Yves Bonnefoy
1) Le monde : –
La Poésie d’YB se nourrit de relations privilégiées avec la nature : Le début du Leurre des mots évoque le sommeil d’été, avec son décor de montagnes et de vallée fluviale pouvant rappeler le paradis terrestre ; on y repère de nombreuses allusions à la mer, aux souffles, à des branches d’arbres, au chant du rossignol… ; dans La Maison natale, strophe XI par ex, il est question de bruyères, de dunes p.96, de chardon bleu des sables, d’écume et de rivage, de branches, de brassées de branches et de feuilles (P . 86) ; dans Les Planches courbes, le décor est constitué de rive, de clarté de la lune et de l’eau du fleuve… Pour Yves Bonnefoy, la nature est le lieu par excellence où s’effectue l’expérience de la Présence, relation spontanée, préverbale, enfantine, proche de l’être en rêve ou du simple en esprit, qui nous réconcilie avec le monde et les » choses proches, « . Bonnefoy réhabilite ainsi le monde réel dans son immédiate simplicité.
– Cette relation au monde est vécue comme une découverte, un éveil, une nouveauté, une » enfance » : Cf. dans LMN les leitmotive de l’éveil, l’allusion au voyage en train, dès l’aube ( » Je regardais l’avènement du monde/Dans les buissons du remblai » P. 89). Dans LLDM : autre occurrence de cette découverte émerveillée du monde : » Mon amie, c’est là nouveau ciel, nouvelle terre… » P.71. Parfois il s’agit d’un frémissement (de la main qui touche la promesse d’une autre P.77), d’un frisson ( » de mémoire » pour Ulysse), d’un signe de notre » finitude » : une fumée, le lacet de la foudre, bref l’instantané, l’évanescent, ( » branches qu’une inquiétude agite » P.74), ce que Baudelaire appelle la » fugitive beauté » mais qui paraît au Poète plus véridique (d’où son association à la Vérité) que l’Idée de Beauté au sens platonicien du terme (Modèle idéal, archétype dont toute incarnation sur terre ne serait qu’un avatar, une apparence illusoire).
Car la Poésie de Bonnefoy privilégie le concret, les choses simples, qu’il s’agisse des éléments (l’eau, la terre surtout, le feu, l’air comme chez Bachelard), de leur incarnation en fleuve, mer, eau qui monte, nuages, feu des vignerons, premier feu à prendre au bas du monde mort, souffles (qui) nous environnent, nous accueillent, sable du rivage griffé par les ongles des pieds, lit terrestre (P.74), arbres, branches ombres, lumières, lampe qui brille, voix (Cf. La Voix lointaine), cris, rires… d’enfant notamment Et même Cérès, déesse grecque de la fécondité, s’incarne sur terre pour souffrir et espérer comme les êtres humains, Cérès à la recherche de sa fille, Perséphone, que l’enfant poète croit apercevoir, peut-être dans un miroir (LMN P.84 + P.21 Pluie d’été : » Cérès aurait bien dû…/L’attendre…. Et ce qu’elle perdit/ Elle l’eût reconnu « ).
Donc ce monde réel est porteur d’une attente, d’une promesse, d’un » enfant » à retrouver ou à naître : le poème. Mais Cérès passe à côté de l’enfant qui rit de surprise. C’est normal car elle n’est qu’une Idée (qui cherche certes à s’incarner) inventée par l’homme, tel le Dieu de L’encore aveugle, qui, P.108 » cherche, simplement,/ A voir, comme l’enfant voit, une pierre,/ un arbre, un fruit, la treille sous le toit,/ L’oiseau qui s’est posé sur la grappe mûre. «
– Le monde est également présent dans son aspect cosmique : la nuit en particulier, qui n’a pas de rive, l’étoile et notamment Vénus » la première étoile » qui semble dériver et présider ainsi à la beauté du rêve nocturne d’Ulysse, qui lui préfèrera l’action ( » Lui cependant…/Pensait déjà à reprendre sa rame… « ), » Beauté ultime des étoiles sans signifiance « .
