Au jour le jour
Ce work in progress s’écrit au jour le jour, au fil de l’inspiration. Il évoluera forcément d’ici à son achèvement. Le texte en est modifié le plus souvent possible. Nul ne peut dire quel en sera l’état définitif. C’est donc à une création à l’état brut que vous assistez, avec ses risques et ses errements. Je réclame donc une nouvelle fois votre indulgence pour cette « expérience ».
Mercredi 1er janvier 2003
C’est arrivé hier, lors de la nuit du réveillon, le réveillon des autres. Une histoire incroyable. A dormir debout et avec ce froid de canard, ce n’est pas peu dire. Je n’en dirai pour ainsi dire pas plus. Or j’en frémis encor… Brrr…
Essayons de mettre un peu d’ordre dans tout ça, dans ces choses vues…
J’étais censé rentrer dans ma garçonnière, j’emploie ce mot à dessein pour simplifier, dans cette ville où je viens d’arriver, que j’ai élue parce que je n’y connais personne. Du moins je le supposais en consultant l’annuaire. J’avais bien repéré mes homonymes mais quelques coups de fil sur le G.S.M. pour épuiser mon forfait à propos d’un supposé sondage, ou du style monsieur Meunier ou Martin ou Machin vous avez gagné un superbe cadeau qu’on vous remettra à notre agence du – ici une adresse bidon – , quelques coups de fil de précaution donc, j’en arrive à mon propos, m’avaient vite rassuré. J’étais descendu en toute quiétude dans le midi. On s’y gelait pourtant ni plus ni moins que dans l’Ain. Cela n’arrive jamais, m’a dit un vieux « je sais tout », un vrai vieux je veux dire, la stalactite au nez, avec un mouchoir à carreaux qui éponge la sueur l’été, les humeurs inavouables le reste du temps, un de ces vieux malpropres comme on en fait de moins en moins, un du genre à bayer aux corneilles et à jouer au besoin les corbeaux, un qui s’enracine le matin au bistrot et l’après-midi au jardin des plantes, face à la statue du père François, dès fois qu’un fantôme diurne vienne agrémenter le lot quotidien d’aventures postmaturées. N’importe quoi pour se faire remarquer, les vieux. « Jamais, c’était sûrement avant mon arrivée », ai-je insinué… Et toc ! Il l’avait pas volée, celle-là…
Il m’a regardé d’un air vexé. Il s’est levé, s’est incliné m’a dit : « Ces propos ne vous porteront pas bonheur », et s’est dirigé avec dignité vers l’entrée. Je dis l’entrée parce que le mot était écrit à l’envers, en lettres contournées de ferronnerie ouvragée, en plein cintre au dessus du portail de bronze et qui devait dater de l’âge de fer. Les vieux c’est pas toujours causant. Ca se mêle de ce qui vous regarde et ça vous plante là, remarquez l’environnement s’y prêtait. Heureusement je suis loin d’être vieux. C’est ce qu’on se dit toujours et pendant ce temps le temps justement il passe. Passe passe le temps…
Il est vrai que j’étais souffreteux. Après tant de lieues parcourues… Le mistral, c’est meurtrier pour qui ne connaît. J’avais bien mon manteau des périodes fastes, un cadeau d’une cliente, amoureuse de Clint Eastwood jeune, mâchouillant son éternel cigare, « pour quelques dollars de plus ». A moi qui ressemble plutôt à Dustin Hoffman dans Macadam Cowboy mais bon tout ça c’est de ma faute. Je n’avais qu’à choisir un acteur du continent. Bref je me coltinais un de ces interminables ramasse-poussière en daim comme on n’en voit plus même vers l’Aisne ni même dans l’Allier, chez les fous qui se dopent à l’eau de Vichy. Ca n’a pas porté chance à Valéry. Et mon sac de sport avec le minimum : le nécessaire qu’on dit de toilette, une robe de chambre pour les sempiternels regrets, un album-photo et pas mal de remords.
J’oubliais : un Psion Revo dernier cri, du style nul ne vous voit tandis que vous tapotez lettres et chiffres et qui tient quasiment dans la paume de votre main courante. C’est pour ça qu’on essaie de vous les piquer en vous serrant les pognes.
