SCÈNE D’EXPO ART, DE YASMINA REZA

Introd : Yasmina Reza, famille originaire  des pays de l’Est (Hongrie, Russie) et d’Iran. A publié surtout des pièces notamment Conversation après un enterrement et Carnage, adapté au cinéma par Polanski, où les individus jettent les masques et se révèlent-ils qu’ils sont dans des situations toujours tendues.
Art : Pièce créée en 1994, et tournant autour des perturbations que l’achat d’un tableau quasi-monochrome apporte au sein d’un trio d’amis. Trois hommes vus par une femme. Succès mondial.
Problématique : Qu’apprend-on en cette scène d’expo ?
Plan :

I) Cette scène d’expo nous présente le thème et les protagonistes.

A) Une scène d’expo : Le thème

Le personnage imaginé par la dramaturge semble s’adresser directement au public, brisant quelque peu les conventions du genre. Il utilise assez rapidement le mot « art », mis en italiques, et qui renvoie au titre. L’art est donc bien le sujet de la pièce. On peut hésiter entre un monologue à double énonciation et une apostrophe prenant à témoin le public. D’autant qu’il y est question de « galerie » et du nom du galeriste (« Handtington »), et des coutumes et spéculations du « marché » de l’art (« H me le reprend à 22 ») qui fixe la côte (« Deux cent mille »). Enfin, n’oublions pas l’initiation supposée des amateurs d’art : « la peinture contemporaine… aucune connaissance dans ce domaine… objet obéissant à des lois que tu ignores »… L’approche picturale requiert un minimum d’initiation. Toujours est-il que l’énonciation est simple.
Le mot tableau est plusieurs fois prononcé, notamment dès la première phrase : « Mon ami Serge a acheté un tableau », L’article « un » est présentatif, indéfini : trois fois dans le premier monologue, puis deux fois dans les premières didascalies du dialogue. Mais plus tard, Marc réutilise l’expression associée à un déictique ou démonstratif « ce tableau », dans le premier puis le second dialogue, puis deux fois dans le monologue final, toujours COD du verbe acheter, ce qui montre que Marc est moins surpris du tableau lui-même que de son achat puis par son prix. Le démonstratif semble de plus en plus péjoratif. Au mot tableau se substitue la métonymie « toile », nom repris dans les premières didascalies, puis dans le monologue final. Enfin, Vers la fin du 2nd dialogue Serge leur substitue le mot « objet », qu’il développe en quasi-périphrase.
C’est que ce tableau est un peu particulier : il est « blanc ». C’est répété afin que l’on comprenne bien que Marc en est étonné, et n’en comprend pas l’intérêt : « toile… peinte en blanc », « Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins lisérés transversaux ». « Un tableau blanc, avec des lisérés blancs », repris en didascalie (« une toile blanche, avec de fins lisérés transversaux »)  puis par Marc dans son dialogue final (« un tableau blanc, vingt briques » et pour finir plus métaphoriquement « une merde blanche ». Ce qui choque donc Marc c’est le rapport qualité/prix. Avoir dépensé tant d’argent pour un tableau quasi vide : blanc avec quelques « lignes » (« Tu aperçois les lignes ? ») plus ou moins imperceptibles (obligeant à cligner les yeux). A cela, il faut ajouter les dimensions plutôt modestes (« un mètre soixante sur un mètre vingt »). Marc, qui n’y connaît rien, et qui a des préjugés, ne peut évidemment comprendre.