Le poète fait de nombreuses allusions au soleil : Cf. P.19 de Pluie d’été : » Vaincre, Marsyas enfant, le dieu/De rien que le nombre. » qui éclaire quelque peu un passage énigmatique du LDM p.75 : » l’enfant… a pris dans le ciel une grappe trop lourde/ Le vendangeur… le regarde passer, bien que sans visage « . Dans LMN, autre référence au soleil qui » Jeta de toutes parts ses milliers de flèches/Dans le compartiment… « . La lumière est également sollicitée et l’été joue un rôle important parce que c’est le temps des moissons, de la fécondité (Cérès), du » alien corn » de Ruth, elle aussi bientôt et à nouveau fertile, selon la référence biblique (+ Hugo : Booz endormi). Dans Les Planches courbes, enfin, la fin du poème en prose voit le géant et l’enfant se fondre « dans cet espace sans fin de courants qui s’entrechoquent, d’abîmes qui s’entrouvrent, d’étoiles « . Ne s’agit-il pas alors de rejoindre le monde ? L’Un ? De s’unir à lui, de se réconcilier en quelque sorte avec sa présence, ce qui suppose un renoncement…
II) – Le mot :
– Un renoncement à notre façon habituelle, rationnelle, de penser.
La poésie de Bonnefoy ne se veut pas » conceptuelle » c’est-à-dire qui évoquerait le monde en valeur absolue, indépendamment de sa présence incarnée sous nos yeux. Quand Yves Bonnefoy évoque en effet une expérience qui sollicite sa parole poétique, il cherche à en restituer le caractère ponctuel, ici et maintenant. Par ex P. 94 de LMN il écrit : » Autour de nous/Le grenier d’au-dessus l’église défaite,/Le jeu d’ombres léger des nuées de l’aube,/Et en nous cette odeur de la paille sèche/restée à nous attendre… « , il cherche à retrouver une émotion instantanée (née d’une réminiscence), hic et nunc, et non en faire un symbole, une généralité.
Car pour lui le langage trahit ce que nous ressentons car il est abstrait et à tendance à distinguer des choses que nous percevons dans leur unité. D’où l’intérêt d’YB pour les Peintres, notamment ceux du paysage (Poussin, Le Lorrain, Constable, Hollan, sa femme Lucy Vines…) parce qu’ils présentent les choses dans leur unité et leur contiguïté voire leur continuité. Ils se rapprocheraient ainsi de la conception très visuelle de la poésie selon YB (LMN Strophe 6 : » Et soudain/Cet autre feu, en contrebas d’un champ/De pierres et de vignes. Le vent, la pluie/Rabattaient sa fumée contre le sol,/ Mais une flamme rouge s’y redressait… « ). Quand YB parle d’un feu, d’un nuage ou d’une fumée il évoque donc ce dont il a pu faire l’expérience immédiate, parce que cela a attiré son attention et a semblé lui faire un signe de présence. Au contraire le langage nous prive de cette présence puisqu’il dissocie les choses en les nommant (le feu est différent du champ, lui-même distinct de la vigne, ou de la pierre alors que la présence les perçoit tous en même temps). En d’autres termes YB a l’impression que les mots sont un leurre ; et qu’ils nous laissent au seuil de la présence des choses simples. L’un de ces recueils, antérieur aux PC, s’appelle d’ailleurs Dans le leurre du seuil, qui rappelle évidemment DLLDM.
– Du coup YB se permet dans les trois sections des PC une critique des mots comme leurre. Dans LLDM il évoque les fautes du langage (P79), les mots » qui offrent plus que ce qui est/ou disent autre chose ce qui est » (P.73) c’est-à-dire qui passent à côté de la présence. Le poème VII de LMN se termine par » les mots qui ne savent dire « , le Poème V : » Les choses dont les mots me parlent mais sans convaincre » (P.87). Dans la salle de classe l’enfant a bien appris les premiers mots mais il s’est vite rendu compte qu’ils ne collaient pas seulement à l’image auxquels on les associait (l’arbre, le chien qui jappe) mais qu’ils désignaient aussi tous les arbres, tous les chiens etc. Cette dépossession ou désincarnation d’une formulation unique (ce chien-là, ici et maintenant) pour en faire une valeur absolue (le concept de chien ou d’arbre), YB y fait allusion quand il parle P.88 de » la blancheur qui transit le langage « .
