Le voyage, les réseaux
Après son premier poste de professeur en Egypte, à Mineh, Michel Butor ne cessera de voyager au fur et à mesure de ses obligations professorales et de ses tournées de conférence intimement liées à sa notoriété grandissante. Ainsi le retrouve-t-on lecteur à l’université de Manchester, qui lui inspirera L’Emploi du temps, roman qui se déroule dans l’univers clos d’une ville anglaise. Passage de milan déjà, son premier roman publié, avait pour cadre un lieu clos, un immeuble parisien des années 50. Plus tard il séjourne en Grèce, séjour dont se ressent le Génie du lieu. Il fait également des séries de conférence en Allemagne, en Hollande, au Maroc. Il se définira lui-même comme un commis voyageur en culture française, d’autant que ses déplacements l’entraînent dans la plupart es pays de monde qui fourniront matière aux cinq volumes de Génie du lieu, Où, Boomerang, Transit, Gyroscope. Citons les pays de l’est, le Brésil, le Mexique, l’Extrême-orient Chine comprise, l’Australie, une incursion en Afrique noire et naturellement l’Amérique du nord d’où il rapporte deux livres fondamentaux : Mobile, 6810000 litres d’eau par seconde, allusion au débit des chutes du Niagara. (cartes postales de tous les pays).
Le voyage est capital dans l’oeuvre de Michel Butor pour qui tout livre propose un voyage. Dans le quatrième volume de ses Repertoire(s), Butor écrit à ce sujet : « La terre est une page et l’on y laisse son empreinte. Le pays inconnu est déjà travaillé comme un texte. L’explorateur recouvre de sa langue la terre qu’il parcourt. » L’écrivain tel que le conçoit Butor n’est-il pas justement un explorateur ? » Un explorateur de nouvelles formes édictées par la spécificité de la réalité étudiée. Car la forme, la composition, ce qu’il appelle dans ses Répertoire une prosodie généralisée qui soit à même d’intégrer les formidables mutations auxquelles le monde doit se préparer. Ainsi pour La modification, Michel Butor se sert du découpage spatio-temporel proposé par les indicateurs de chemins de fer. Dans Degrés, il recourt à l’emploi du temps strict, avec changement de classe ou de lieu d’étude, des professeurs et lycéens. Dans Mobile surtout, il effectue un voyage dans l’espace et dans le temps américain en se servant de l’ordre alphabétique des divers états et des homonymies de noms de villes. On survole la page comme on survole un état, ses caractéristiques, son histoire, ce qui le relie aux autres ou le différencie des autres états. Dans 6810000 litres d’eau par seconde la structure est favorisée par l’évolution des mois de l’année. Comment un même site est-il perçu par ses multiples types de visiteurs selon la saison et les moments de la journée. On comprend mieux l’intérêt de Butor pour la série des Cathédrales de Rouen de Claude Monet, peintes à diffférentes saisons, moments de la journée… Au demeurant, Michel Butor innove et dérange en ne respectant pas le classement traditionnel par genre. Réseau aérien est sous-titré « étude radiophonique », 6810000 litres d’eau par seconde, « étude stéréophonique », Intervalle écrit au départ pour le cinéma, « anecdote en expansion », le Portrait de l’artiste en jeune singe « capriccio » et La rose des vents« 32 rhumbs pour Charles Fourier ». On notera la volonté butorienne d’incorporer à l’écriture les moyens techniques offerts par le monde contemporain : audio-visuels en l’occurrence qu’il s’agisse de la radio, de la chaîne stéréo, du cinéma, de la télévision, le zapping…
Le voyage. Le livre le plus connu de Michel Butor, prix Renaudot, La modification est précisément un récit de voyage. Léon Delmont, 40 ans, représentant d’une marque de machine à écrire, a pris la décision inopinée de quitter sa femme Hentiette à Paris et de rejoindre sa maîtresse, une jeune et jolie veuve, pour lui proposer la vie commune. Toutefois au fur et à mesure que se déroule son voyage de Paris à Rome, des souvenirs de séjours précédents le hantent, des anticipations des semaines à venir le préoccupent, des rêves l’obsèdent pour ne rien dire de la présence insistance, dans son compartiment, de couples plus ou moins jeunes, plus ou moins vieux, avec ou sans enfants, d’hommes solitaires, de femmes seules, de soldats, d’un prêtre… Au moment de passer la frontière franco-italienne, Delmont prend la décision de renoncer à son projet. Vers la fin du livre il décide de ne point surprendre Cécile, ignorante de ce voyage quelque peu inédit, et de se mettre à écrire, à Rome, toute l’histoire de cette « modification ».
