L’ETRANGER : SCENE DU MEURTRE : Fin Partie 1


De : J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire… » à la fin du chapitre 6
CAMUS, auteur XXème siècle, associé à l’absurde et à une littérature d’idées. L’Étranger, 1942, publié en même temps que l’essai Le Mythe de Sisyphe. La composition du livre en deux parties : avant/Après le meurtre. Extrait : Rappel : Dimanche à la mer. Promenade sur la plage à trois avec + bagarre ; promenade à deux avec Raymond furieux puis apaisé ; promenade en solitaire pour éviter les explications. Besoin d’ombre et de la fraîcheur de la source. Récit rétrospectif.
Lecture). Reprise de la problématique : Selon son point de vue Meursault est-il coupable de ce meurtre ?
Plan :


I) Le récit d’un meurtre évitable :


A) Le récit du meurtre

L’action qui se détache : tuer un homme. Cela se fait en deux temps. Meursault évoquant son « révolver » précise : « La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là dans le bruit à la fois sec et assourdissant que tout a commencé » (rythme ternaire + gradation rythmique et passage du tactile à l’auditif). L’action de tuer est donc nette même si elle semble subie, mal assumée (la gâchette serait responsable) mais, dans un second temps voulue, sans le moindre doute : « Alors, j’ai tiré encore quatre fois… ». Et comme le texte parle d’un « corps inerte » on comprend  que l’adversaire est mort. Donc l’action principale est celle de tuer un homme.
– Est-il sciemment commis ?Non, si on considère que Meursault ne manifeste aucune haine, aucune agressivité envers l’arabe, et réciproquement. Le révolver n’est pas là par préméditation mais au contraire parce que Meursault a voulu éviter un assassinat. Mais surtout il précise, dans une phrase binaire : « Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le révolver ». C’est ce mouvement, et cette tension, qui aurait provoqué ce que l’on pourrait appeler l’accident, ou un acte manqué, ou ce qu’on voudra, en tout cas pas un meurtre prémédité.  Mais quelle action semble plus absurde que la précédente ?Celle de tirer quatre balles supplémentaires sur un corps déjà occis : « Alors, j’ai tiré quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût ». On comprend mal cet acharnement, même si l’on peut supposer que Meursault en a voulu un peu à l’arabe qui, par sa présence en la source convoitée, et aussi parce qu’il a sorti son couteau, l’a conduit à un meurtre non voulu. En tirant sur cet homme mort, c’est comme s’il se vengeait de lui-même, et de sa propre action totalement absurde, de ce qu’il vient stupidement de faire. Il ne connaît pas cet homme et n’a pratiquement rien à voir avec lui. On a du mal en tout cas à saisir les raisons de son acte ultime et la justice s’en servira de preuve à charge.

B) Ce crime était-il évitable ?

Oui, à considérer la première phrase… : Celle-ci marque combien le destin d’un homme se joue parfois à un rien : « J’ai pensé que je n’avais qu’un demi tour à faire et ce serait fini ». La binarité distingue bien l’action possible et ces conséquences virtuelles. La cadence est mineure puisque l’action de finir est plus courte que celle de faire le demi-tour, et ce procédé protase/apodose  exprime bien l’achèvement d’une action. A ce moment-là donc, rien ne laisse présager le drame à venir. Ce crime était donc évitable. Il suffisait d’un « demi-tour ».
– Quelle action est responsable de la situation ?Celle du « pas de trop » en avant. C’est superbement exprimé dans le texte par le léger décalage du nombre de syllabes 5 puis 6 : « Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant ». La syllabe en trop exprime bien l’idée du pas en trop. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Certes, le narrateur précisait bien qu’il « avai(t) fait quelques pas vers la source » mais le danger n’était pas imminent (« l’arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin ». C’est donc le dernier pas qui détermine l’enchaînement fatal des actions et réactions réciproques.
– Qui l’a causée (« brûlure »), et pour quelle conséquence ?Qu’est-ce qui a causé cette nécessité du pas de trop ? Meursault en précise la cause : « A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. ». Il y a donc une raison objective à ce pas de trop, et il n’a rien à voir avec un désir de meurtre. Il est lié à une sensation corporelle, tactile, désagréable : la brûlure. Mais il a une conséquence fatale, néfaste. L’arabe prend ce mouvement pour de l’agressivité et sort son couteau, probablement celui avec lequel il a blessé Raymond. C’est le pas de trop qui rend le meurtre inévitable.