Mais surtout dans LPC, le géant finit par expliquer à l’enfant, qui tente avec lui son apprentissage verbal qu’ » il faut oublier ces mots, il faut oublier les mots » (P.104). YB est donc très méfiant par rapport au langage. Mais la poésie est pour lui le plus sûr moyen de retrouver la présence du monde et des choses simples (écume, fumée, branches d’arbre, pas, étonnement entre être et ne pas être en voulant toucher la buée… « . Ainsi le rêve et ses images lui permettent-ils de proposer un état mental à même de nous réconcilier avec la présence du monde. Le caractère discontinu et irrégulier du découpage par strophe ou du traitement des vers irrégulier est en rapport avec cette volonté de nous faire éprouver cet état mental. Car il s’agit de résister au désespoir (cf.P. 77, » Injustice et malheur… lucidité qui désespère… « ).
La poésie est donc une main charitable tendue à ceux qui se noieraient ( » déçus se détournent vers la mort » P.79). D’où l’image des arrivants, du phare et de l’ancre jetée en fin DLLDM et, fin de LMN » ceux qui là-bas nous demandent rivage » et que les nageurs, peut-être les mots du poète, cherchent à aider…
En nous réconciliant avec » la finitude « , notre condition au sein du cosmos.
– C’est dire si la Poésie d’Y.B. est portée par l’espérance qui se confond pour lui avec elle. Car il se sait en plein paradoxe : il se méfie des mots mais se sait obligé d’y recourir. Simplement il y recourt à travers le chemin de la Poésie, avec ce qu’elle implique de renoncement à nos modes de pensée rationnels, abstraits et conceptuels. Cette espérance en les mots de la Poésie se lit dans chaque section. Elle prend le visage de l’enfant, la forme de l’étoile, emprunte sa barque au voyageur et épouse la quête de Cérès. DLLDM : » O poésie… je sais qu’il n’est d’autre étoile/A bouger, mystérieusement, auguralement… Que ta barque… Comme autrefois les arrivants… et brillait le phare (avant le) premier feu à prendre ». LMN : » Cérès,… son besoin de boire ? Avidement au bol de l’espérance… cet enfant qu’elle n’avait su…Soulever dans la flamme des jeunes blés/Pour qu’il ait rire… » P.97. Et que devient un enfant qui grandit aux dimensions de l’univers (LPC) ? Un astre comme dans les Métamorphoses d’Ovide ? Toujours est-il que pour YB, dans LLDM » n’est réelle que la voix qui espère « .
La poésie fait donc partie intégrante du réel qu’elle parvient à rejoindre en cherchant à rendre compte de la présence, du moins en tente-t-elle la difficile traversée (d’où le thème omniprésent de la barque vers l’autre rive).
III le Moi :
– Les images se nourrissent d’expériences individuelles, ce qui fait que la Poésie s’appuie sur la Mémoire. YB dans LMN cherche peut-être entre autres à situer l’origine de sa vocation poétique, véritable maison natale, avec son seuil où vient frapper Cérès. Ainsi nous révèle-t-il quelques détails autobiographiques notamment sur son père, sa mère et ses parents réunis. Le père semble saisi dans une attitude qui constitue pour l’enfant une énigme ( » Qui était-il ? « ) p.90.