Au bistrot de la gare, j’avais carburé au grog en attendant l’heure fatale tout en me déliant les doigts, engourdis par le froid, vous imaginez à quelle fin. Histoire de m’abrutir au rhum d’autant que mon chemin devait aboutir à cette ville qui conservait pieusement, dans les murs de ces demeures médiévales, les souvenirs des anciens templiers. Je ne suis pas un habitué du rhum, on s’en aperçoit vite. Mais j’étais comme on dit à la croisée des chemins, au moment crucial de la vie, celui des décisions décisives comme la petite fourmi qui voulait à tout prix se rendre à Jérusalem sans crier Victoire. Il fallait fêter ça. Voir l’existence autrement, je veux dire autrement que par le passé, enfin quand je dis l’existence…
Je regardais les gens qui paraissent en vie. Quand je bois je les vois plus beaux que nature. Ca tient un peu à ma myopie. Plus jeunes aussi. Plus souriants. Je dois avoir un instamatic dans l’oeil, ma parole. Dommage que l’oeil ne soit pas numérique. J’aurais collé ça dans la mémoire de mon seul pote de poche, celui qui ne me contrarie jamais. Quant à l’oeil, c’est comme ça que j’ai rencontré les mémés, surtout l’ancienne, la toute dernière, celle que j’ai lâchée, cette enrhumée. Et puis le grog, ça vous tue un rhume en moins qu’il n’en faut pour vous soulager tripes et boyaux, comme disait Rabelais que j’avais dévoré en seconde, et dévorer Rabelais faut quand même se le taper, surtout dans le texte originel, tout ça pour dire que sa trogne hilare se foutait littéralement de moi, sur la fresque murale, très monacale au demeurant qui décorait l’un des murs du bar. Décidément il est partout celui-là. Déjà lors d’un séjour dans les Alpes de Haute-Provence, on s’était fait virer, ça devait être avec Aglaé, d’un trois étoiles, je n’étais pas digne de le recevoir paraît-il, le monde à l’envers quoi, mais bon… Ici ça devait être le nom du bar. Ils vous le mettent à toutes les sauces dans les Restau. Sinon, le grog, je recommande. D’ailleurs je n’ai cessé d’en commander. De préférence aux cachets dont l’effet perdure au-delà des prescriptions et puis l’acidité ne me réussit pas. Le grog, c’est radical. Sans compter, mais rien n’oblige à le faire, qu’on ne voit plus son temps passer. C’est déjà quelque chose… Seulement les gens mais qui n’existent pas, qui vivent si l’on peut appeler ça vivre, quand on se retrouve au comptoir à quémander l’attention du garçon le soir du réveillon pour l’entretenir de ses illusions. Quant à moi ce n’était pas la même chose; J’avais choisi mon exil, cet exil-là. On se choisit l’exil qu’on peut…
Machinalement, je faisais craquer mes doigts douloureux. On connaît sa douleur. J’en avais même vu une. Et alors ? Michaux a bien croisé une colère, une grosse il est vrai.
Au demeurant cette nuit-là les gens, ces gens-là, ils semblaient ne pas me voir. J’avais tellement bu que je leur devenais transparent. Si bien qu’aux alentours de onze heures, j’en arrivais à me demander si j’étais bien présent dans ce bistrot, ou si je me donnais l’illusion d’y faire acte de présence. Car comment expliquer qu’on ne soit pas venu me gratifier d’un brin de conversation, devant mon guéridon, en voie de guérison, en plus c’étaient des vieux précoces les types au bar et d’habitude la vieillesse me colle à la peau si je puis dire. Elle s’attire à moi… Mais je parle-là des Alpes maritimes et ça fait un bail que…
J’avais renoncé à tout ça. Si j’étais descendu, c’était pour une autre vie, comme on dit chez les poètes qu’on ne lit plus au sortir du bahut. Au fait il était d’où le camarade Arthur, sur les collines d’Ardèche ? Dans un val des Ardennes ? Une grotte d’Ariège ? Trop étroit tout ça, trop étroit. Non lui c’était l’Abyssinie, l’Afrique très très noire comme les mouches qui bombinent, l’Aden-Arabie. Le midi vous en rapproche comme un reproche… Ah, repartir à zéro, changer de réseau, se mettre au rosé ! Ce me serait aisé car je n’avais pas prouvé grand chose. On se dit toujours qu’on a bien le temps, c’est ce que radotait le paternel au rictus ironique et figé. Ouais mais lui il s’était fait la malle, le paternel je veux dire, le temps aussi d’ailleurs, cela ferait bientôt deux lustres, qu’il avait fallu vendre ainsi que les chandeliers en argent, mon Jean. Je vous dis pas la tête de l’autre folle. Comment ? Mon paternel ? Où ça ? J’en sais pas plus que vous. Une certaine Nathalie. Une secrétaire slave. Je devrais pas le dire. On m’a toujours demandé de taire le secret. Sans ça ce serait plus un secret, mon André ! Une slave ! Encore heureux, pour un maniaque de la propreté. Mais ceci est aussi une autre histoire. Une fable hydrophile, je vous raconterai un jour si le Psion le permet. Bref, pour moi, ça devenait sérieux. Il valait mieux que je file un autre coton. Une vieille peau quand ça t’a dans la peau ça en veut à ta peau.
