Si Claude Viallat et Alain Clément, nos deux grands nîmois, sont essentiellement reconnus en tant que peintres, il n’en demeure pas moins que les deux pratiquent le volume, de façon sensiblement différente, il est vrai.
La troisième dimension est présente dès l’origine dans les préoccupations artistiques de Claude Viallat. Pris dans une réflexion sur la déconstruction du tableau, sur les données matérielles qui le constituent mais également sur la manière nouvelle d’aborder l’espace, Claude Viallat s’intéresse à  tout ce qui fait relief, qu’il s’agisse de tout ce qui se tisse, se lie, se noue, se tresse ou s’ébouriffe. Les cordes à nœuds sont présentes dès 1968 dans sa production ; les épissures datent de 69. Par ailleurs, l’exploration du filet témoigne d’un souci évident d’occuper l’espace. On a donc une démarche qui, au-delà de l’expérimentation artistique (gros plans métonymiques sur les éléments constitutifs du tableau), rejoint les premiers gestes humains, un bricolage assez simple et fondamental qui relève autant de l’art que de l’anthropologie, de l’ethnologie et de bien des sciences humaines. En outre, Viallat, tout au long de sa carrière, s’est ingénié à récupérer des objets, essentiellement en bois, flotté, naturel ou usiné ; en corde, qu’elle favorise les nœuds ou qu’elle soit terminée par un élément décoratif, une natte, un pompon ; la pierre enfin qui apporte la gravité. On aura ainsi dans les volumes de Viallat souvent affaire à trois éléments à même de se combiner : le bois avec ses capacités de flexibilité et la multiplicité de ses formes régulières ou étranges ; la corde avec sa souplesse et sa maniabilité, ses multiples fonctions également ; la pierre avec sa masse et son apparence souvent grossière mais ancestrale. Les objets ont pu petit à petit s’intégrer à cette triade : les fauteuils stylisés ayant appartenu à une autre époque par exemple peuvent s’immiscer dans de nouvelles compositions. Ainsi, de même que dans son œuvre picturale, Viallat multiplie les variétés de supports de tissus les plus inattendus, y compris déjà imprimés, pour les estampiller de sa forme et de la panoplie extrêmement riche de ses couleurs, de même il choisit du regard des objets du réel ayant vécu et à même de se combiner à d’autres. Il lui arrive également de réintroduire des éléments picturaux dans des objets, le bois redevenant ainsi un avatar, une déclinaison du châssis – la corde résumant à elle seule la surface. Pour en revenir aux objets et au volume, on repère trois formes de présentation : le sol, à l’instar de la sculpture, avec une recherche d’équilibre sans exclure la volonté d’œuvrer dans la précarité ; la suspension à partir en gros du plafond ; et la présentation murale qui nous prouve combien chez les artistes les frontières sont poreuses entre les différentes disciplines qui constituent leur cheminement. Ces œuvres murales peuvent en effet relever autant de la peinture que du volume, ce que prouve la combinaison d’arcs ou cerceaux de bois, avatars du châssis, avec des tissus marqués par la forme si spécifique à l’artiste. Ce dernier peut œuvrer dans le petit ou le grand format, tout dépend de l’objet trouvé ou récupéré, lequel subit souvent l’épreuve du temps : il peut rester des années dans l’atelier avant que de voir son (ses) complément(s) se joindre à lui avec évidence, parfois même ne jamais servir. Le hasard fait ici souvent bien les choses, et sans doute aussi la nécessité. Il y a dans cette expérimentation du volume quelque chose de profondément humain, d’universel qui complète admirablement le travail insatiable de marquage, de répétition et d’exploration des qualités du tissu qui fonde la pratique la plus connue de Viallat. Ses volumes s’avèrent souvent précaires mais c’est parce que Viallat a conscience de la précarité de notre existence, et que nous ne sommes pas faits pour durer. Cette expérience qui alterne avec son travail sur la forme, l’antiforme et les tissus, lui permet de laisser libre cours à des réalisations qui échappent au léché, au fini, au bon goût que l’on associe en général au goût au bourgeois. Ces expérimentations apportent du jeu à une conception de l’art qui mise avant tout sur une présomptueuse pérennité.