II) Quelles formes prend le destin dans ce passage ?

A) Celle d’un homme, un « arabe ».


Il s’agit de la victime. On a donc une victime : l’arabe. On a l’impression qu’il se trouve au mauvais endroit au mauvais moment, qui plus est seul. Au lieu convoité : la source de fraîcheur et d’ombre. Même si Meursault n’a rien contre lui, il le prive de la sensation apaisante et rafraîchissante qui l’a fait revenir sus ses lieux. Dès le début de l’extrait, on sait dans un premier temps qu’il ne s’affole pas puisque Meursault ne représente pas pour lui un danger : « L’arabe n’a pas bougé ». Meursault précise pourtant : « J’ai attendu ». C’est à partir du moment où Meursault se rapproche que les choses se compliquent. Ce qui l’attire, c’est l’ombre, mais elle est du côté de l’arabe : « Peut-être à cause des ombres sur son visage… ».
– L’action fatale, mais compréhensible : En voulant se protéger, l’arabe provoque l’irrémédiable. C’est bien dit, à la suite du pas de trop, dans une phrase en gradation rythmique, 4, 5, 17 : « Et cette fois, sans se soulever, l’arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil ». La gestualité minimale montre qu’à ce moment-là le danger n’est pas non plus imminent, même s’il s’est rapproché. C’est davantage un geste naturel de protection que fait la future victime. L’ironie du sort fait que ce geste va lui être fatal.
– Le rire d’ironie tragique : Cette ironie était sans doute décelable avec l’impression qu’a Meursault qu’il (l’arabe) « avait l’air de rire ». C’est comme si cet arabe était le jouet du destin et sa victime désignée. On peut parler d’ironie dramatique (en se protégeant, il obtient l’inverse de ce qu’il voulait) et tragique (les deux s’engagent sans le savoir sur la voie de la mort). A la fin, il n’est plus qu’un « corps inerte ». La mort aplanit toutes les conditions, toutes les origines. Un corps n’est plus qu’un corps.