Remarquez ce que j’en dis du paternel ce n’est pas mon affaire. Il n’empêche. On en a connu de plus prodigues ou c’étaient les fils à papa je confonds toujours. Et puis il y a des pères qui valent pas mieux que leurs fils. Surtout les avares… J’en reviens donc à moi, on y revient toujours. D’accord j’avais eu du pot. J’avais pas mal de fric dans ma socquette en laine, les cachets en gros ça rapporte gros. Et les mémés sont friandes, pas la peine d’avoir lu Pennac pour s’en persuader d’ailleurs je l’ai pas lu mais je connais. Mettez-vous à leur place les pauvrettes, c’est une façon de parler. Les mémés libérées ce sont les intellos de 68 vous savez bien, les films d’Akerman, les chevelus tout nus, le petit père Léo, la maman, la putain, Eden Eden et autres conneries. On dira que les vieilles sont friandes de tout, c’est vrai au Brésil les belles-mères étaient les plus gourmandes si l’on en croit les ethnologues, mais… mais… voilà il faut assurer. Les rassurer. Les rasséréner. Les laisser râler. Les mémés c’est comme les bourgeois, plus ça devient vieux plus ça vous traite en bête. Ç’est chose aisée à vingt ans quand on a tout son temps, et que ça, ou quoi d’autre, si j’ose à dire, à foutre, une santé d’acier mais… mais aux abords de la trentaine, c’est une autre paire de manches que d’avoir à se hisser à la hauteur de ses propres performances. C’est même pas une question physique. Quoique j’avais souvent la nausée, une nausée acide si l’on voit ce que je veux dire. Question de crise plutôt. Quand le cœur n’y est plus. Et quand je dis le cœur… C’est tout le corps qui s’effiloche. On n’est que l’ombre de soi-même. Imaginez l’ombre d’Hoffmann quand il court dans les rues de Mean streets ou c’est peut-être pas lui de toute façon tout le monde aura compris ça doit être plutôt De Niro je les confonds toujours non c’est Pacino, ces foutus italiens de la communauté, ça devrait pas être permis d’avoir un tel génie en tout cas c’est pas Brando, il est trop gros, ni Allen il est trop vilain… Bref, le septième ciel vous échappe, on n’est plus qu’une mécanique bien huilée, qui tourne à vide. Le gingembre confit et l’alcool mentholé coupent l’appétit, vous dépérissez à vue d’oeil et les cachets qui ne font plus effet… Cette vie-là, dans une villa en effet, comment l’avez-vous deviné ? Il était temps d’y mettre un terme. C’est mis : terme. Il était temps.
Ou plutôt Terminus. Au bar. Qui viendrait me dénicher dans cette ville méridionale où je n’avais jamais mis les pieds. Je veux dire dans le Sud, chez les ploucs de province, en Provence ou dans le Roussillon, Le Lauraguais ou Le Languedoc peu importe, vu de plus haut tout se confond, et rien n’est plus province que le Sud, surtout depuis que les Capitaux des capitales y pointent leurs décapotables avec leurs auxiliaires de tous sexes et comme eux ne regardent guère à la dépense, qui c’est qui peut plus se payer les bons restaus ? Remarquez je m’en fous je n’y vais plus. N’empêche…
A moi le Sud profond c’est une façon de parler. Ils penseraient à tout je ne sais pas moi que je me trouve chez mes cousins de l’Aube mais savent-ils quelle est la préfecture de L’Aude ou de l’Aveyron ces diplomés du Nord qui n’auraient même pas eu leur certif de fin d’études ? Je cite Bernadette de mémoire. Bref j’avais un peu de répit, du pognon pas à revendre mais de quoi tenir quelques mois. De quoi m’habiller sobrement avec ces friperies dans les parages, ma robe de chambre à regrets, mon rasoir jetable mais je connais l’art de le faire durer, mes socquettes dans la cheminée, plusieurs brosses pour résister à l’escroquerie dentaire. Mon Psion à main et de quoi soigner mon régime enfin car je pouvais bien me passer de manger. Dix ans de trois étoiles ça vous métamorphose un homme. Pas encore Brando mais des signes évidents d’empâtement. Repas minimum, pas folle la guêpe, pas de repas du soir et que du café à midi (c’est là qu’on voit bien que je ne suis pas moi-même car je ne bois jamais de café, ni même au lait, ni même au lit). Les petits déjeuners, tardifs, suffiraient. Et puis je voulais voir venir, comme on dit. L’avenir vous réserve de ces surprises… Et quand je dis réserve…
Pour ça j’ai été servi.
Et pas seulement par le garçon…
Jeudi 2 janvier 2003
Il était temps de regagner la garçonnière, l’ai-je dit ? Un rez de chaussée mal chauffé, dans la rue des Pontons, vous pouvez pas connaître, c’est en surplomb des quais de gare. Nul jamais ne va s’y balader, c’est trop bruyant, trop craignos, très inquiétant. Le crissement des freins, le passage permanent des convois qui font vibrer les murs d’un autre siècle, les employés qui gueulent et malgré ça les marchandises s’entrechoquent on se demande bien ce qu’ils peuvent ainsi convoyer. Les antillais qui jouent du tam-tam fenêtre grandes ouvertes en plein hiver… Et des squatters à tous les coins de rue ce qui fait quand même pas mal de bicoques… On se serait cru à Sarajevo, (entre parenthèses, j’espère que le paternel n’y est pas). Mais ne nous plaignons pas. Le hasard m’avait bien servi, une fois n’est pas seconde nature. Un comparse l’avait acquise, je veux dire honnêtement, à la sueur de ses organes – la bonté des mémés ne sait pas ses limites. Sa piaule, il l’évoquait tout le temps du temps qu’on se croisait dans les boîtes échangistes dévolues à un troisième âge qui avait sacrément tendance à rajeunir ces derniers temps. On ne s’y reconnaît plus avec ses tours de bistouris. Mais il n’y venait jamais l’hiver, pensez les mémés ça reste calfeutré, à peine un petit ouiquende à la montagne histoire de voir les nouveaux petits amis des amies qui font du ski. Quelques semaines en solo l’été pour la frime ou la bronzette. En tout ca, ça m’a donné l’idée. J’avais subtilisé les clés et, au matin, ni vu ni connu, tout croissants et sourire, j’avais les doubles en poche.
