SCÈNE D’EXPO : VICTOR OU LES ENFANTS AU POUVOIR


Introduction : Roger Vitrac a appartenu au groupe surréaliste, dont il est le principal dramaturge (la plupart écrivent de la poésie – Éluard, Breton, ou des récits poétiques en prose : Aragon). Victor ou les enfants au pouvoir a été écrite en 1927 et a été représentée sur scène pour la première fois par Antonin Artaud (Compagnie Alfred Jarry) l’année suivante (Artaud revendique un théâtre de la cruauté, où toutes les passions et folies se déchaînent). Elle sera reprise avec succès dans les années d’après-guerre (1950) et deviendra le chef d’œuvre du drame surréalisme (Ce groupe ou mouvement littéraire a toujours mis en exergue la provocation, la mise en accusation des  idées  reçues, le rejet de la morale traditionnelle, de la logique simpliste, de l’esthétique conventionnelle et des valeurs bourgeoises).
La pièce est composée de trois actes et se déroule le 12 septembre 1909, jour de l’anniversaire de Victor, 9 ans, de 20 h à minuit (comme une tragédie classique donc). Celui-ci,  joué par un adulte mais habillé en enfant, est extrêmement précoce. Il a parfaitement compris les défauts des adultes et va passer la soirée et la nuit à les faire tourner en bourrique. C’est un peu comme si un vent de folie mais aussi de vérité soufflait sur la famille (notion tournée aussi en dérision). Il va dénoncer l’adultère entre son père (dans une parodie d’Hamlet, jouée avec Esther Magneau), M. Charles Paumelle et Mme Thérèse Magneau, la mère de sa petite voisine Esther, 6 ans, laquelle marche sur ses traces cad est également précoce. Il faut rappeler que l’adultère est le ressort principal des pièces dites de vaudeville du théâtre bourgeois, dit aussi de boulevard, que Vitrac caricature ici. La pièce finit – après maintes péripéties où l’on se moque en particulier de l’armée (le général) et d’une mystérieuse pétomane dont Esher soupçonne qu’elle annonce la mort – par le suicide de M. Magneau (devenu fou), par la réconciliation des deux époux Paumelle autour de la religion, et par la mort de Victor à la suite d’un mal de tête ultra-violent. Les parents se réconcilient autour de sa dépouille, tandis que la bonne, Lili, s’exclame et conclut : « Mais c’est un drame ! »…
Nous sommes dans la scène d’exposition. On s’interroge donc sur l’originalité du début de cette pièce et ce qu’elle nous apprend sur l’intrigue, le lieu et les personnages.
On pourrait se demander en quoi cette scène d’expo correspond à ce que l’on attend d’elle.
Plan :


I) En quoi cette scène d’expo correspond-elle…


A) Le protagoniste : Victor
On le voit se construire sous nos yeux (grâce à la double énonciation) : Précoce, insolent, cruel voire machiavélique. Au début, il taquine la bonne, traitée de « vieille bête », puis de « grue » avant de lui faire des propositions indécentes inadaptées à son âge,  puis d’amorcer un chantage à propos d’un « verre de cristal ». Il casse un « vase de Sèvres » et accuse la bonne du délit (« Eh bien, toi, ma petite Lili, tu viens de casser »… p.39), prévoyant qu’on ne l’en accusera pas. On a donc l’impression d’avoir affaire à un affreux jojo ou un petit diable mais on met tout de suite son comportement en rapport avec le titre et l’on comprend qu’il s’agit d’un enfant extraordinairement précoce, comme sans doute il n’en existe pas de la sorte – ou fort peu.
Il nous surprend d’emblée car il veut à tous prix séduire la bonne… : p. 35 : « à moins que tu ne consentes… à faire pour moi ce que tu fais pour d’autres ». Parallélisme de construction : Faire moi Faire autres. Comme si c’était une occupation d’enfant. Sa logique est donc différente des idées reçues en la matière. S’il le dit, c’est qu’il a des certitudes : p.35 : « Ose dire que tu n’as pas couché avec mon père ! » dans une accusation exclamative prouvant cette certitude. Cette allusion permet d’imaginer le climat familial.
– … Imitant en cela son père, dont il est fier tout en révélant sa légèreté de séducteur (et l’hypocrisie des adultes) : Le ton familier qu’il emploie avec elle, il l’a entendu utiliser par son père : « Hein ? Ma petit bonne femme ? ». On appelle ce procédé la polyphonie énonciative puisque la phrase de Victor est en réalité de son père. Il y a donc deux voix dans le même propos. Dans la tirade de la p.36 il répète les compliments que son père fait à son égard : « Mon père le rabâche : c’est un garçon modèle, qui nous donne toutes les satisfactions… sacrifices. ». Trois subordonnées relatives (syntaxe ternaire) font le tour et explicitent le compliment. Enfin, Victor imite aussi son père à propos du « gros coco de dada » (langage hypocoristique de l’adulte qui veut imiter le langage des enfants), à propos du mystère de la naissance.
Bref Victor, n’est pas un enfant comme les autres. Son rôle est d’ailleurs interprété par un adulte, ce qui, sur la scène, renforce l’étonnement du spectateur.


