Prosper Mérimée
Les âmes du purgatoire
Même s’il s’est fait connaître avec son Théâtre de Clara Gazul, puis par son roman historique Chronique du règne de Charles IX, et aussi par sa fonction d’inspecteur général des monuments historiques, Prosper Mérimée est surtout apprécié pour ses nouvelles Carmen, Colomba, Matéo Falcone, La vénus d’Ille, Tamango où il scrute les mœurs de certaines communautés et parfois s’intéresse au fantastique.
Les âmes du purgatoire s’inscrivent plutôt dans la deuxième catégorie mêmes si l’intrigue se situe en Espagne et s’inspire de la légendaire histoire de don juan, mais pas celle du Tenorio, de Molière, celle des Mañara qu’il transforme en Maraña, dont le destin diffère sensiblement du premier.
En gros, ce Don Juan, enfant, est effrayé par un tableau que possède sa mère et qui représente les âmes du purgatoire. A 18 ans, il part pour l’université de Salamanque où il fait connaissance du seigneur Don Garcia qui devient son ami mais le pousse à faire le mal. A la suite d’une histoire assez sordide avec deux sœurs qu’ils échangent par amusement, dont l’une meurt ainsi que son père, les deux libertins se retrouvent en Flandre, à faire la guerre. Leur capitaine, Gomare, meurt et donne de l’argent à Don Juan pour faire dire des messes mais, poussé par don Garcia, celui-ci le perd au jeu. Puis, don Garcia est abattu. De retour en Espagne don Juan reprend sa vie de séducteur mais réalise qu’il manque une femme sur sa fameuse liste : une épouse de Dieu. Il envisage donc d’enlever une religieuse, et il se trouve que celle sur laquelle il jette son dévolu n’est autre que doña Térésa, l’une des deux sœurs séduites, qu’il parvient à joindre au couvent. L’extrait choisi se situe au moment où don Juan s’apprête à l’enlever, juste après avoir revu chez lui le fameux tableau de sa mère, très pieuse.
Ce qui est intéressant, c’est de voir quel comportement adopte Don Juan face aux étranges événements qu’il va vivre et qui sollicitent les fameuses âmes du purgatoire.
Plan
I) Lieu et ambiance :
A) Où ? : A l’extérieur puis à l’intérieur d’une église
– D’abord le mot église est fréquemment employé, soit d’un point de vue générique (« les chants que l’Église a consacrés aux enterrements” : il s’agit de l’Église en général, au sens d’Église catholique). Soit d’un point de vue contextuel, précis et local : « Les voutes de l’église, l’horloge de l’église, un angle obscur de l’église ». Il est étonnant que ce terme occupe autant de place dans le texte alors que Don Juan s’impatiente en imaginant sa nuit de plaisir.
– A l’extérieur d’une église : il est question « du coin de la rue » de Seville où Don Juan attend impatiemment l’heure de l’enlèvement 1er §). Un peu plus loin, 2ème§, on sait que la procession se dirige « vers l’église ». Enfin cette dernière, et Don Juan lui-même, entrent « dans l’église ». On a donc affaire à une gradation, comme s’il était attiré par ce lieu saint, contraire à ses idées. Mérimée recourt à deux sens principaux : l’ouïe et la vue. Pour l’ouïe, il est question de “musique”, de “chants” qui frappent son « oreille » (métonymie). Pour la vue, on passe d’un plan éloigné et global, en focalisation interne, semble-t-il (« Il distingua ») : « une procession, un convoi, deux longues files de pénitents, deux files de pénitents », à un objet (la bière) puis un être en gros plan « « Le pénitent leva la tête : sa figure était pâle et décharnée ». Ici aussi on a donc une gradation du multiple au singulier, et du loin au près. DJ de plus en plus impliqué, de plus en plus proche de ces êtres mystérieux.
– Dans l’église on retrouve ces deux sens dominants : l’ouïe : avec « les chants funèbres », « le son éclatant de l’orgue » « entonnèrent le De profundis », plus loin nouvelle allusion à l’orgue, « aux chœurs des anges » et aux « voix du Dies Irae ». Forte présence, impressionnante de la musique donc. D’un point de vue visuel, Mérimée décrit « les prêtres vêtus de chape de deuil ». Il est également question de « bière » et du pavé. De spectateur qui voit, Don Juan et passé acteur. La scène est décrite au passé simple, alternant avec des imparfaits.
B) Dans quelle ambiance se déroule la scène ?
