Montaigne
DE L’AMITIE (CH 28, du Livre 1 des ESSAIS)
Auteur de la Renaissance, né près de Bordeaux, d’une famille de seigneurs récemment anoblis. Après une carrière de magistrat, décide, après la mort de son père, de prendre sa « retraite », à 37-38 ans et de se mettre à écrire des Essais (exercices, tentatives, mises à l’épreuve de ses facultés intellectuels). La première publication en 1580 comporte deux volumes ; la deuxième grande édition, en 88, un troisième livre, la dernière, posthume, dit l’exemplaire de Bordeaux, de nombreux « allongeails ». Le chapitre sur L’amitié témoigne de la volonté de Montaigne de dédier son livre à la mémoire de son ami La Boétie. Cet essai 28, au centre du livre 1 (le 29 n’existe plus et devait contenir l’essai de La Boétie, puis les 29 Sonnets du même auteur), évoque les différentes sortes d’amitiés au cours de l’histoire de l’humanité (affection envers les pères, les frères, les femmes, les épouses, les amants dans les relations pédérastiques à la grecque) avant d’en arriver à la conception singulière que s’en fait Montaigne. Extrait célèbre parce que placée au cœur de cet essai et contenant une formule clé.
Problématique : En quoi la conception de l’amitié selon Montaigne se différencie-t-elle de celle des gens ordinaires ?
Plan
I) De quoi s’agit-il dans cet extrait ?
A) De définir l’amitié
– Le sujet est bien l’amitié ainsi que le prouve la 1ère phrase, qui précise le propos de l’auteur. Dans le cours du texte, Montaigne reprend : « En l’amitié de quoi je parle », qu’il opposera plus loin à des « amitiés molles et régulières » qui se distinguent de celle, unique, de Montaigne pour la Boétie. Le mot « affection » est également utilisé et quand l’auteur parle de « cette union » il faut sous-entendre « qu’est l’amitié ». Enfin le verbe « aimais » (« pourquoi je l’aimais ») doit se comprendre au sens amical et profond du terme. Donc le propos est bien l’amitié.
– Il la conçoit comme fusionnelle entre deux âmes, lesquelles tendent habituellement à s’unir (« nos âmes s’entretiennent ») : Cela se voit dans la 2ème phrase du 1er § : « elles se mêlent et confondent l’une en l’autre d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes » (apodose plus courte). Il faut entendre par « universel » : total, parfait et l’allusion à la couture qu’on ne retrouve plus, empruntée à la vie quotidienne, montre que les deux âmes n’en font plus qu’une. Dans le passage qui suit, Montaigne emprunte à Aristote l’expression d’une « âme à deux corps » qui exprime bien cette idée de fusion des ceux âmes. Dans le Banquet de Platon, Aristophane fait allusion au mythe des âmes-sœurs qui se cherchent de toute éternité, et finissent par se retrouver. Ce qui est vrai pour l’amour est vrai pour l’amitié.
– Enfin elle est réciproque, ainsi que le montre toute la fin en chiasme de l’extrait (« ayant saisi toute ma volonté… se perdre en la sienne… ayant saisi toute sa volonté… se perdre en la mienne » et les deux métaphores finales (« d’une faim, d’une concurrence pareille »). Mais aussi le fait que La Boétie, bien avant Montaigne, ait eu l’idée de s’exprimer sur ce sujet et ait ressenti la même impression que Montaigne : « Il écrivit une satire latine… par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence » (= entente)… Donc Montaigne ne fantasme ni n’exagère guère. Son alter ego a éprouvé les mêmes sentiments et son ouvrage, une « satire », le prouve.