B) L’enfant au pouvoir


Manifestement il a pris le dessus sur la bonne, même si elle est adulte (« Tu as trois fois cet âge ;, Lili p.35) : Il l’accuse d’avoir cassé « le grand vase de Sèvres » alors qu’il vient de le faire sous nos yeux (p.38) : didascalie « Il pousse le grand vase » non sans avoir prévenu : « Je casserai plutôt ce grand pot ». Le verbe au futur désignait d’ailleurs l’imminence du geste. Puis : p. 39 : « Eh bien toi, ma petite  Lili, tu viens de casser un grand vase de Sèvres. ». On notera le ton posé, presque cynique sur lequel il affirme quelque chose de faux, et son imitation, toujours, du langage des adultes « ma petite Lili », en l’occurrence du langage des maîtres, par rapport à leur domestique.
Il insiste sur l’unicité de l’objet en recourant à un geste unique dont il prévoit les conséquences : Victor semble vouloir dire que si Lili ne fait pas ce qu’il lui a demandé, il cassera le verre, sachant très bien que l’on accusera la bonne. Il fait, en parodiant ses parents, l’éloge du verre en cristal p.36 au tout début de la tirade de Victor (« C’est un verre en cristal de Baccarat… unique… unique… très cher »). Il insiste sur son prix et sur la fierté qu’en tirent ses parents. On peut se demander si Victor n’insiste pas sur l’adjectif « unique » car il se sait Unique. Il meurt d’ailleurs au dénouement en disant qu’il a travaillé en secret à définir les ressorts de « l’Uniquat » (dont le dernier est la mort). En attendant, en le cassant, il montre qu’il n’est pas intéressé par la valeur des choses (« à valoir sur mon héritage »).
Il a un sens de la répartie inouï qui témoigne de son intelligence. D’ailleurs ce sera son leitmotiv dans la pièce : il s’y présente comme « terriblement intelligent » (ce qui fait un peu peur). D’ailleurs il a un sens de la répartie assez étonnant et exceptionnel. Par exemple, à la rectification de Lili sur la paronomase Entaille/Entrailles il répond que « c’est moins imagé » p.34 (cette entrée en matière pose le problème du mystère de la naissance qu’il a sans doute en partie dénoué). A la remarque toute faite de Lili à  propos de son âge « Cet âge est sans pitié » (que Vitrac emprunte à La Fontaine), il rétorque : « Tu as trois fois cet âge Lili… ». A « Tu n’es presque plus un enfant », il oppose « Alors… je serai un homme » (antithèse). A « sois raisonnable » : je « pourrai raisonnablement de traiter de grue » (polyptote). Le pouvoir de Victor repose sur une remarquable maîtrise du langage.