Il est amusant de constater que Butor épouse Marie-Jo, qu’il a rencontré à l’école internationale de Genève, au moment même où le succès de La modification, dont un quadragénaire est le héros, bat son plein. C’est qu’il est bien plus jeune que le narrateur-protagoniste Léon Delmont. D’ailleurs les deux femmes fonctionnent comme des symboles du christianisme et du paganisme, du passé et du présent. L’histoire est divisée en trois parties. Le découpage n’est certes pas dû au hasard. Vers la même époque Butor écrit des articles critiques dans lesquels il explique sa conception du roman. Pour lui, le roman, laboratoire du récit, permet d’explorer, de dénoncer et de transformer, en dernière instance la réalité. La modification suit ce cheminement tripartite, la décision finale de Léon Delmont nous indiquant la confiance de Butor en la littérature comme moyen de transformation du réel. Car dénoncer ne suffit pas. Il faut trouver des formes adaptées à la spécificité du problème. Les découvrir c’est mettre le doigt sur le point sensible et participer à l’évolution des mentalités qui aboutit à la transformation espérée. Voilà dans ses grandes lignes la conception romanesque de Butor. Elle est ambitieuse, optimiste, pragmatique. (Images du film adapté de La Modification).
Ce qui a beaucoup surpris les lecteurs des années 50, hormis l’emploi de phrases longues, c’est l’utilisation du pronom personnel « vous » au lieu de la traditionnelle troisième personne du singulier, souvent supplantée par la première. C’est que le vous appelle le lecteur à participer activement à ce qu’il lit. C’est aussi le jugement inquisitorial que le narrateur porte sur lui-même, comme s’il se sentait jugé, lui qui se dit pétri de culpabilité judéo-chrétienne, pour l’adutère et les erreurs d’appréciation qu’il a commises. Le vous c’est un peu Delmont qui se parle à lui-même et se voit revivre par l’écriture tout ce qu’il a pensé dans le train. L’écriture permet la reconstitution de pans entiers de mémoire, individuelle mais aussi collective.
Un metteur en scène de cinéma est venu un jour proposer à Michel Butor l’anecdote suivante : » Un homme et une femme qui ne se sont jamais vus se rencontrent entre deux trains dans la salle d’attente de Lyon-Perrache, ont une demi-heure de conversation et repartent chacun de leur côté. » Le film ne pourra se faire mais Michel Butor écrit Intervalle, qui sera adapté pour la télévision avec le regretté Giani Esposito dans le rôle principal. Au-delà de l’anecdote ce petit livre est très important dans l’oeuvre butorienne car il bouleverse radicalement les lois du genre romanesque. Il n’est d’ailleurs pas baptisé roman mais anecdote en expansion. Michel Butor y joue avec la mise en page, assigne à la typographie une fonction signifiante et répertorie les innombrables types de discours, interieurs ou extérieurs, qui peuplent notre conscience perceptive. Si bien qu’on aboutit à une véritable symphonie, avec des accords de mots et de phrases en guise de notes de musique. L’écriture est discontinue, les différents types de discours s’entrecroisent selon un ordre et une progression prédéterminée. Michel Butor est un des auteurs qui sollicitent le plus la participation active de ses lecteurs. (image téléfilm).