B) En tant que la leur semble prédestinée
– Cet extrait contient l’une des formules les plus célèbres du monde, qui n’apparaissait pas dans la première édition : « parce que c’était lui, parce que c’était moi », allongeail qui traduit bien, l’idée de fatalité. La phrase traduit bien le rejet de toute cause (« parce que » x2) autre que l’évidente : la conscience d’une dualité. Mais ce qu’elle sous-entend, c’est que ces deux êtres (ceux désignés par les pronoms toniques Lui et Moi, placés en fin de membre de phrase) étaient faits l’un pour l’autre et c’est formulé comme une évidence, de manière quasi-tautologique. On remarquera que la phrase est construite sur un parallélisme de deux subordonnées, de chacune 6 syllabes, ce qui exprime l’égalité parfaite. On a donc affaire à une alexandrin, peut-être fortuit, ce qui donne plus de solennité à la définition, un caractère sentencieux, car on y sent la volonté de Montaigne de bien exclure, orgueilleusement, les autres du duo des pronoms Lui et moi (on notera la préséance du Lui, le plus âgé). Enfin pour éviter le déséquilibre syntaxique, pas de conjonctions pour relier les deux membres de phrase. Asyndète.
– Le concept de prédestination est bien mis en évidence avec l’idée d’interventions célestes, « ordonnance du ciel » (métonymie ambiguë car pouvant autant designer Dieu que des conjonctions astrales) et surtout cette « force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union ». La périphrase semble désigner le destin, le sort, la fatalité mais tout aussi bien les desseins divins. On comprend donc que la réunion de ces deux âmes aurait été voulue par le ciel. Pour prouver que l’Amitié vrai existe.
– Justification de cette fatalité : Montaigne semble dire que le ciel ou le destin savait ce qu’il faisait. En effet, La Boétie est mort rapidement, à 33 ans, 5 ans après avoir rencontré Montaigne (25 à l’époque). Leur amitié aurait, en quelque sorte, gagné en qualité ce qu’elle aurait perdu en quantité ou longévité. D’où cette explication fournie par Montaigne : « Ayant si peu à durer », ce que les deux amis ne pouvaient soupçonner (La Boétie est mort brutalement) quand ils la vivaient et suppose donc une intervention d’ordre transcendant. La deuxième explication complète la première (deux fois 7 syllabes reliées par la conjonction « et ») et s’appuie sur la maturité des deux hommes (« ayant si tard commencé »). Ce que veut dire Montaigne c’est que les deux attendaient de vivre ce type de relation dont ils avaient entendu parler dans leur lecture, notamment de l’antiquité. Cette relation fut d’autant plus intense qu’ils l’avaient tous deux espérée, voire désirée et étaient en âge de l’apprécier (« car nous étions tous deux hommes faits »). Dieu, le destin ou les astres ont bien fait les choses… Comme si tout était voulu, arrangé d etoute éternité par une force bienveillante (que les deux se rencontrent, que La Boétie ait fait découvrir à Montagne la voie de l’écriture, que celui-ci ait été amené à écrire un livre…).
II) Recours à l’anecdote :
-Pour mieux prouver ces dires, Montaigne s’appuie, comme à son accoutumée, sur un exemple autobiographique : l’anecdote qui a marqué le début de leur amitié : celle de la rencontre. On peut la diviser en trois parties ce qu’il s’est passé Avant, Pendant, et Après. Commençons par l’AVANT : En une phrase complexe qui joue sur une gradation, Montaigne évoque le rapprochement : La vue, l’ouïe, le toucher. En fait le verbe chercher (« nous nous cherchions »), lié à la vue, est à la voix pronominale, ce qui traduit la réciprocité du désir mutuel (« nous nous cherchions »). Le paradoxe (« avant que de nous être vus ») est quelque peu atténué par le fait que ce sont les paroles prononcées par des tiers (intermédiaire de la volonté céleste en quelque sorte) qui vont précipiter ledit rapprochement (« rapports que nous entendions l’un de l’autre »). On suppose que ces propos rapportés furent élogieux ce qui explique l’intérêt réciproque (« l’un de l’autre ») ce qui explique la réaction émotive inhabituelle et hyperbolique (« et qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports »). Enfin, la dernière allusion plus tactile (« nous nous embrassions », voix pronominale à sens réciproque) marque la proximité du rapprochement et la réalité de l’empressement. Le fait même d’entendre prononcé le nom de l’autre suffisait à leur faire imaginer qu’ils se donnaient l’accolade (« embrassions »).