B) Les amis :


On le sait dès les premiers propos de Marc : il présente Serge comme « mon ami », le répète en milieu de monologue et insiste sur la durée de leur relation : « Mon ami Serge est un ami depuis longtemps », ce qui évidemment n’est pas innocent. Il le répète à la fin dans son dernier monologue, avec la même tournure relative : « comment Serge, qui est un ami, a pu acheter cette toile » (interrogative indirecte »). Normalement de vrais amis ont des goûts communs. L’auteure veut suggérer qu’on ne connaît pas forcément bien ses amis. Marc nous révèle donc son prénom (« Serge »), et nous renvoie au titre puisqu’il s’agit justement de celui justement qui « aime l’art ». L’expression est utilisée au terme d’une phrase ternaire. Il est résumé en termes de statut social (« C’est un garçon qui a bien réussi »), de profession honorable (« il est médecin dermatologue », milieu bourgeois donc), et bien sûr de goût (« il aime l’art »), l’italique étant sans doute ironique car dépendant de la réussite et de la profession aisée (« et », consécutif).
Inversement, Serge parle de « Mon ami Marc ». Il sera question aussi de « notre ami commun », Yvan. Donc on sait à quoi s’en tenir sur leurs relations. Il le présente comme ayant une bonne situation « ingénieur dans l’aéronautique » mais surtout comme « un garçon intelligent » et indique qu’il l’ « estime depuis longtemps », deux précisions mélioratives.. Rien ne semble entacher donc a priori leur amitié-jusque là.
La scène présente les deux protagonistes en situation de dialogue  – amical au début. Ce qui est un peu normal au théâtre. En début de dialogue, Serge est censé être « réjoui ». Il se préoccupe de la réaction de Marc. D’où son côté prévenant : « Tu n’es pas bien là. Regarde-le d’ici » (exhortation impérative). Il est donc très amical. Inversement, Marc ne dit pas tout de suite ce qu’il pense du tableau. Ce qui crée un effet d’attente comique, car on comprend qu’il est gêné et ne sait pas trop quoi dire, en tout cas ne l’ose pas tout de go. D’où les silences embarrassés signalés en début de texte : (« Un long temps où tous les sentiments se traduisent sans mot ». On comprend implicitement que Serge a invité Marc pour obtenir son assentiment, et lui faire partager sa satisfaction voire son bonheur, preuve de confiance et d’amitié. Cela se voit à la didascalie et au jeu de regard imaginé par la dramaturge : « Serge regarde Marc qui regarde le tableau ». En tout cas tout commence amicalement.

II) Mais la discussion tourne assez vite à la polémique :

A) On a affaire en effet à une discussion :

– D’abord on sait que la scène se déroule chez Serge, comme indiqué en didascalie. Mais surtout on nous annonce un flash-back ou analepse, à propos d’une anecdote assez récente, leur dernière discussion : « Lundi, je suis allé voir le tableau… ». Le passé composé est garant de ce retour en arrière. On est donc dans une sorte de théâtre dans le théâtre puisque le spectateur est censé voir représenté ce que Marc est censé relater ou rapporter, ou nous proposer de voir.
Mais les jugements sur l’objet de la rencontre et de la discussion, le tableau blanc, ne sont pas les mêmes. Toujours par métonymie Serge substitue au mot tableau, celui du peintre « C’est un ANTRIOS ! », les majuscules traduisant l’importance pour lui de l’artiste, l’exclamative son enthousiasme et sa volonté de le partager, ou de persuader. Inversement, pour Marc, plus métaphorique : « C’est une merde. Excuse-moi ». On voit donc que le point de vue sur le même tableau n’est pas le même. L’un est dans son « domaine », celui des initiés de l’art où l’on désigne le tableau par le nom des auteurs, l’autre est dans son opinion subjective de profane. Il ya donc dissension entre les deux protagonistes.
Laissant les deux amis chacun sur un sentiment négatif : déception chez Serge : Serge, dans son second monologue souligne l’absence de « tendresse » attendue de la part d’un ami (Expansion de la phrase : « Aucune tendresse dans son attitude », « Aucune tendresse dans sa façon de condamner », construction en parallèle, où vient s’intercaler plus brièvement « Aucun effort », ce qui fait quasiment une anaphore Féminin Masculin Féminin. L’amitié est donc présentée d’emblée comme remise en question. Indignation quant à la somme dépensée chez Marc (« Deux cent mille francs ! » « vingt briques ! », surtout pour un tel objet « une merde blanche ». C’est qu’entre les deux amis s’est glissé un objet de polémique : un tableau.