Avec ses premiers romans, et malgré l’hostilité d’une certaine critique, Michel Butor est devenu l’un des chefs de file de ce que l’on nommait jadis nouveau roman dans lequel on fourrait pêle-mêle Beckett et Nathalie Sarraute,.Robbe-Grillet et Marguerite Duras, Claude Simon, Claude Mauriac et quelques autres. En fait rien ne lui est plus étranger que le type de récit autarcique prôné par Robbe-Grillet ou le théoricien du groupe, Jean Ricardou. Si les structures spatio-temporelles de ses livres font penser à des univers clos sur eux-mêmes, il s’agit en dernière instance chez Michel Butor de représenter la réalité et d’opérer une action sur elle. Il ne s’agit pas donc d’esthétisme purement formel mais, à sa manière, et l’on retrouve l’influence paradoxale de Sartre, d’une écriture essentiellement engagée. Butor abandonne d’ailleurs le roman quand il réalise combien le statut de romancier l’enferme dans une estampille qui ne correspond pas à sa conception de l’oeuvre littéraire, telle qu’il la pratique et la conçoit. Après Degrés, son quatrième ouvrage, il ne reviendra plus au roman en tant que tel.
Son premier grand voyage hors de l’Europe, Butor l’effectue en Egypte. (Extraits du Génie du lieu ou questions à Butor à ce sujet).
En Egypte découvre de ces monuments qui défient la mort. Les livres ne sont-ils pas à leur façon les pendants verbaux de l’architecture ? Butor rappelle d’ailleurs les propos de Victor Hugo à ce sujet : « Sous la forme imprimerie, la pensée est plus impérissable que jamais. Le genre humain a deux livres, deux registres, deux testaments, la maçonnerie et l’imprimerie. Le livre c’est la seconde tour de Babel du genre humain. » (Répertoire II , p.239). Mais les livres selon Butor sont ouverts à la ralité, aux technologies nouvelles, aux moyens modernes de transport et de communication. Ainsi en est-il de Réseau aérien, pièce radiophonique. (Images aériennes. Extraits en puisant ans des archives radiophoniques).
On voit que le voyage pour Butor, s’il est source d’enrichissement et de transformation, n’est pas un simple divertissement. L’exemple de Jacques Revel, le protagoniste de L’emploi du Temps, en est un exemple : Durant les douze mois que dure le séjour de cet employé français en la ville de Bleston, on ne sort pas du cadre de la ville. Revel est en prison dans le labyrinthe urbain. Il se compare d’ailleurs à Thésée. La ville, symbole de la civilisation, est ressentie comme hostile par le travailleur immigré temporaire, terriblement solitaire. Revel va y nouer des relations, y entretenir des connaissances, y connaître l’amour, l’amitié, la trahison. une partie de bras de fer va s’engager entre lui et la ville de Bleston contre laquelle il écrit un journal, qui se complique au fur et à mesure de sa rédaction, le présent gagnant petit à petit sur le passé. Revel se sentira responsable d’un drame, accident ou homicide peu importe. C’est la ville qui continue d’exercer sur lui sa toute-puissance écrasante. Revel, maudit comme Caïn, l’ancêtre de toutes les villes, en repartira meurtri mais triomphant. N’a-t-il pas écrit ce journal qui met le doigt sur un point sensible de notre malaise, partant de notre civilisation afin de réveler les maux dont elle souffre. Il part avec la conscience d’être parmi les pionniers explorant l’évolution d’un malaise dans l’espoir d’en guérir notre civilisation. (plan de ville, plan de prison…Interroger Butor sur la solitude ou Marie-Jo qui a des confidences à faire sur ces impressions de jeune femme face à l’homme de sa vie).