B) Celle d’un astre et de ses effets

– Occurrences multiples du nom soleil : Mais le destin prend une autre forme, une autre couleur, une autre apparence avec l’omniprésence du soleil. C’est lui qui et responsable de la brûlure qui a fait faire le pas de trop : « La brûlure du soleil gagnait mes joues ». Dès le début Meursault justifie le refus du « demi-tour » par le fait d’avoir à affronter « toute une plage vibrante de soleil ». On a donc ici un opposant qui pousse Meursault vers les lieux du meurtre. Après le pas en avant, Meursault reconnaît qu’il ne se « débarrassera pas du soleil en (s)e déplaçant d’un pas ». C’était donc bien le soleil qui est responsable de ce pas. Le couteau est également présenté « dans le soleil ». Plus loin, il est question  des « cymbales du soleil » dans une correspondance (tactile/auditif). Après le premier tir, il indique : « J’ai secoué la chaleur et le soleil. ». Enfin l’heure correspond au moment de l’enterrement de la mère : « C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman ». Ce soleil s’acharne donc sur Meursault, comme s’il dirigeait ses pas vers une action absurde. De ce point de vue il incarne le destin. Mais ces signes ne sont décelables que rétrospectivement. Sur le moment, ils n’étaient pas compréhensibles en tant qu’avertissement.
– Lumière et chaleur : Le soleil se sert en outre de ses auxiliaires, que le récit rend de manière très imagée, contrairement à l’écriture blanche du début. On sent que c’est un moment important pour Meursault. Le premier de ses auxiliaires est la lumière éblouissante. L’auteur précise : « La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front ». Beaucoup d’allitérations, liquides, sifflantes et nasales. La comparaison souligne l’intensité de la douleur ou de la gêne. Un peu plus loin le narrateur évoque : « le glaive éclatant jailli du couteau », assimilant l’arabe à un archange. Puis évoquant : « Cette épée brûlante (qui) rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux ». Les métaphores sur des armes de plus en plus volumineuses et agressives traduisent la sensation douloureuse ressentie par Meursault, et justifiant sa réaction. D’un autre côté, on a la chaleur intense, qu’exprime bien le mot « brûlure », ou le « voile tiède » évoqué plus bas. L’épée est dite « brûlante ». Plus loin, à propos de la mer, on a l’         adjectif « ardent » (« La mer a charrié un souffle épais et ardent » qui renvoie aussi au vocabulaire du feu. Surtout l’hyperbole et oxymore : « le ciel s’ouvrait pour laisser pleuvoir du feu » montre que ce thème est également omniprésent.
– La Sueur : Enfin, le soleil déclenche la sueur, phénomène physique ou corporel. Au début, elle semble supportable : « j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils » avec de très nettes allitérations en sifflantes pour l’effet désagréable. Mais par une subtile gradation, il est question ensuite d’une nouvelle sensation pénible, soulignée par l’allitération en sifflantes : « Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais ». En d’autres termes Meursault est aveuglé. La sueur contient du sel qui brûle, comme la mer. Vers la fin la sueur est mise sur le même plan que le soleil pour évoquer l’action néfaste du destin : « J’ai secoué la sueur et le soleil ». Il s’agit alors de s’en débarrasser mais entre temps la première balle a été tirée. Comme pour soulager le corps d’une trop grande douleur.

III) Ce que Camus a voulu illustrer d’un point de vue philosophique.

A) L’introduction de la mort

L’équilibre éternel du jour brisé par le drame temporel : Camus a voulu exprimer sa philosophie de l’existence, plutôt épicurienne.D’où l’allusion à son bonheur récent, à la plage, avec Marie ce que marque le plus que parfait (« une plage où j’avais été heureux »). La plage en effet est éternelle. Elle est formée en effet d’éléments horizontaux et verticaux : la plage de sable, la mer, et le soleil haut dans le ciel qui permet de tracer la verticale. Ce qui fait un angle droit naturel, conçu de toute éternité. En ce sens, on peut parler d’ « équilibre » détruit (« Tout a vacillé »). Ce  paysage existe de toute éternité dans le silence et la paix. En y introduisant la mort, l’homme y insère de la temporalité et montre ainsi l’antinomie qui caractérise le rapport de l’homme au monde. De même, en introduisant le bruit du coup de révolver par rapport au silence, l’homme modifie l’ordre du monde. Rien de plus contradictoire en effet que du mortel dans l’éternel, du temps dans l’intemporel et de l’humain pensant dans le monde inconscient (non pensant, Sartre dirait « en-soi »), que le bruit dans le silence, que le sens dans le non sens. La faiblesse face à la force mais qui s’ignore tandis que l’humain tire sa force de la conscience de sa faiblesse.
– La coïncidence avec l’enterrement de la mère : Autre idée importante. Ce n’est pas par hasard si Meursault établit une relation avec le soleil de l’enterrement maternel. D’une part du fait que dans les deux cas l’astre lui est manifestement hostile. D’autre part du fait que son meurtre va être jugé à l’aune de son comportement le jour de l’enterrement : il n’a pas pleuré, gêné notamment par la chaleur. En fait, avoir mis sa mère à l’asile pour vieillards, c’est un peu aussi comme s’il l’avait tuée. Cette référence au même soleil est à la fois rétrospectif (flashback du début du livre), et prolepse sur l’évolution des événements.
– Combien les sensations corporelles peuvent annihiler la volonté. Le vocabulaire du corps est fondamental, « les joues, les sourcils, le front et même les veines sous la peau, encore le front et les sourcils, les paupières, toujours le front, les cils, les yeux douloureux », tous ces mots renvoyant au visage mais ils sont suivis de la « main » crispée et surtout de « tout mon être », métonymie qui inclut le corps. C’est que Meursault est avant tout un sensoriel. Ici la douleur, la crispation, la tension annihile toute pensée qui pourrait enrayer l’acte funeste. Certes le héros pense (« J’ai pensé que je n’avais qu’à », il se juge même (« Je savais que c’était stupide ») mais il se laisse dominer par les sensations (« Je ne sentais plus que »). A la fin, il ne peut que constater les dégâts (« J’ai compris que ») mais il est trop tard pour faire machine arrière. D’où le passage à l’action : « Alors, j’ai tiré encore quatre fois »… On voit la faillite de la pensée face à la prédominance du corps. En apparence l’esprit est impuissant face à l’effet du monde surpuissant sur lui. Mais en réalité, c’est bien Meursault qui tire les quatre autres balles. C’est-à-dire qui assume son acte non consenti… L’esprit retrouve ses prérogatives, sa dignité d’homme.