II) Une scène expo à deux degrés


A) La date symbolique


Victor insiste sur son anniversaire : Il a 9 ans : dans sa tirade p 36 : « J’ai neuf ans » (Un peu plus haut Lili avait précisé : « Tu as neuf ans aujourd’hui » p.34). Lucien Paradis a presque son âge : « Quand il aura neuf ans, il le confessera. ». On notera l’allusion à la Sainte Léonce le 12 septembre, alors qu’il s’agit en fait de Saint Apollinaire, nom qu’a pris le grand poète précurseur du surréalisme dont il d’ailleurs inventé le mot, pour sa pièce Les mamelles de Tirésias.
Et donc sur sa volonté de devenir un homme (et qui semble passer par la séduction de la bonne). Au haut de la p.37 : il insiste : « je n’attendrai pas un an de plus pour devenir un homme », futur et tournure négative qui marque sa détermination : « je suis décidé à être quelque chose ». Plus loin : « Quelque chose de neuf, nom de Dieu ! ». Avec une injure d’adulte !
Dans une sorte de rivalité œdipienne avec le père : Incidemment il précise : « Eh bien, ne puis je pas aimer ma mère ? » Question rhétorique. Et comme il demande à Lili les mêmes faveurs que pour son père (P.35), on peut en conclure que son père est pour lui une sorte de rival, qu’il aimerait bien supplanter (symboliquement : tuer le père). On comprend également que son père trompe sa femme et que celle-ci ne se doute de rien. D’où l’insistance de Victor… (« Ta mère » p.33)… « est bien bonne » p.34). Victor achève la phrase de manière différente de ce qu’allait dire Lili…
Victor a donc compris que les adultes n’étaient pas des modèles (son père trompe sa femme, celle-ci semble être trop bonne pour s’en apercevoir, la bonne est complaisante et bête…).


B) Une vision paradoxale de l’enfance


On est loin de l’univers de la pureté et des jeux innocents prêtés à l’enfance : Ses camarades introduisent le « doigt dans le derrière des petites filles ». On notera que l’intéressé se nomme Paradis ce qui rend l’allusion encore plus cocasse (drôle). Il est question aussi de « main en visière pour pisser » (langage volontairement vulgaire et « adulte »). Évidemment ce style d’allusion ne peut que choquer le bourgeois pour qui l’enfant ne saurait s‘intéresser à tout ce qui touche au sexe.
– Certes, Il rappelle ses qualités passées aux yeux des autres, alors qu’il témoigne d’une double personnalité : Dans sa tirade il rappelle comment les adultes, ses parents le perçoivent : « irréprochable » (terme élogieux), « Je n’ai rien fait de ce qu’on m’a défendu », c’est ce qui lui fait dire à Lili qu’on ne la croira pas  (p.39) quand elle dénoncera Victor  (« Mais je dirai que c’est toi ».). Pourtant, sous nos yeux, les masques tombent et il paraît être, pour les spectateurs, le contraire de ce que croient ses parents : lubrique, insultant, irrespectueux, ironique, pervers… Des termes que l’on n’associe pas à l’enfance, notamment dans la tradition chrétienne. Il a donc deux faces : l’apparente et la réelle : Docteur Jekyll et Mister Hide.
A parfaitement analysé la façon de vivre des adultes : que son père a séduit la bonne et que celle-ci s’est laissé faire. Ce qui crée donc une situation fausse (rappel expression utilisée par Sartre) d’adultère sous le même toit.  Que les parents s’enorgueillissent des qualités de leurs enfants et que ceux-ci peuvent donc en abuser (en l’occurrence avec plus faible qu’eux, ici la bonne). Il a compris aussi l’importance de l’argent et des objets prisés par le milieu bourgeois (« Ma mère ajoute qu’elle se saigne aux quatre veines… » : expression hyperbolique, sur laquelle joue Victor et qui est en plus toute faite. Les bourgeois parlent un langage conventionnel). Vitrac (dont le nom  est presque l’anagramme de Victor) veut dénoncer l’hypocrisie d’un certain milieu ? Ici bourgeois ? Et le goût des spectateurs pour ce style de pièce (théâtre de boulevard, vaudeville) ?