(Remarque à l’attention des amateurs de roman à clés, a fortiori pour les mémés). Pour la petite histoire. Il s’appelait Auguste. Rendons à César…
J’avais l’adresse, ce que c’est que de poser les bonnes questions.
Le nom, sans le prénom, à consonance roumaine, ça commençait bien, était bien indiqué près de l’interphone, celui du bas, sous Mercadier, Martinez, Madjoub et M’Pelé au même étage, si l’on peut appeler ça un étage, je n’en dis pas plus car nous n’étions pas en coin de rue. C’était un ancien trois pièces de concierge à l’époque où il en existait, je veux dire où il existait des concierges. J’avais l’eau, l’électricité à discrétion, un convecteur pour le chauffage et qui n’avait jamais servi, et même la télé moi qui ne la regarde jamais, un petit frigo peu performant lui non plus mais bon je n’allais pas faire le délicat surtout dans mon état. C’était pas très spacieux et question mobilier j’avais connu plus chic. Peu de bouquins naturellement, que des célébrités locales, mon copain faisait décidément ça bien. Mais je n’allais pas bouder ma chance. Il y avait la chambre avec sa tapisserie à fleurs roses déchirée et un poster géant de Mylène en plus jeune au plafond, le cabinet de toilettes, pittoresque, avec un lavabo en marbre rose, des chiottes à la turque sur lesquels on pouvait poser une planche en bois afin de se doucher, tout en sifflotant du Mozart ou du Michel Delpech, Titatatatam Titatatatam, Titatatatitatatatitatatatam, – toutes les taties, les tatas, les tantines du monde reconnaîtront – une minuscule cuisine enfin, réduite à un réchaud et à un chauffe-eau à gaz, au-dessus d’un évier en émail, séparée du séjour par un bar apparemment bricolé. C’était là que je devais changer de peau, faire le lézard, me construire une autre vie. Me la raconter au besoin. J’en ai déjà assez dit.
Le grog ça fait du bien. Tant qu’on est assis. A penser que les autres pensent. Pas à quoi ils pensent, c’est leur affaire, jamais je m’en mêle, je sais pas vous. Non, je suis toujours sidéré à la pensée que d’autres que moi pensent, tout simplement, et à l’unisson de surcroît, en regardant leur verre ou leurs pieds ou les deux, comme dans le bus quand les taxis font grève, de retour du turbin et qu’on sait ni où se mettre ni qui ni quoi reluquer. C’est comme ça que j’ai lu Larbaud et les autres, histoire de renouer avec les années philo. C’est fou la pensée quand on y pense. Dans mon histoire je pense à eux je veux dire je pense qu' »eux ». Je pense qu’ils pensent et ça ne laisse pas de me donner à penser. Ce n’est pas donné à tout le monde. C’est comme qui dirait un don. En tout cas moi ça m’occupait les doigts de la pensée. Qui sait ? Je pourrais en faire un métier. C’est pas plus minable qu’autre chose de faire un peu bosser sa cervelle. Il faut bien faire bosser quelque chose puisque bosse il y a. Quand j’en ai pris conscience, je me suis barré vite fait. Si l’on veut bien me passer l’expression. Le pensée ça vous change un homme. Une femme, j’en mettrais pas ma main au feu, pas question de nier. Nul ne le réclame mais ça commence toujours comme ça.