– De deuil, évidemment : Dès le début, le mot « enterrements » nous met sur la voie. Puis la « bière couverte de velours noir ». Les pénitents sont « en deuil ». Il est aussi question de « chants funèbres » et de « chapes de deuil ». Les questions portent sur « le mort qu’on enterre ». Donc il est bel et bien question de mort, préoccupation peu donjuanesque pour le personnage qui pense surtout aux plaisirs de la vie.
– De solennité (pompe): On a l’impression que le moment est grave : « Tout ce convoi s’avançait lentement et gravement ». On insiste bien sur les détails intrigants : « le nombre des pénitents et la pompe du cortège » qui prouvent que le mort est quelqu’un d’important et que l’on n’a pas lésiné sur les moyens. C’est sans doute ce qui justifie l’éclat particulier de l’orgue. De plus, l’emploi du latin pour des prières des morts confirme cette impression.
– Clair-obscur : Mérimée soigne les effets de lumière de manière à créer un impressionnant effet de clair obscur, à la manière de Rembrandt par exemple mais aussi des peintres espagnols du 17ème : Zurbaran, Ribera, influencés par Caravage et ses contrastes absolus (baroque donc). D’où l’insistance sur « les cierges », qui viennent éclairer la nuit, puisqu’il nous est rappelé qu’il est une heure du matin (« L horloge de l’église sonna un coup »). A cette heure là, en principe, on ne célèbre pas la messe. On glisse donc vers le fantastique : D’où le « Tout à coup » du début de texte.
II) Atmosphère
A) Le fantastique : Il s’impose petit à petit et triomphe à la fin.
– Au début, on peut trouver des raisons à ces signes plus ou moins inquiétants pour DJ. Les habits « à la mode antique » peuvent s’expliquer par l’âge des pénitents et par l’hommage rendu à leur compagnon supposé. La raideur des « robes et manteaux » comparés à du marbre est déjà plus étonnante. Mais le fait que l’ « on n’entendait pas le bruit des pas sur le pavé » ou que « chaque figure glissait plutôt qu’elle ne marchait » fait bien sûr penser à des fantômes, à des créatures surnaturelles. A la rigueur, on aurait pu expliquer la « figure pâle et décharnée » par une longue maladie (comparaison) mais « la voix sépulcrale » nous oriente sur une autre voie, confirmée par « voix creuse et effrayante ». De même, la comparaison de la main du prêtre à du marbre, matériau froid et minéral.
-Mais les deux éléments fantastiques se font l’un par la parole, l’autre par la vision :
Par la parole quand le pénitent répond à don Juan que, celui que l’on enterre c’est lui-même !
Ensuite, quand le prêtre le confirme et lui en fournit les raisons : « Nous payons au fils les dettes de la mère ». Il prétend faire partie du purgatoire, ce qui nous renvoie au fameux tableau de l’enfance que DJ vient de revoir avant de partir enlever Térésa. Le prêtre insiste sur le fait que « c’est la dernière fois » que ses « âmes du purgatoire» interviendront pour le prévenir. Comme le commandeur pour Molière, il s’agit donc de lui laisser une chance de se repentir.
Quant à la vision, c’est la double apparition de ses anciens comparses, en fin d’extrait, qui nous signalent le fantastique : elle est qualifiée d’horrible et fait intervenir le fameux serpent qui effrayait DJ sur le tableau. On voit bien dès lors que tout tourne autour d tableau qui donne son titre à la nouvelle. Les deux êtres sont issus de l’enfer et témoignent du passé de Don Juan. Les deux ont de bonnes raisons de lui en vouloir puisqu’ils son en enfer pour le premier par sa faute, pour le second à sa place puisque Don Garcia a été tué par erreur à sa place.
– Enfin on notera la coïncidence entre l’heure de la procession et l’heure, soulignée, de « l’enlèvement de Térésa ». C’est comme si la mère de Don Juan avait voulu empêcher son fils de commettre un péché mortel, irréparable. D’où l’allusion à la dernière possibilité pour ses âmes de prévenir dJ. Il semblerait que le message ait été bien reçu…
B) Comment interpréter ce passage ?
– Tout d’abord on se retrouve dans la définition du fantastique donnée par Todorov, à savoir que l’on hésite entre une interprétation rationnelle et un recours au surnaturel. Soit en effet, Don Juan est victime d’une hallucination (se réincarnerait sous ses yeux les personnages du tableau), d’un délire prémonitoire, d’un retour du refoulé, et l’on demeure dans le rationnel, l’explicable, soit il est vraiment plongé dans le surnaturel, l’inexplicable, le miraculeux. Le fantastique naît de notre hésitation entre les deux options. On remarquera que c’est justement entre le rationnel qui vise à le rassurer (« J’aurai mal entendu… ») et la confrontation au miraculeux (les âmes sorties des flammes du purgatoire) qu’hésite le personnage.