outefois, les voyages aux Etats-Unis semble avoir joué, plus que les autres, un rôle fondamental. Sa première fille, Cécile, du nom de l’héroïne de La modification, y naît d’ailleurs en 59. Parti avec un projet de roman sur la gemelléité intitulé provisoirement « Les jumeaux », Butor en revient avec Mobile, ouvrage déconcertant qui sera très mal accueilli par la critique. C’est qu’il s’agit d’une histoire sans personnage en ce siècle où chacun se raccroche à l’individualisme malmené par les totalitarismes de toute confession. Plus exactement il s’agit d’une histoire dont le héros serait collectif, le peuple américain et l’épopée de la constitution progressive des Etats-Unis. Butor en donne une représentation toute personnelle, à la fois géographique, historique et culturelle. Il s’agit en quelque sorte d’un équivalent livresque d’un de ses microcosmes dont sont friands les américains, pour leur divertissement dominical, et qui consiste à montrer leur pays ou telle ville en miniature. La vision butorienne est toutefois dénuée de concessions. Les pères fondateurs de la nation sont passés au crible de l’esprit critique du « butor stellaris », qui survole d’ailleurs le continent, et les vices fondamentaux du pays se révèlent plus ou moins implicitement à travers des textes, des comportements, des manières d’être. Au fond il s’agit d’un voyage dans la mentalité américaine, dans ses contradictions, dans ses rêves aussi voire dans ses cauchemars. Car l’Amérique, c’est un peu de l’avenir du monde en marche. Il est selon lui urgent de s’en approprier les leçons et de rectifier les erreurs. (Citations de Jefferson et de Franklin).
Dans ce livre, d’une richesse inouïe, une constante s’impose : la nécessité, pour l’américain moyen, du mouvement. Anti pascalien autant qu’il est possible Michel Butor sait que sa nature pousse l’homme à se déplacer continuellement, en quête d’un exutoire dont il n’aura jamais le fin mot. Un héros éponyme fascine Butor, qui lui a consacré plusieurs poèmes, à partir d’une structure mathématique simple, des cartes perforées, permettant de produire du texte à l’infini. Il s’agit de Don Juan, l’éternel conquérant, un rapace à sa façon ou un fauve, migrateur, ô combien. (Manipulations de Matériel pour un Don Juan). Autre aspect essentiel sur lequel insiste Mobile : la standardisation des produits, et surtout l’unification des références culturelles. On comprend dès lors pourquoi Butor l’histoire dans ce livre ne pouvait être que collective. C’est le sujet qui impose la forme avec laquelle on va tenter de l’aborder. Les multiples possibilirtés typographiques favoriseront divers parcours possibles de lecture, la sacro-sainte linéarité, ainsi que le rappela pertinemment Roland Barthes, se voyant bafouée au grand dam des traditionalistes. Enfin, on pense à un immense collage, un patchwork, un kilt et l’on sait combien Butor affectionne les cartes postales découpées qu’il expédie aux quatre coins du monde. (images).
Dans 681000 litres d’eau par seconde, Butor fera appel à l’un de ces illustres prédécesseurs, le vicomte F.R. de Chateaubriand, à propos duquel il écrit dans un Répertoire : « Il est un Chateaubriand, certes contradictoire mais ô combien proche de nous, déchiré entre sa compassion pour les Indiens d’Amérique et sa culpabilité de traître à sa foi, aggravée par la mort de sa mère et de sa soeur. Un Chateaubriand conscient du passage d’un monde à l’autre, la vieille Europe ayant la possibilité de transformer son gâtisme en nouvelle enfance, un Chateaubriand pour qui l’amérique est bien cette troisième région du monde, inconnue jusqu’alors, qui permet comme le disait Voltaire, de réunir l’Orient à l’Occident. » Peut-être que grâce aux conditions naturelles particulières du continent américain, cette civilisation aurait réussi ce miracle de s’accroître sans vieillir, sans perdre son harmonie, sans qu’intervienne cette scission fatale entre eux-mêmes et le reste du monde, et donc faire jaillir des lumières inconnues d’une source encore ignorée. En ce cas, un Christophe Colomb américain serait un jour venu nous civiliser. Et c’est cette possibilité que l’invention européenne a étouffée dans l’oeuf. » On est loin des petites histoires d’adultère justifiant le succès de La modification.