Bon je reprends. Tant qu’on est assis tout va. Pour se lever c’est une autre histoire enfin je veux dire c’est la même histoire celle que je vous raconte et d’aucuns auront cru découvrir à certains indices qu’elle se situe dans les Bouches du Rhône. Grossière erreur d’appréciation. Non que je ne m’y trouve pas effectivement mais je ne suis pas assez stupide pour déposer ça et là des cailloux à la croisée de chemins semés d’embûches…
Je reviens donc à mes grogs, à mon rhum et à ma transparence. Déjà pour descendre aux gogols, il avait fallu qu’on vienne m’épauler-jeter. Le serveur je veux dire. Les vieux, ils préféraient se fendre la gueule. Ils riraient moins tout à l’heure. Mais le garçon m’avait à la bonne (la bonne je sais pas, je sais même pas s’il y en avait, elle devait être en congés cette nuit-là). Il m’avait donné si l’on peut dire un coup de main. C’était ça ou le jeté sans l’épaulé. Oh certes il m’avait chambré, son patron n’était pas en reste, mais enfin il m’avait accompagné à l’endroit escompté, celui là même qu’on prétend propice aux rencontres furtives sur un bidet d’une capuche et d’un filet à prévisions. J’étais bien mis, sobrement mais propre, je ne faisais pas de scandale. Je souriais sans doute béatement. Les cachets continuaient leur effet sournois, même à distance et à contretemps. Je laissais, à chaque conso, disons à trois euros trente cents, un copieux pourboire, disons cinq pièces et des poussières, tout en sachant que le serveur ne boirait jamais à ma santé, ni armagnac ni Cognac ni même un petit Calva qui vous noue les tripes à la mode de Caen. Bref j’inspirais le sympathie si mon haleine empestait le rhum car j’y étais revenu sans cesse à celui-là. Vous savez ce que c’est, un coup de cafard, on a lu son Kafka. Et puis la nuit du jour de l’an, comme disait le serveur de service, on pouvait bien me le rendre justement le service. C’est son boulot après tout. A propos de rendre…
Si trouver les toilettes ne paraît pas compliqué, en sortir requiert d’infinis précautions. Même en ayant dégobillé tout mon saoul, si l’on voit ce que je veux dire. Une fois pénétré l’antre du cacabinet, comme disait mon instit dont j’ai compris trop tard qu’il était un tantinet porté vers la plus tendre des enfances, impossible de tirer le loquet dans l’autre sens qui devait être le gauche. J’étais bel et bien enfermé. Comme quand j’étais gosse pour faire enrager la Plaquée, contrainte de faire ça dans le jardinet au grand dam des voisins qui portaient plainte en vain d’ailleurs car le caca des autres tout le monde s’en tamponne le coquillard la police laisse les voisins laver leur linge sale en famille c’est une façon de parler. Dans mon réduit, mon retrait, ma retraite devrais-je dire, le fou rire m’avait pris. Et l’impuissance. Parce quand on rit tout son saoul, le cri du coeur et de quelque aute organe, on perd ses moyens. Les grands et les petits. Evidemment des clients étaient descendus, je veux dire aux chiottes, qui avaient tambouriné comme des sauvages, avant de renoncer en maugréant sans rater l’occasion de pisser carrément contre la porte et pire encore si l’on peut appeler ça un carré. Et moi je riais, je riais, affalé de tout mon long, le dos appuyé contre la cucuvette, encore une invention d’instit mais ce n’était déjà plus le même. Je nageais dans le bonheur car il y avait un espace entre la porte et le plancher. Si la vieille m’avait vu… Elle si classe, si mon Dieu mais quelle horreur, si Mon ami vous vous laissez aller et cela vous portera tort quelque jour… Elle devait s’emmerder elle aussi… Un quart d’heure après j’y étais encore. Le quart d’heure de Rabelais comme on dit. Qui a dit que le rire était le propre de l’homme ?Qu’il y vienne, non mais… qu’il y vienne, çui qu’a pondu cette hénoaurmité ! Bien dans sa veine cave…
Ce fut alors qu’intervint celui qui devait me tirer de ce mauvais pas. Mon sauveur dirons-nous, du moins pour un temps mais chacun sait, s’il m’a suivi, que le temps passe. Mais si Mais si ! N’ayons pas peur des mots, ce ne sont que des mots après tout ! Si j’avais su…
Vous remarquerez en passant que je suis passé au passé simple. Il importait que ce fût dit. Je n’en dis pas plus. Soit dit en passant. Mais il fallait le dire. Encore fallait-il que je l’eusse dit. Cette phrase eût pu m’ouvrir les vertes portes de l’acacadémie…
– Alors miston, on se fond dans l’étendue ? Hé bé… Peuchère…
Vendredi 3 janvier 2003
Une voix d’orge et de houblon secoués par le vent des collines rocailleuses, et sous le voile râpeux du premier raclage guttural, un timbre intact, inimitable d’insinuation mielleuse, une voix d’un autre siècle mais une voix à vous remettre sur pied un homme à l’article de la mort en moins de temps qu’il n’en faut pour relever des copies d’écriture tremblée, la sonnerie retentie. Mon angoisse, moi qui ne trouvais jamais le temps de finir, ni d’ailleurs de commencer ce que faute de mieux l’on nomme son devoir. Je me suis rattrapé depuis.