 

B) La discussion tourne à la polémique :

-Ce désaccord sur le tableau, qui va déclencher la polémique, est explicite : En fait, on sent très vite et très bien l’embarras de Marc qui  pose des questions qui ne concernent pas directement le contenu du tableau : il aborde la question du prix (« Cher ? »), demande qui est « Handtington », digresse sur cet Handtington, (« Et pourquoi ce n’est pas cet H qui l’a acheté ? », puis sur le nom du peintre (« Antrios »), sur sa célébrité… De plus, il reprend à l’interrogative les affirmations de Serge (« Deux cent mille ? » « La galerie H te le reprend à 22 ? ». Cela crée un effet comique car Serge attend son avis, qui est constamment différé. Bref, il tourne autour du pot car il n’ose pas dire ce qu’il en pense. Quand il s’y résout, on comprend qu’il est en complet désaccord.
Il le fait sous forme de questions rhétoriques : « Tu n’as pas acheté ce tableau 200000 francs », aboutissant, au terme d’une gradation ternaire à la métaphore scatologique : « Tu as acheté cette merde 200000 francs ? ». Le mot « merde » est péjoratif, injurieux et inamical.
– C’est ce mot « merde » qui suscite la polémique.  Serge rebondit en effet sur le nom « merde » et demande des explications : question ternaire terminée par « je voudrais savoir ce que tu entends par ‘cette merde’ ?», les guillemets relevant de la polyphonie énonciative ou reprise de propos. Le bref dialogue qui s’ensuit sur les « critères de valeur » et les « lois » de l’art, prouve que Marc n’a aucun argument à opposer à Serge, et passe donc à ses yeux pour un être intolérant, ignorant et méprisant. Pas tout à fait le portrait idéal que l’on se fait d’un ami. Serge d’ailleurs profite de son avantage et accuse : « tu ne t’intéresses pas à la peinture contemporaine, tu ne t’y es jamais intéressé » (binaire et asyndète pour mieux montrer la proximité des deux accusations pst/passé.
Mais Marc confirme, sans le moindre argument.  Il tourne en dérision l’achat de la toile blanche : «Serge, un peu d’humour ! Ris, vieux… », « Tu te fous de moi », et même l’onomatopée « Hou Hou ». Et surtout il rit (didascalie). Le rire suppose un recul, une distance voire une supériorité. C’est en ce sens que Serge peut affirmer (monologue 1) : « j’ai haï ce rire », « rire » associé à deux adjectifs dépréciatifs « prétentieux, perfide » et à une relative qui porte un jugement négatif (« qui sait tout mieux que tout le monde ». On notera les monosyllabes traduisant l’énervement). On est donc passé en une minute de l’amitié à la haine. Et par rapport à la « merde », il persiste et signe : c’est d’ailleurs la fin de la polémique avec une ellipse dramatique : « C’est une merde. Excuse-moi » cette dernière expression ne signifiant pas qu’il s’excuse mais qu’il confirme, persiste et signe. Et il semble que la discussion s’arrête là. Le spectateur doit imaginer la suite et le départ de Marc que nous retrouvons dans le monologue suivant. Avec une question : ces amis vont-ils rester amis ?