Chez Alain Clément, le problème est différent. Ce n’est qu’au terme de plusieurs décennies de recherche picturale que la tentation du volume apparaît chez lui. Certes, on l’a vu dans les années 80, recourir aux plis de lourds rideaux latéraux et rabattre une étendue monochrome vers la partie centrale mais la vraie rupture s’effectue dans les années 90 : les formes, très organiques, renvoyant aux gestes du corps voire à des éléments corporels latents, s’émancipent petit à petit du tableau, font un court séjour le long des murs, en relief et en bois coloré, avant de se poser au sol et de trouver dans l’acier peint leur matériau de prédilection. Les dimensions corporelles sont maintenues en général, les couleurs sont le plus souvent primaires, le noir étant réservé aux réalisations les plus massives ou totémiques, le bleu plus léger aux formes les plus galbées, le rouge à la violence, l’initiative, l’affirmation et finalement l’architecture stable. Ainsi, graduellement, les formes plates du tableau sont-elles devenues volumes et ont-elles évolué progressivement, du plan du tableau au bas-relief mural et de celui-ci au sol. Certes, la production picturale se perpétue et se modifie au fil des années. Parallèlement, il y a pourtant chez Clément une volonté sculpturale de conquérir l’espace après avoir conquis la surface des tableaux. Les objets ne sont pas choisis dans le monde environnant mais créés, après une étape de maquette, sur le même principe que les toiles. A la différence notable que la surface chez Clément est en général recouverte all over, tandis que ses sculptures témoignent d’une volonté de jouer avec le vide. Les formes d’acier sont en effet fines, ne sont pas constituées de matière mais, si l’on préfère, des grandes lignes, suggérant le volume et amenant le corps du visiteur à tourner autour. Elles ne se présentent pas comme précaires mais définitives et affrontent ainsi fièrement l’épreuve de la postérité. Extrêmement souples, elles se font le plus souvent d’une sensualité féminine et confinent à la chorégraphie, célébrant les fantaisies maniables de la courbe. Au bois usiné puis à l’acier, Clément ajoute parfois le béton, toujours en formes souples ou serpentines, lequel peut servir de socle au métal. Le geste chez Clément est assez simple. Il s’origine dans la rotation du poignet puis se développe, se délie et finit par aboutir tantôt à ses formes serpentines, tantôt à ses aspects plus galbés, parfois à des formes plus construites et architecturées. Les œuvres de Bram Van Velde, Poliakoff, Fernand Léger se sont un temps trouvées en résonance et affinité élective avec sa production. On a donc chez lui une propension à l’universalité à partir des gestes simples. Si dans la peinture la maestria picturale se sublime dans l’harmonie des couleurs et des formes, dans sa sculpture, la couleur est unique, et la forme, on l’a dit, des plus simples. On peut vaguement le rapprocher de Calder et de ses stabiles mais en plus organique, en plus vivant. C’est par la sculpture que Clément se rapproche ainsi le plus près possible du monde, puisqu’il sort du tableau pour le rejoindre, notamment dans les réalisations publiques au format monumental, – et donc de l’universalité. Et comme ses formes picturales inspirent le mouvement, on peut dire que sa sculpture donne du mouvement au monde. On notera en effet qu’elles sont faites pour que l’on tourne autour d’elles jusqu’à saisir ce qui nous rapproche d’elles : leur corporéité. De sorte que notre mouvement aussi peut confiner à la danse.
Deux expériences du volume assez différentes, rapprochées toutefois par le fait qu’elles alternent avec la pratique picturale qui fournit la base de référence et qui semble mieux connue du public. Le volume permet à Viallat d’expérimenter la précarité d’objets récupérés et d’ouvrir d’autres pistes à la définition artistique, dans une perspective anthropologique. Elle permet à Clément d’ouvrir une perspective tridimensionnelle non à l’intérieur du tableau mais dans son extériorité immédiate, comme une perspective à l’envers si l’on peut dire, en recourant à un matériau moderne mais stable : l’acier, à la fois robuste et tout en finesse.

 

Texte paru dans Le Regardeur (AAMAC Nîmes) en octobre 2020

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