Lui ! Comment était-ce possible ? En avoir le cœur net, s’il voulait bien cesser de se bagarrer avec la chamade, ce qu’elle est chiante aussi celle-là. J’ai poussé la targette. Elle a cédé comme obéissant à des forces neuves, sorties des profondeurs chthoniennes de mes souvenirs épars. Il était face à moi, gigantesque et massif, même si son dos s’était quelque peu voûté. Pourtant au lieu du fringant gourou qui nous fascinait et nous terrorisait à la fois, du mentor si spirituel quoique enclin au mensonge mais c’était pour la bonne cause, toujours bien sapé, nickel, tiré à quatre épingles dès lors qu’il franchissait la lisière du lycée, j’avais affaire à une masse informe de chair négligée, toute en formes molles, un ventre arrondi débordant du pull-over gris en grosse laine démaillée, maculé de taches de provenance douteuse, enfilé sur une salopette en velours côtelé, débraillé, déboutonné, déballonné, un manteau style caban qui avait dû être kaki, ce que c’est que se dissimuler, râpé, qui n’était manifestement pas né de la dernière pluie mais avait dû essuyer bon nombre d’averses, un foulard rouge, ou était-ce un mouchoir, au col de chemise sale, une barbe d’une semaine cachant mal le double menton , des bajoues dévorées de couperose et de taches de vieillesse. Les cheveux tout gris, tirant vers le chenu, sales, pas peignés pas lavés. Une vraie bande annonce pour : vous les avez connus, voyez ce qu’ils sont devenus.
Quel âge pouvait-il avoir ? La cinquantaine depuis belle Lulurette, c’est vrai que j’aurais pu lui donner des nouvelles à celle-là. Ce fut la première après tout. Il en faisait dix de plus. Pourtant, impossible de s’y tromper. Des yeux sombres comme ceux-là, comment les oublier on ne peut pas tout mettre sur le dos des cachets, si tant et que les cachets aient bon dos. Des yeux à vous figer sur place comme sous l’effet du gel, à l’exception les oreilles qu’il mobilisait jadis lors d’improvisations enchanteresses : « C’est vous ? C’est bien vous ? », bredouillais-je. On ne trouve pas toujours le mot qu’il faut quand les cachets manquent et que l’on se sent groggy. Mais… mais… D’où sortez-vous ? – D’où je sors… D’où je sors… Est-ce qu’on sait ? Ca nous ramène des années en arrière, té. D’où je sors… Sûrement de ta mauvaise conscience, incorrigible galopin ! D’où je sors ? Comme si on savait ces sortes de choses. Comme s’il le savait lui-même d’où il sort, le bougre. Qu’est ce qu’on en sait, d’abord ? Du vouloir-être je suppose. Ou du moins du vouloir-vivre. De l’appétition désirante. D’où je sors. Il en a de ces questions lui… Ni plus ou moins que cette serviette, ou que tes godasses ou que ton dégueulis. D’une erreur de Bhrama. D’une entremangerie sans fin. Je sais plus. Ca se brouille un peu dans ma tête. D’où je sors… On ne t’a jamais appris que la science des origines nous est par essence interdite, en tout cas entre nous ? Il vaut mieux regarder devant soi au lieu de ruminer des scrupules d’enfants de putain. La force des géants ne doit jamais s’apitoyer à propos du passé. D’où je sors, d’où je sors, mais de l’entrée des artistes pardi ! Que c’en est une pitié, té ! (Et de désigner la sortie de secours laissée entrouverte sur les poubelles dégoulinantes) Les tournevis c’est pas fait pour le chiens. Et je me dois de rester digne de mon amour-propre. Y’a bien un miroir parmi ces urinoirs… Ou bien y a plus d’espoir…
Et en plus il prononce les é comme dans le midi, té.
Et de minauder devant la glace. De cabotiner tout en s’aspergeant la barbiche à l’eau tiède.
– Que veux-tu, on n’est pas des objets, té, il faut bien de temps à autre, expurger les douleurs organiques de notre manque à être. Mais dis-moi miston, on se connaît ? Ça tombe bien je suis un peu gêné aux entournures. Plus de toto. Un accident stupide. Une engueulade avec un type qui balançait ses clopes par la vitre. Séjour prolongé à l’hosto. Mêlé avec des maniaco-dépressifs. Ils savaient comment me prendre. Leur ai compliqué un peu la vie mais ils sont payés pour ça pas vrai ? Ai fait la malle, tu t’en doutais. Depuis me cache au gré de la volonté, positive, des routiers les plus sympas selon l’image commune. Les plus rares. On converse, ça conserve. Ai atterri ici, ça va faire une grosse décade. Bon, t’en sais assez. Et toi mistoufle, on se connaît d’où, hé ? De la capitale, je parie…
Une décade. Voilà qui est prodigieux. Ça pour une coïncidence… Le passé vous rattrape à une allure… Pourtant j’en avais mis du temps à descendre. Les routiers, ils sont pas tous sympas, sauf s’il s’agit de nanas qui s’agitent, pas sages. Et mon sac de sport n’inspirait pas confiance. C’est qu’on peut en faire des choses avec un rasoir ayant déjà servi. Et avec des regrets ? Les poils d’une brosse ? Des lettres sur un clavier… Je vous expliquerai. Mais j’avais une combine. Les relais… Je déballais le contenu à leurs pieds, leur payais un verre de bière, et ils n’avaient plus d’excuses, ces gros salauds… Mais peut-être voulait-il parler d’une décennie ?
Il s’est lavé les mains à la pierre ponce. Quand le savoir se démocratise et se fait savon… Ah fallait pas me pousser à penser. On ne fait pas bouillir, fût ce dans un bois, une belle eau dormante sans s’y brûler le bout des ailes..