– Coïncidence : Le passage s’éclaire si l’on sait que Don Juan a toujours eu peur de ce tableau (Les âmes du purgatoire, expression utilisée par celui qui lui parle), qui représente pour lui l’influence maternelle infantile, portée vers la religiosité, tandis que la paternelle le porterait plutôt vers les armes et les conquêtes féminines, bref vers la virilité, la maturité. D’où l’allusion à la mère, de la part de l’âme qui lui parle. Et surtout le « Jésus ! » final, et ridicule, humiliant, qui précède son évanouissement fort peu viril. Mais surtout il anticipe sur sa conversion, son destin étant du coup totalement réorienté vers la sainteté.
– Enfin, le serpent final, outre qu’il incarne le péché (de même que Gomare et Garcia incarnent l’enfer qui n’attend que lui « Le temps est venu… Est-il à nous ?), était l’élément du tableau qui effrayait le plus Don Juan enfant. Il est donc là au comble de la frayeur et tel était le but. Lui faire retrouver sa foi infantile, bien du temps lui restant pour racheter ses fautes et expier ses péchés.
III) Don Juan ressemble-t-il à Don Juan ?
A) Que fait-il ?
– Au début il veut partir : Début 2ème § : Verbes d’action au passé simple : « Il se leva et voulut s’éloigner », ce qui est normal, cette atmosphère contredit son projet. D’ailleurs, dans la phrase précédente, il nous est précisé : qu’il « éprouva cette espèce de dégoût que l’idée de la mort inspire à un épicurien ». Preuve donc qu’il est encore en quête perpétuelle du plaisir.
– Pourtant il reste (conjonction d’opposition « mais ») : On nous en indique la raison : la « curiosité », avatar de son goût de la nouveauté. Il veut savoir de quoi ou de qui il s’agit. D’où ses nombreuses demandes aux pénitents : il « demanda poliment « (à une des figures » « quelle était la personne qu’on allait enterrer » (style indirect). Ensuite les questions vont se faire au style direct pour en montrer l’urgence et l’importance aux yeux du protagoniste : (à un autre pénitent : 1) « Quel est donc le mort que l’on enterre ? » 2) Pour qui priez-vous, et qui êtes-vous ? » (au prêtre). On le sent de plus en plus impliqué voire paniqué. Gradation de demander à s’écrier.
– Enfin, contre toute attente, il s’évanouit, quasi dernier mot de l’extrait, ce qui est en contradiction avec l’attitude courageuse qu’on lui prête en général. Il est donc discrédité.
B) Ses réactions ?
– Au début, on peut considérer que ses réactions sont normales : Il éprouve du « dégoût » pour la religion et la mort qui le détournent du plaisir.
-Mais la peur, voire la terreur, s’emparent de lui, ce que traduisent ses réactions physiques. Au 3ème §, on voit ainsi ses « cheveux… (dressés) sur la tête. », signe habituel et caricatural de la peur. Un peu plus loin il nous est précisé qu’il « sentit son sang se figer » (allitérations en sifflantes et spirantes (f,v).Plus bas « il s’appuya sur une colonne pour ne pas tomber » et « il se sentait défaillir ». Il n’est donc plus maître de son corps. Comme on dit, la peur est plus forte que lui. Il ne se contrôle plus.
– Ce n’est pourtant pas faute d’essayer : au début il essaie de se rassurer : « J’aurai mal entendu ou ce vieillard se sera trompé » (alternative, binaire). On nous dit d’ailleurs qu’il s’efforce de « retrouver son sang-froid… se mit à sourire ». Un peu plus loin : « malgré ses efforts pour paraître calme ». On le voit donc bien résister, à la fois aux forces qui l’attirent, à la révélation de la vérité et aux défaillances de son propre corps. Dans un dernier élan de résistance : « Enfin, faisant un effort », il cherche à lutter. Mais tout cela ne lui sert à rien. Autant qu’effrayé il est fasciné, autant qu’horrifié, attiré. Nous reste à comprendre pourquoi.
Conclusion : un don Juan partagé entre son entêtement aux plaisirs de la chair et son salut éternel. Une nouvelle entorse à la tradition puisqu’il renonce à affronter courageusement le surnaturel. Volonté manifeste de démystifier ce héros trop séduisant et fascinant, redevenu un homme comme les autres, pire, un futur ermite ou religieux, qui lui qui les raillait tant chez Molière.