Le Poète insiste sur son état de fatigue, sur sa vie sans passion, sans vocation. Il disparaîtra à tout jamais et rejoindre ainsi la terre mère, ce que suggère l’allusion à » l’autre rive « , P.92. Sa mère est associée au sentiment d’exil ce qui l’assimile à Ruth, P.93. On sent dans les trois poèmes où interviennent les parents la souffrance de l’enfant, liée au manque de communication avec eux. Leur être même fut dès lors pour lui une énigme et c’est peut-être par cette sensibilisation à ce mystère des êtres, que naîtra plus tard la curiosité poétique. Un passage est émouvant : celui ou l’enfant poète triche au jeu de cartes pour faire gagner son père comme si cela pouvait changer le cours du destin.
Au demeurant la composition de LMN, en quatre séries de découvertes de trois poèmes chacune, semble épouser les étapes de la vie du Poète : 1) Episode de Cérès comme découverte du monde et mythe fondateur, préverbal, de la vocation poétique, 2) apprentissage et découverte du monde dans le voyage, les expériences de la présence et évidemment du langage, 3) découverte des êtres proches, 4) découverte de l’existence avec sa fin et ses enjeux (la » charité « , la compassion envers l’autre à sauver, sinon le poète n’aurait aucune raison de publier ses textes).
Le thème du souvenir apparaît aussi dans LLDM : « Et la beauté des souvenirs, et le mensonge des souvenirs P.73). Donc le Moi est présent dans cette poésie à travers les souvenirs d’enfance ou plus tardifs : P.94 : » La vie alors ; et ce fut à nouveau/une maison natale « .
– Mais les images ont surtout à voir avec nos désirs inconscients. Le thème du désir est présent d’emblée avec Ulysse et peut-être avec l’amie de la première strophe du LDM, invitée à savourer ce moment paradisiaque et à cueillir les grappes de présence avant de s’abreuver au sein de la terre (donc à s’y coucher…), nommée plus loin lit terrestre. La première partie s’achève d’ailleurs sur la » vague qui se rabat sur le désir » P.76. Il est question aussi du » rêve de la nuit » à qui on demande de » prendre celui du jour dans (ses) deux mains aimantes… pour qu’unité prenne et garde la vie… » P.74, comme pour réconcilier les deux faces de l’être humain (son côté diurne, rationnel, conscient et son côté nocturne, inconscient, plus proche de la mentalité enfantine et primitive, mais porteur d’angoisse.
On sait les rapports entretenus par YB avec le surréalisme qui avait érigé l’image poétique comme suprême valeur et le rêve comme voie royale pour arriver à l’inconscient. Pour Nerval le rêve est une seconde vie. Car le rêve exprime nos désirs les plus profonds, les plus archaïques ou primitifs. D’où au réveil dans la 2ème partie DLDM : » le tumulte/des griffes et des rires qui se heurtent/Avec l’avidité sans joie des vies primaires… » P.77. YB sait qu’une partie de nous-même nous échappe et que notre être intérieur est aussi énigmatique et inconnu que les êtres extérieurs et que les choses simples, sans la présence qui nous les rend davantage sensibles. Aussi évoque-t-il notre inconscient comme » navires lourds de nous-mêmes, /débordants de choses fermées… « , notre destin futur nous échappant également ( » nous regardons/à la proue de notre périple toute une eau noire/S’ouvrir presque et se refuser…) P.72. La Poésie est ce qui permet de garder le cap, de ne pas céder à l’angoisse existentielle (influence de Kierkegaard sur YB), d’espérer.
– Le Moi du Poète se découvre aussi dans les images récurrentes (voyage et arrivée, thématique de l’eau, enfant…) mais aussi dans les références culturelles, lectures et allusions aux Peintures aimées comme la scène de Cérès par Elsheimer, l’allusion à Keats, à Homère (Ulysse), sans doute à la légende de St Christophe portant l’enfant sauveur dans LPC, au Virgile des Bucoliques (livre préféré d’YB, où l’on évoque un enfant censé ramener l’age d’or et supplanter le Soleil Apollon).
En définitive la poésie d’Yves Bonnefoy traite du monde comme extériorité, du Moi comme intériorité, des mots poétiques comme entre deux, trait d’union, barque. Aux planches courbes.
Texte écrit comme corrigé d’un bac blanc sur les Planches courbes.