Dans Le Génie du lieu II, intitulé simplement Où, avec un accent barré, ce qui lui donne la forme d’une croix ou d’un oiseau, Michel Butor relate son séjour à Albuquerque, au Nouveau Mexique. Face à lui, le mont Sandia dont il s’applique à nous fournir 35 vues, le mont Sandia, le soir, l’hiver (puis 9 autres vues), en hommage aux 36 vues du Fuji, chef d’oeuvre du japonais Hokusaï, à qui Butor a consacré un texte des Répertoire. Butor s’applique à tourner autour de la montagne, passant d’une face cachée à une autre. De même dans le livre, toujours avec la science numérologique qui le particularise, il passe d’un continent à l’autre selon un procédé qui rappelle le zapping. Parmi les voyages autobiographiques recensés, trois concernent l’Amérique du nord : la brume à Santa Barbara, la neige entre Bloomfield et Bernalillo, le froid à Zuni… En fait, encore plus systématiquement que dans Mobile, Butor joue de l’espace de la page comme d’un moyen d’avancer par degrés au coeur d’un phénomène. Mais il nous montre que l’évolution technologique permet de se situer à la fois en un lieu et en un autre. Soit qu’un lieu en appelle un autre : une montagne à Cauterets me rappelle une autre montagne au nouveau Mexique, le Sandia (qui lui-même me rappelle le mont Fuji et les petites montagnes coréennes où se font enterrer les familles riches), soit que les conditions météorologiques d’un lieu en appellent un autre (la boue qui nous renvoie à Séoul, la pluie qui nous renvoie à Angkor etc.).
Ainsi, en même temps qu’on tourne les pages, on tourne autour de l’hémisphère nord dont on prend connaissance progressivement, sans perdre le référent français : Cauterets, où l’on vient pour se soigner. A Santa Barbara, Butor et Marie-Jo sont réveillés en pleine nuit de brume par une bombe après avoir cru au grand cataclysme californien, attendu et craint de tout un peuple. A moins qu’il ne s’agisse d’un signe avant-coureur de la fin du monde, tout bonnement, prophétisée par les mormons omniprésents parmi tant de sectes. La neige entre Bloomfield et Bernalillo permet à Butor des’adonner à l’un des procédés caractéristiques de sa production : l’emploi de la citation. Ici Apollinaire et Marcel Schwob sont sollicités. Butor montre qu’un lieu n’en appelle pas seulement un autre mais qu’il réveille un lieu mental faisant appel à nos référence culturelles. Les lieux sont couverts de références artistiques et culturelles. Passer par celles-ci c’est se donner des chances de mieux cerner le génie du lieu. Et puis, cele permet de confronter l’histoire des approches passées à l’expérience que l’on a soi-même dudit lieu. L’oeuvre de Michel Butor est hantée par l’emploi de la citation voire de l’autocitation.. Par ailleurs, Butor est très impressionné, après Levi-Strauss et Breton, dans la réserve Zuni, par les cérémonies du Shalako, prêtre indien déguisé. Les indiens dansent en fonction de règles très strictes mettant en exergue les directions de l’espace, la course du soleil et la nécessité de la nourriture. Il existe donc encore des traces de rapport primitif à l’espace et à l’univers cosmique. Le second volume du Génie du lieu, sur le modèle des huit maisons utilisées par les maîtres de cérémonie, fait intervenir précisément huit lieux différents. Au-dessus du masque, la maison, au-dessus de la maison, l’univers.