– Le PENDANT : Pour bien le mettre en évidence, et en montrer la plénitude sentimentale, Montaigne recourt au rythme ternaire : « si pris, si connus, si familiers, » avec gradation rythmique ascendante et anaphore sur l’adverbe d’intensité « si ». Les trois mots soulignent ainsi la perfection atteinte spontanément, instantanément. Les deux êtres ont l’impression de se connaître depuis toujours (comme les deux âmes-sœurs évoquées plus haut) et donc de se retrouver après des années d’errance. On notera que cette rencontre se fait dans un cadre romanesque, lors d’une « grande fête », l’idée étant de focaliser l’attention sur les deux amis au détriment de « l’assemblée » environnante. On pense à l’une de ces scènes, dites topoï, de rencontre amoureuse comme on en lit dans les romans, on en voit au cinéma ou dans la pub (West side story, Roméo et Juliette). Même La Boétie a ressenti cette immédiateté du sentiment puisqu’il évoque « la précipitation de notre intelligence si promptement parvenue à sa perfection ». L’adverbe « promptement » évoque bien l’immédiateté.
– APRES : la fin de la phrase est une subordonnée de conséquence : si… que. Le rapprochement se fait effectif et même proximité affective malgré l’éloignement spatial : « que rien ne nous fût si proche que l’un à l’autre », ce qui ressemble fort à une litote, et donc à une expression discrète. Rappelons que La Boétie s’en justifiera et bien évidemment Montaigne quand il écrit ces lignes.
B) L’énonciation tripartite
– Pour relater cette anecdote, l’auteur des Essais recourt à la première personne du singulier. D’une part, les pronoms et déterminants désignent l’écrivain en train d’écrire. Ainsi trouvons-nous de nombreuses occurrences au présent dans le texte : « En l’amitié de quoi je parle » ; « Si l’on me presse de dire » (conditionnelle), « je sens que cela ne se peut exprimer… », « il y a, au-delà de tout mon discours et de ce que j’en puis dire particulièrement, ne sais quelle force… », « je crois », « je ne sais », « Je dis perdre… ». Plus les pronoms possessifs du chiasme : « la mienne ». Une occurrence à l’imparfait qui désigne plutôt la personne que fut Montaigne: « je l’aimais ». Et le fameux Moi de la phrase clé. On a donc affaire à un autoportrait : l’auteur racontant (narrateur) ce qu’il a vécu (personnage).
– Mais le plus souvent Montaigne recourt à la première personne du pluriel : le « nous » et ses déclinaisons (« nos »). Certes « nous » peut désigner la collectivité. C’est le cas de la 1ère phrase : « Ce que nous appelons… », « nos âmes s’entretiennent ». Mais dans tout l’épisode de la rencontre, l’auteur recourt à une 1ère personne du pluriel qui désigne les deux amis : Montaigne et La Boétie. Cela permet à Montaigne d’insister sur la communauté et réciprocité des sentiments : « Nous nous cherchions », « nous entendions », « notre affection », « nous nous embrassions », « notre première rencontre », « nous nous trouvâmes » (passage au passé simple puisque M. relate un fait réel et précis), « rien ne nous fut si proche », « notre intelligence », « nous étions », « ne nous réservant rien ». On voit bien comment le « nous », de collectif se restreint aux deux amis et devient dominant dans le texte. Les deux ne font qu’un.