– Tu t’appelles comment déjà ?
– P… Mais mon nom ne vous dira pas grand chose. Vous les confondiez déjà autrefois… Heu… J’ai été votre élève.. ça va faire quinze ans maintenant mais heu… dites-moi heu… vous avez quitté l’enseignement ? – Hé ! Hé ! Mes guenilles t’intriguent hé, petit futé ! Alors va droit au but. Il m’a regardé d’un air entendu, tout en feignant de ne vouloir point être entendu justement d’un tiers absent. – Tu sais l’enseignement c’était plutôt mon terrain de chasse privé, té. Hé oui, j’avais un flair infaillible pour dénicher la douleur négligée… On en trouve à foison dans les maisons pour l’Education. On n’a qu’à se baisser pour récolter. Même pas d’ailleurs. Elles vous poussent entre les mains. A qui le tour comme au concours. A se demander comment ils s’y prennent quand ils recrutent. Il doit y avoir des réponses à double sens. Ou de bonnes questions, je sais pas. Tu vois ce que je veux dire, non ? Non ? Eh bé, tant pis pour toi…
C’est peut-être de lui après tout que je tenais ce mode de vie que la morale réprouve.
Et de glousser comme un vieux concupiscent, j’adore ce mot coquin, mon cher Martin.
– Manque de pot je suis tombé sur un os. Une intellectuelle, mais si mais si, ça existe, même en la Maison, on a lu sa Kristeva. J’étais pas habitué forcément. Elle m’a pris en traître. M’a fait marcher. Je voulais bien procréer. Enterrer mes illusions. Vivre avec elle l’éternelle ascèse. Mais on ne se refait pas, té. C’est elle qui m’a laissé tomber. Si bien que j’ai moins abandonné l’enseignement que celui-ci ne m’a abandonné, hé hé. Blague à part j’ai eu l’accident en la récupérant chez son frère aîné dans les Pyrénées. J’avais pas mis les pneus à clous. On m’a sorti d’un ravin. J’étais pas beau à voir. Ça on peut dire que j’ai plongé. Après je me souviens de rien. Le trou noir. C’est pour ça que j’ai bu plus que de raison. Il faut dire que la raison, j’en avais soupé. Ca me revient maintenant. Ca vaut pas un clou, la raison. C’est celle du plus fort qui prévaut. Mais assez parlé de moi. On sort par là, on revient par la grand’ porte comme de vieux amis, tous les deux comme trois frères, ça va leur mettre un peu d’ambiance dans leur terminus à la gomme, tu me paies un demi ou deux ça fera le plein, on refait le monde, la révolution triomphe grâce à nous et je te raconte tout. Ça va ?
– Ça ira…
Pensais-je à ce moment-là. Mais on ne pense jamais à bon escient.
Samedi 4 janvier 2003
Retourner, dégrisé, m’attabler au bar, voilà qui était hors de question. J’imaginais le pire, le scandale, la rubrique faits divers dans les gazettes du cru, les fouille-merde de la télé régionale et mon retour au point de départ avec deux gorilles pour me surveiller de près. Alors que faire ? Je me souvenais de ses accès de colère. Pour un contresens. Un hors sujet. Une consigne mal comprise. Il est vrai que pour comprendre les siennes, il fallait se lever tôt de bonheur et comme il nous incitait à nous coucher tard… Ah il en avait cassé des appendices nasaux dans le lycée, ça ne s’invente pas où avait étudié Jean Rostand, le fils de l’autre. Ça faisait partie du contrat. Il livrait le meilleur de lui-même. Nous sustentait de sa substance. Alors il voulait être payé en retour. Nul n’avait jamais porté plainte. Et puis la curiosité était la plus forte. Pour une fois que je finissais un devoir… Ce type avait beaucoup compté à l’époque où l’on se cherche, je veux dire où l’on se cherche des certitudes. Où la certitude vous cherche. En vin.