Qui ne voit que Butor rêve de faire du livre un équivalent desdites maisons ? Architecture, littérature ne sont-elles pas les deux activités constructives fondamentale de la civilisation ? Les tatouages font des danseurs des êtres à part, des sortes de dandies. Certes Butor se sent en phase avec ces êtres à part dans la réserve du monde contemporain, mais contraints de s’y adapter tout comme le poète. Et que fait-il de différent, en s’appropriant les textes sur le sujet qui forment sur la peau de ses écrits comme un magistral tatouage ! Dans Boomerang, Bicenternaire Kit, qui rend hommage à l’inventeur du ready-made Marcel Duchamp, nous fait revenir à la réalité de la civilisation blanche. Des objets significatifs du mode de vie américain y sont énumérés, décrits. C’est que pour Butor si les mots sont des signes, si les lieux nous parlent comme des livres, les objets nous en apprennent énormément sur nous-mêmes puisque le rêve américain n’est qu’une composante de cet être universel qui dort au fond de nous-même et qui, à la suite de Montaigne, ne saurait nous apparaître jamais comme étranger. Nous touchons là à l’une des idées directrices de la production butorienne. Toute chose existant au monde est comme prise dans un tissu de relations complexes qu’il convient précisément de dénouer. Tout mot, tout signe, tout lieu, tout événement est au centre d’une véritable géographie mentale et culturelle qui lui sert en quelque sorte d’environnement, de fond, d’arrière-plan sans lequel il deviendrait incompréhensible. Cet arrière plan est à la mesure de l’univers. C’est la raison pour laquelle tant dans Boomerang que dans La Rose des vents, en hommage à l’utopiste et visionnaire Charles Fourier, Butor fait de plus en plus intervenir des références à l’astronomie, aux constellations astrales. Les prochaines conquêtes humaines ne s’opéreront-elles pas en premier che fans l’espace. Le cinquième et dernier volume du Génie du lieu, Gyroscope, leur accorderont une grande place ainsi qu’au thème du voyage bien sûr, incarné par l’infatigable Rimbaud. Dans Boomerang revient sur les cérémonies du Shalako mais c’est pour évoquer La fête en mon absence, où il est question d’un potlatch annulé en Colombie britannique tandis que le reste de la tribu-Butor s’est rendue à Zuni. S’y confirme l’intérêt pour des manifestations codées qui visent à concilier le caractère fini de nos possibilités humaines et le caractère infini de l’univers. Et le livre tel que le conçoit Butor, avec sa notable discontinuité, cette impression de dispersion contrôlée, d’éparpillement savamment orchestré, n’est-il pas une sorte de potlatch auquel nous convie ce généreux auteur ?
Butor réserve l’hémisphère sud pour Boomerang, troisième volume du Génie du lieu, dans lequel il relate son voyage en Australie et sa découverte du continent australien. A cette époque-là il vit aux Antipodes, à Nice qu’il évoque, alternativement avec Rio, à l’occasion d’un carnaval transatlantique. Le livre est volumineux, d’un grand format et il présente la particularité de faire intervenir une signalétique inédite : trois couleurs, le bleu pour la partie américaine, le rouge pour l’Océanie, le noir pour les autres lieux textuels. L’Australie se paie la part du gâteau, ce dont on se doute à la lecture du titre. L’oeuvre butorienne s’ouvre ainsi à l’hémisphère sud, à de nouvelles constellations, à une faune et une flore sidérantes. Mais on ne perd pas de vue la havre occidental. En témoigne ce courrier des Antipodes adressé à Marie-Jo, à interpréter à double sens puisque Marie-Jo vit précisément dans une maison niçoise appelée Les Antipodes, près du musée anthropologique de Terra Amata.