– Enfin, Montaigne recourt à la 3ème personne du singulier. Dans sa forme tonique Lui, et dans sa forme atone, « Il écrivit », « il excuse et explique », et les deux pronoms possessifs : « la sienne ». Ce « Lui », et ce « Il », désignent bien sûr l’ami, celui qui se distingue des autres. On a également le pronom personnel atone et COD « l’ » : pourquoi je l’aimais… On a donc Un auteur qui écrit au présent et dit « je », qui nous parle de son amitié par le biais d’un « nous » qui le désigne lui-même, dans le passé, indissociable de son alter ego, lequel a écrit le premier sur ce sentiment très fort que peut être l’amitié. Montaigne à son tour ressent, des années après la mort de La Boétie, non seulement le besoin d’écrire, mais aussi le besoin de se confier à son sujet : « ce que j’en puis dire particulièrement » ou « si on me presse de dire… ». Ce qu’il ne dit pas dans l’extrait (mais plus loin) c’est que c’est lui qui l’a fait publier (« qui est publiée », cette fameuse « satire », un peu avant que de prendre sa retraite pour se mettre à écrire son Livre. Et elle était, on s’en doutait un peu « excellente » (terme élogieux).
III) Distinguo, ce qu’elle n’est pas/ce qu’elle est.
A) Ce qu’elle n’est pas :
Elle n’est pas, tout ce qui relève de relations familières ou exigées par la nécessité : avec ses voisins, ses parents, son curé, son docteur, son cuisinier, ses camarades de travail : c’est ce que désignent les deux mots « accointances et familiarités », qui témoignent d’une certaine superficialité dans la relation et non d’une certaine profondeur. C’est bien précisé par cet autre doublon « occasion ou commodité » qui montre bien que l’amitié n’est pas choisie ni désirée mais imposée par les circonstances.
-Elle n’a pas besoin d s’inscrire dans la durée pour révéler un sentiment qui ne se précise qu’à la longue. C’est ce que l’auteur entend par « amitiés molles et régulières auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation ». L’adjectif « molles » est péjoratif, et l’on sent bien, en lisant le nom « précaution » que l’auteur n’a pas confiance en ce genre de relation, peu fiable ni stable.
– Enfin et surtout : elle n’est qu’un simple nœud (« nouée »), lequel peut toujours se défaire, tandis que la fusion des deux âmes suppose une couture quasi effacée et donc bien plus solide, une âme à deux corps.
B) Ce qu’elle est profondément en revanche
-Elle est un modèle idéal : c’est ce qu’exprime le nom platonicien d’Idée : « celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne peut se rapporter qu’à soi ». Au lieu d’être le reflet sur terre d’un moule idéal et céleste que l’on nomme archétype, elle est un modèle idéal incarné sur terre. Du coup, elle n’a pas besoin de « patron » au sens de modèle.
– Elle est pure cad n’est pas contaminée par des considérations extérieures (reconnaissance, intérêt, dette, remerciement, respect…). Le mot « quintessence », emprunté au domaine alchimique, et qui signifie produit de cinq filtrages, ou distillations successifs, traduit bien cette volonté de détacher l’amitié de toute considération matérielle, désignée par la gradation et la tournure négative : « Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille… ».
– Enfin, Montaigne reconnaît la difficulté qu’il a à exprimer ce qu’il a ressenti. C’est ce qu’il avait écrit dans un premier jet : « je sens que cela ne se peut exprimer ». Un peu plus loin, l’adjectif « inexplicable » confirme cette difficulté. D’où le recours à la fatalité, au destin, au ciel déjà évoqués.
Conclusion : rappel vérification réponse à la problématique. Votre sentiment sur cette amitié.
Ouverture sur d’autres œuvres plus ou moins récentes.
« Privé de l’ami le plus doux, le plus cher et le plus intime et tel que notre siècle n’en a vu de meilleur, de plus docte et de plus agréable et de plus parfait, Michel de Montaigne, voulant consacrer le souvenir de ce mutuel amour par un témoignage unique de sa reconnaissance, et ne pouvant le faire de manière qui l’exprimât mieux, a voué à cette mémoire ce studieux appareil dont il fait ses délices ».
« L’an du Christ 1571, âgé de trente-huit ans, la veille des calendes de mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, las depuis longtemps déjà de sa servitude du Parlement et des charges publiques, en pleines forces encore se retira dans le sein des doctes vierges, où en repos et sécurité, il passera les derniers jours qui lui restent à vivre. »