III) Intentions du dramaturge


A) Tonalité comique /parodique


La pièce, à la base, en tant que parodie du théâtre de boulevard, du vaudeville, du théâtre bourgeois, se veut de tonalité essentiellement comique.
Comique de situation : On peut dire que le comique naît du fait que Lili ne sait pas comment gérer la situation nouvelle pour elle, et elle s’en tire par des rappels constants à l’âge de Victor (« Morveux ») plus ou moins insultants (« Tais-toi, monstre ! – métaphore quelque peu excessive), par des menaces sans effet (« Va t’en ou je t’étrangle », alternative hyperbolique)., par des lieux communs (« Tu dois être raisonnable »), des allusions aux parents « Si ta mère t’entendait… » – avec une ellipse.  Manifestement elle n’est pas futée et le comique naît du contraste entre sa bêtise et l’intelligence terrifiante de Victor.
Comique de mots et de geste : L’audacieuse confusion du début de scène (« Entaille » pour « entrailles », empruntée de surcroît à une prière chrétienne : Je vous salue, Marie). Le jeu de mot sur « bonne » qui intrigue car Victor ne l’interprète pas de la même façon que son père –il est plus satirique. Le syllogisme : « Se saigner aux 4 veines… Bon sang ne saurait mentir… Le sang reste dans la famille » surprend car il recourt à des expressions communes, enchaînées de manière originale et pertinente. Geste : Triple gifle de Lili à Victor, en vain.
Intention parodique : Il va de soi que Vitrac parodie aussi les scènes où le père de famille, dans le théâtre de boulevard (vaudeville) cherche à séduire la bonne. Sauf qu’en remplaçant le père par le fils cela donne une situation dérangeante et inattendue. D’où les nombreuses allusions au père dans le texte. Même expressions que son père pour séduire la bonne.


B) Volonté de provoquer le spectateur / Qu’a voulu faire et dénoncer Vitrac ?


Surréalisme et dada : Ce n’est pas par hasard si le mot « Dada » est utilisé à propos de la volonté du père de maintenir son fils dans l’ignorance des mystères de la naissance « le gros coco de dada »). Dada est ne nom du groupe littéraire, subversif et provocateur, nihiliste, qui a précédé le surréalisme dans les années de l’après grande guerre 1918-1920 donc. Qui tourne tout en dérision, comme le fait Victor ici. Victor (donc Vitrac) serait-il un enfant de Dada ?
Un vent de folie : Lili le dit incidemment : « Mais tu es fou, Victor ». En fait l’un des enjeux de la pièce, c’est qu’un vent de folie (cf. Artaud : Théâtre de la cruauté), semble souffler sur la famille Paumelle, et cette scène d’exposition en découvre les prémisses. Dans l’esprit de Victor, Lili va payer la première (avant son père, le général, Mme Magneau…) parce qu’elle est « vicieuse et bête ». Il sait qu’on va l’accuser d’avoir cassé le vase car lui n’a jamais rien cassé tandis qu’elle n’en est pas à son premier bris. Et que s’il s’accuse, on croira qu’il fait ça par bonté. D’où sa volonté de torturer quelque peu la bonne, qui l’a bien mérité.
D’autant plus troublant que, tout en voulant passer pour un adulte, Victor demeure tout de même un enfant : Or un enfant aime jouer et on peut se demander si Victor ici veut vraiment ce qu’il réclame. En fait, il aimerait bien, comme tout enfant curieux, qu’on apporte des réponses à ce qu’il ne comprend pas. Qu’on lui explique, qu’on lui montre.


Conclusion : Une scène d’expo qui met le spectateur dans l’ambiance et qui correspond bien au théâtre de l’absurde d’un auteur comme Alfred Jarry (Ubu roi) dont Vitrac s’inspire quelque peu.
Votre opinion. Avez-vous envie de lire la suite. Le côté surréaliste dans les atteintes à la morale, à la logique (inversion du rapport adulte/enfant) et l’esthétique (est-on habitué à un tel début dans une pièce de théâtre). Sur le théâtre de la cruauté. Sur Œdipe éventuellement.

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