B) L’absurde et La révolte

Le soleil suscite une action totalement absurde. Comment définir celui-ci ? (incompatibilité entre l’homme et le monde). L’intention de Camus est d’illustrer sa définition de l’absurde dont on peut trouver des tas de traces dans chacune de nos existences (un accident bête, une mort prématurée pour un mot de trop, une injustice flagrante, une destruction inacceptable…). Mais ici on voit bien qu’il s’agit d’opposer l’homme au monde. Meursault et le soleil, Meursault et la plage. L’absurde n’est ni dans le monde ni dans l’homme. Il naît de leur contradiction, l’un étant fort et non doté de conscience, l’autre étant faible mais doté de conscience et ne pouvant comprendre les règles barbares, et immuables, du monde qui n’est pas nécessairement fait pour lui. Il faudrait se rendre indifférent au monde pour lui ressembler et accepter cette absurdité dans laquelle nous vivons, à savoir que nous ne savons ni pourquoi nous vivons ni pourquoi nous mourons. Or la société met du sens à tout, et juge sévèrement ceux qui se rendent trop indifférents et donc trop étrangers. Tel Meursault.
-Mais pourquoi tirer quatre balles de plus ? Pour retrouver sa dignité humaine, une certaine supériorité paradoxale face au monde sourd, et inconscient de sa force. Parce que l’espace d’un quart de seconde, l’être humain qu’est Meursault a réalisé qu’il venait d’être le jouet d’un destin aveugle et qu’il se révolte contre cet état de fait. C’est cette révolte contre le monde qui lui fait tirer ces quatre balles, comme pour montrer que l’homme dépasse le monde en assumant ses actes. Ces quatre balles, ce n’est plus le soleil qui les lui fait tirer. C’est lui, Meursault qui le décide. La révolte est la solution à l’absurde. Comme le sera la solidarité dans La Peste, laquelle n’épargne pas les enfants.
– Les quatre coups brefs sur la porte du malheur. Le meurtre inscrit dans le nom de Meursault. En effet, en tirant ces quatre nouveaux coups de révolver, Meursault signe son propre arrêt de mort car il ne saura expliquer son acharnement. 4 et 1 font cinq comme dans les cinq actes d’une tragédie antique (Camus a beaucoup adapté d’autres œuvres au théâtre, et écrit entre autres Le malentendu, l’histoire du tchécoslovaque). Le malheur c’est tout ce qui va suivre, son procès, sa condamnation et exécution. Son nom n’est sans doute pas innocent. Dans La mort heureuse, première version du livre, le héros s’appelait Mersault pour bien montrer que sa vie s’épanouissait entre mer et soleil. Mais le passage de Mer à « Meur » introduit la notion de meurtre. Meurtre entre mer et soleil. Et meurtre absurde (donc sot).

Conclusion : bilan, réponse à problématique et ouverture sur le livre et sa suite dans la deuxième partie. Publication par K. Daoud de Meursault contre-enquête, adoptant le point de vue du frère révolté de l’arabe victime.