C’est à l’épopée de la découverte progressive du continent par ses pionniers successifs, par la race blanche donc que nous assistons et bien sûr à celle des écrivains, de l’écrivain en premier chef. Butor nous fait découvrir les croyances aborigènes et le remodèlement du mode de vie imposé par les européens, leurs excès à leur accoutumée. Mais aussi la présence du désert, si forte encore qu’il semble indomptable. Butor, de façon encore plus radicale que dans Où conçoit une composition telle que nous pouvons entrer dans une des sept parties du livre un peu à partir de n’importe où. Les choses finiront par se mettre en ordre d’elles-mêmes grâce à la structure forte prévue. Les textes sont disposés en un certain nombre prédéterminé et par séries de couleurs soit au centre de la page, soit en haut, soit en bas ce qui décuple les parcours de lecture. Si l’on veut parler d’œuvre ouverte c’est bien celle-là, mais Mobile déjà… Au milieu, en haut, en bas, se déroule l’énumération des états, des constellations ce qui nous permet de nous repérer tout de go : soit nous sommes sur le cancer, soit sur le capricorne, ou de part et d’autres de l’Equateur.
Comme on le voit la sphéricité de la planète importe énormément à cet auteur qui renouvelle complètement le genre même du récit de voyage, ce que marquait déjà une oeuvre comme Réseau aérien, bribes de conversations ordonnées au-dessus de pays qu’on ne foule même plus. La recherche de Butor se veut planétaire, tournée vers le plus lointain passé (aborigènes, indiens zunis) comme vers une possible représentation de l’avenir (système fouriériste, La Rose des vents, publié comme en écho aux utopies de Mai 68 durant lequel Butor a présidé quelque comité d’écrivains revendicatifs). (Témoignage de J.P. Faye ou Maurice Roche). Dans Transit, Butor évoquera le Mexique, les Aztèques et leurs rites cruels, leur fascination pour le sang en rapport avec le cultedu soleil, leur sens du cosmique encore et toujours. On pourrait multiplier les exemples de cette véritable ethnologie textuelle à laquelle se livre Butor dans les cinq volumes du Génie du lieu. Transit propose également un pique-nique au pied des pyramides qui ne manque pas de sel ni d’ironie, nous rappelant incidemment que Le Caire et Mexico sont des monstres tentaculaires qui deviendront vite incontrôlables, ce qu’annonçaient déjà certains propos prophétiques de Boomerang sur Los Angeles et qui prennent toute leur actualité à l’heure où l’on parle tant des problèmes de banlieue. La ville, foyer organisateur, est-elle en train d’exploser d’un excès de force attractive ? Transit, plus sobre que Boomerang, cauchemar des éditeurs et typographes, est divisé en deux parties : Transit A et Transit B disposés à l’inverse l’un de l’autre. Ainsi Butor nous amène-t-il à changer symboliquement d’hémisphère et donc à éprouver physiquement et mentalement la rotondité du globe terrestre. Une fois n’est pas coutume, la table des matières est au centre qui annonce sept lieux dont le Japon et le Canada.