III) Mettant en péril leur amitié et suscitant le malaise

A) L’amitié en péril

– Mots très durs de Serge envers son contradicteur : A ne considérer que le 2nd monologue de Serge du point de vue de ces champs lexicaux, on s’aperçoit que son opinion sur Marc a singulièrement évolué du côté du blâme ou de la critique : « arrogance vraiment stupéfiante », « vanité incompréhensible », « ennemis de la modernité » et même « adepte du bon vieux temps » (ce qui fait passer pour ringard). Le contraste est d’autant plus saisissant qu’il s’avère en contradiction avec la vision antérieure que Serge avait de Marc (« garçon intelligent, que j’estime ». On notera que Serge passe petit à petit du cas individuel de Marc à l’extrapolation (« ces intellectuels nouveaux » en utilisant le pluriel). Cela signifie que tous les torts ne sont pas du côté de Marc. Serge a aussi des préjugés dès lors que l’on n’est pas de son avis.
Inversement Marc se plaint du manque d’humour de Serge à qui cet achat serait monté à la tête : Il le lui dit dans des courtes interrogatives : « A qui tu parles ? A qui tu parles en ce moment ? ». Il s’agit pour lui de faire redescendre Serge de ses hauteurs et du ton grave qu’il a adopté alors que Serge a adopté le ton de l’humour. Donc les deux ne sont pas sur la même longueur d’onde. Le mot « prodigieux » est évidemment ironique. Il faut croire que Marc rigole, habituellement, sur d’autres sujets avec Serge.
Il faut croire que la faille était présente avant la visite puisque Serge fait part de son intuition antérieure: en effet, il rétorque, à une question orientée de Marc à propos du prix : « J’étais sûr que tu passerais à côté ». C’est donc qu’il ne faisait pas tout à fait confiance à Marc en matière de critique d’art, de goût et de couleurs en ce domaine. Et qu’il sentait qu’il allait se focaliser sur le prix plutôt que sur l’intérêt de l’œuvre. Encore un point de division et donc de péril pour leur amitié.

B) Et suscitant le malaise :

Marc est obligé de prendre des soins ou conseils homéopathiques pour son Angoisse : dans son dernier monologue, Marc fait part de son « angoisse indéfinie ». De manière comique, Yasmina Reza imagine une sorte d’avatar de  dilemme à propos des deux marques de granules homéopathiques : « Gelsémium ou Ignatia. ». On imagine que cette angoisse est plus liée à l’achat proprement dit qu’à la dispute. Marc le précise : « je ne peux absolument pas comprendre comment Serge, qui est un ami, a pu acheter cette toile ». Marc est manifestement ébranlé dans ses valeurs et dans sa conception de l’usage que l’on peut faire de l’argent. D’autant que Serge n’est pas un gros riche : « Un garçon aisé mais qui ne roule pas sur l’or » et reprend : « Aisé sans plus, aisé bon. ». Marc sous-entend que Serge vient de jeter l’argent par les fenêtres. L’art, qui devrait rassembler, crée des divisions.
Son besoin d’en parler à un tiers prouve qu’il est sacrément perturbé : Vers la fin de l’extrait, Marc évoque un certain Yvan, à cinq reprises. On remarque qu’il se débrouille d’emblée pour le critiquer : d’une part sur sa supposée « tolérance », qu’il associe paradoxalement à un « pire défaut » ; d’autre part en imaginant les effets de cette tolérance (en gros Yvan donnerait raison à Serge) : « Si Yvan tolère que Serge ait pu acheter une merde blanche vingt briques, c’est qu’il se fout de Serge. ». Ainsi, non sans mauvaise foi, si Yvan n’était pas d’accord avec lui, Marc pourrait mettre l’erreur d’Yvan sur le compte de ses défauts et ainsi ne point changer d’avis. Il vient donc davantage pour se trouver un complice que pour changer lui-même d’avis et se calmer.
Serge, déçu, mais ne remettant pas en cause son achat, seulement la réaction de son ami. Serge a lui-même une réaction beaucoup plus modérée dans son 2ème monologue : il n’envisage pas d’en référer à un tiers. Il précise seulement : « Il n’aime pas le tableau » et ajoute « Bon… », comme s’il le concevait, l’admettait. Il préfère critiquer le « rire » de Marc qu’il considère comme une insulte (anaphore sur « rire «  et adjectifs  péjoratifs et évocation de la haine »). Mais à aucun moment il ne considère que le prix payé pour cette toile puisse choquer. Que la toile elle-même puisse surprendre. Et que donc il s’est un peu vite emballé en l’achetant. Chacun donc en fin de scène, reste sur ses positions.

Conclusion : reprise plan et réponse à la problématique. Votre avis sur les positions respectives des deux protagonistes. Commentaire du document (Robert Ryman, par ex).