lui le public idéal. Et qui dit public dit spectacle. Il l’entretient dans l’illusion et donc lui permet de s’illusionner lui-même sur sa véritable nature.
Il vit dans un monde d’illusions.
– Clindor l’abuse en entrant dans son jeu : Or Clindor n’est pas sincère avec lui. Il lui dit ce qu’il veut bien entendre. Donc il est hypocrite, ce qui signifie acteur en grec. Lui aussi joue un rôle. Celui du bon serviteur qui sert bien son maître. Par ex, il ne cesse de le flatter : « Que la clémence est belle en un si grand courage ! », v.103. Il l’abuse donc ou le maintient dans ses illusions, lui en créant même de nouvelles.
– Si chacun d’eux joue un rôle, l’un aux yeux de l’autre, et l’autre pour entretenir celui-ci dans l’illusion, n’est-ce pas pour nous faire comprendre que tout n’est qu’illusion. Et donc indirectement, pour faire comprendre au public (et à Pridamant) que nous sommes au théâtre, lieu de l’illusion par excellence. Et comme les deux jouent donc un rôle : on est dans du théâtre dans le théâtre. Autrement dit dans la mise en abyme.
B) Mais ne pas oublier le contexte initial (mise en abyme) : Pridamant regarde la « scène ».
– En fait, Pridamant est spectateur, comme nous : nous voyons ce qu’il voit ou croit voir : Pridamant croit voir son fils, Clindor. Mais comment peut-il le reconnaître alors qu’il ne l’a pas vu depuis dix ans ? Qu’est-ce qui nous prouve qu’on n’est pas en train de l’abuser à son tour ? De jouer devant lui une pièce de théâtre. En effet, si tout n’est qu’illusion, pourquoi le père éprouvé en quête d’espoir n’en serait-il pas lui aussi la victime ? En fait, on apprend à la fin que son fils est devenu acteur. Et si la pièce, à laquelle nous assistons, était montée pour lui faire admettre le métier de son fils ? (très mal vu à l’époque). Ce qui arrivera à la fin, mais à partir de quel moment est-on entré dans l’illusion ? La question se pose.
– On est dans une pièce baroque et Matamore incarne cet excès et cette illusion : En effet, le baroque ne s’embarrasse pas de vraisemblable, au contraire, il aime le merveilleux et les effets de miroir. Or, le matamore incarne bien cet excès, cette démesure dans l’illusion qui caractérise cette tendance artistique. Il est un héros (ou antihéros) baroque cad excessif et illusoire (inconstance et inconsistance des choses).
– Corneille et l’ostentation : Enfin, une constante du héros cornélien, c’est son goût de l’ostentation. Les protagonistes ont besoin de la caution de tout l’univers pour déterminer leur gloire (honneur) ou leur honte. Mais les héros tragiques s’appuient sur de vraies actions. Le matamore cherche aussi cette approbation universelle mais elle n’existe que dans son imaginaire. Par là même, il est aussi sympathique que peut l’être un doux rêveur ou un seigneur fou.
Conclusion : Résumé des axes et réponse à la question soulevée. Découverte de deux personnages antithétiques, l’un fou l’autre trop intelligent pour n’avoir pas une idée derrière la tête. Replacer l’extrait dans l’ensemble de la pièce : Isabelle et ses rapports avec le Matamore, Adraste ou Clindor puis son père. Élargir sur le théâtre et l’illusion ou sur les autres types de fous comme Don Quichotte ou sur La vie est un songe (Calderon).