Toutefois, le voyage chez Butor n’est pas seulement réel. Il se fait souvent imaginaire comme quand il prolongede quelques périodes le système cosmique délirant de Charles Fourier. Il se fait durant quelques années onirique, avec les cinq volumes de Matière de Rêve, dont l’un, Le rêve de l’ammonite a été édité sous forme de cassette. (audition de la cassette) Voyage aussi dans le rêve des autres puisqu’il sollicite de grands rêveurs tel Nerval et surtout Baudelaire à qui il consacre un extraordinaire essai : Histoire Extraordinaire. Voyage avant tout et surtout dans notre culture, nos grand auteurs dont il propose toujours une interprétation originale. Et ce sont les cinq volumes de Réperoire, où se succèdent cent-cinq essais, un peu moins que les Essais de Montaigne. Butor y explique ses conceptions romanesques, analyse les différents paramètres entrant en jeu dans l’élaboration d’un livre, étudie un certain nombre de thèmes privilégiés (la nuit, le voyage, la mort…) et renouvelle notre approche ‘un grand nombre d’auteurs que nous imaginions fossilisés dans le savoir universitaire et dont il montre, de façon paradoxale l’incroyable modernité : de Villon, Racine ou Rabelais à Breton en passant par Diderot, Rousseau, Hugo, Balzac, Stendhal, Verne, Zola, Apollinaire, Proust…; d’autres dont il fut l’un des premiers à parler Joyce, Leiris, Faulkner, Pound, Klossowski, Parant etc. Plus des peintres, placés sur le même plan (Dürer, Caravage, Monet, Rothko, Hokusaï, Mondrian, Holbein…) et un peu de musique avec Beethoven, Boulez ou Pousseur. Et puis des sujets plus ou moins inattendus sur la mode, le visage, les contes de fée, l’alchimie…
L’université française ne lui pardonnera ces dons de touche-à-tout génial. Ainsi alors qu’il est invité un peu partout dans le monde, lui refusera-t-elle ses portes. Heureusement, Jean Starobinski, trop content de l’aubaine l’accueillera à l’université de Genève. Deux auteurs étaient au programme chaque année. De tous ces cours, Butor a à ce jour tiré cinq volumes d‘Improvisations : sur Michaux, Flaubert, Rimbaud, sur Michel Butor lui-même et sur Molière inédites à ce jour. D’autres sont en réserve : Artaud, Ponge, les écrivains et l’Orient…
Interview Starobinski) Essais sur les Essais (de Montaigne) insiste sur le nécessaire respect dû à la disposition conçue par leur auteur, faisant de l’auteur des essais un précurseur des structures fortes et signifiantes. Depuis le premier tome des Illustrations, au début des années 60 (quatre sont parus à ce jour), Michel Butor n’aura cessé de collaborer avec les peintres. Soit qu’il écrive sur eux, soit qu’il écrive des textes poétiques à leur demande, soit qu’il intervienne carrément à l’intérieur de leurs oeuvres. Ce sont essentiellement des poèmes en vers blanc ou en prose qui nous sont alors proposés et qui aboutissent à de véritables livres-objets…
(Images et interview d’un peintre : Alechinky, Macchéroni, Masurovski…). Par là même il revient à la poésie qu’il avait abandonné pour suivre son exploration romanesque suivie de nouvelles formes inédites. La répartition par genre traditionnel ne convient pas à cet écrivain qui les brasse tous et qui s’intéresse à un art total comme l’opéra (Nouvelles indes galantes dans Boomerang). Enfin, toujours à partir des années 60, il amorce une collaboration fructueuse avec le compositeur de musique contemporaine, Henri Pousseur, en particulier un opéra intitulé Votre Faust à caractère ludique, ultra citationnel pour lequel est recommandée la participation des auditeurs ou spectateurs. Plusieurs oeuvres suivont, dont Répons 3, pour les 70 ans de l’intéressé (interview Pousseur).
De tout ceci il ressort une oeuvre forte, cohérente, ambitieuse à la dimension d’une époque en pleine mutation. Une oeuvre difficile certes, et qui ne cède en rien aux phénomènes de mode mais poursuit sa voie à la recherche d’un but qui ne se révèlera peut-être jamais mais qu’il importe à chaque être humain de chercher. Car le but est hors. Une oeuvre quis’est aventuré dans la recherche de l’anonymat collectif que pour mieux trouver son identité propre. D’où ce « je » qui finit par émerger et qui conjoint celui qui vit et celui qui écrit, comme s’il s’agissait de faire de sa vie une oeuvre d’art. (interview Butor, citation de Montaigne et film de Favart). Quant à nous, fidèle à cet écrivain qui n’a jamais cessé de nous promettre de nouvelles amériques, jouant avec les titres de ces livres nous espérons avoir donné un Avant-goût, d’une Patience en Liminaires et Préliminaires à une Collation en Chantier. (possible citation prophétique d’Intervalle lue par MB.)