Parce que sorti des études secondaires, c’est le cas de le dire, fini les costards-cravates et l’air pincé. Après les cours nous étions une vingtaine à nous réunir dans son immense appart de la rue du Faubourg Poissonnière, un douze pièces au moins qui lui appartenait, avec des tableaux de maîtres et des meubles d’époque, légué par sa génitrix, une ancienne égérie surréaliste. Je me souviens surtout d’un boudoir qu’il prétendait peint par les frères Rousseau avec une sorte de sopha, niché dans une alcôve. mon premier nid d’amour. On s’asseyait sur des fauteuils recouverts de tapisseie de Beauvais représentant des bergères ou des marquises sortant aux alentours de cinq heures ce qui en hiever est le comble de l’absurdité. La classe pour évoquer le Révolution cubaine. Mon premier pétard c’était chez lui, mes premiers havanes également, le premier pépin aussi sauf que pour moi c’était du sérieux, avec une jeune prof de gym – on disait comme ça à l’époque mais elle était si crevée que l’on n’en a jamais fait à ma souvenance, du reste elle m’en dispensait – pas très prudente, ni bien dans sa peau, encore moins dans ses os ni dans ses tennis. Il avait arrangé l’affaire, par hédonisme communicatif, et jusqu’au-boutisme activiste. Préparant la révolution à la chinoise il nous avait amené au zoo où nous avions bouffé ce qu’on avait pu, du cacatoès, de l’autruche, du marcassin et des graines de je ne sais quoi à tire-larigot, tout en fumant tout ce qu’on trouvait : fleur de pavot, résines diverses et écorces d’essences rares. Évidemment on s’était retrouvés à l’hosto. Intoxication alimentaire avaient diagnostiqué les internes. Mon suicide aussi c’était chez lui, aux cachets déjà mais on y passait tous plus ou moins à l’époque. Bref j’avais effectué une Terminale assez particulière au grand dam de la Reine Mère qui ne badinait pas sur l’article ni sur le subjonctif imparfait et qui appréciait peu que j’accordasse autant de loisirs à des activités ne pouvant m’être d’aucun secours. Elle avait tort. Les vieilles adorent les momos de la société, les marteaux comme on dit. Pour cogner le jour…
Dans cette nuit glaciale, je pouvais bien me montrer reconnaissant, même si, l’ai-je déjà dit, une fois au moins, j’avais bien besoin de repos. Une fois dehors justement, je proposais de faire un saut chez moi, je veux dire chez l’autre, vous savez bien Auguste, il faut être attentif quand on prétend entrer à l’intérieur d’une expérience qui s’ouvre sur l’extérieur. Je n’avais pas grand chose à offrir mais ce qui était sûr c’est qu’un pack de bière traînait dans le frigo. Prévoir c’est diriger.. Mon compagnon m’a regardé du haut de ses deux mètres en rigolant comme on rigole dans le Sud.
– Hé, Hé … Monsieur a retrouvé sa dignité depuis qu’il a dégueulé. Tu préfères ne pas te montrer avec ton ancien mentor, hé, ? Ne mens pas. Je lis dans tes pensées. Eh bé, soit… Ca me dit si ça te dit. mais dis-moi, tu n’as pas peur que je te mange tout cru ? Et de me prendre par le bras, puis de m’entraîner dans la direction précise où je devais aller… Où je me devais d’aller.
Allons bon, il n’aurait pas changé à ce point… La chair de l’homme n’était pas au programme en ces temps-là, des singes à la rigueur mais il n’aurait pas franchi entre temps le fameux échelon manquant…
Minuit approchait. Pour accéder au coin de ma rue, je veux dire de la rue de l’autre, il fallait remonter vers le pont qui enjambe la voie ferrée, redescendre, tourner à gauche en épingle à cheveu et retourner en sens inverse vers le bord du quai. Pas grand monde à pied à cette heure-là dans ce quartier dépourvu de restaurants et bistrots ouverts après 11 heures du soir même un 31. Disons carrément personne. Ce que c’est que le sentiment d’insécurité. Quelques lumières allumées. Quelques allumés derrière les fenêtres. Des vieux « je sais toujours le temps qu’il fait » sans doute. Naturellement mon compagnon, grand seigneur, faisait d’amples révérences aux quelques bagnoles empruntant le pont. Certaines klaxonnaient. La plupart répondaient par des gestes obscènes ou accéléraient par peur des étrennes à dispenser. Pour le calmer je me suis risqué : Et, heu… vous habitez où ? Car le vouvoiement était de rigueur chez lui, y compris avec ses compagnes.
Il est a pris un air sérieux, du moins le supposé-je, un de ces airs à vous fracturer le nez. à qui le tour :
– Dis donc miston, c’est chez qui qu’on est censé aller ? – Heu, chez moi, enfin chez moi, chez un autre que moi… Pourquoi ? – Eh bien chez toi c’est chez moi. Hé hé, elle est bien bonne hé ? J’habite où l’on peut me loger. Qu’est-ce que tu crois ? Que t’es le seul à te souvenir de mes instructions vitales ? Ne sais-tu pas, ignorant, que la rue est la meilleure des écoles ? Que la rue c’est la vie même. Et qu’elle ne vous déçoit jamais ? La rue c’est ma théologie. Le béton, mon horizon. Urbain je suis, urbain je tends à être dans la postérité de l’aïeul de Tubalcaïn. Les villes se livrent clés en main, rôdeurs et cyniques compris. Sans nous que deviendrait l’esprit nomade en puissance ? Bon passons à l’acte. Alors c’est où ce chez moi à toi de ce soir ?
Je ne sais pourquoi, il m’est apparu soudain moins grand. Sans doute en raison de son pragmatisme.
Un soir, c’était pas la mer à boire. Deux petites bières seulement.… Demain est un autre jour, lequel justement approchait. L’école de la rue. C’est vrai qu’Aristote était sa marotte au sein de l’établissement. Il appelait ça la logique à moyen terme. Oui mais en attendant pour lui, chez lui c’était chez moi, je veux dire chez l’autre. Rendons à César, disait mon ami Pierre, celui qui est en prison…
Aussi quelle idée de revenir sur les lieux de son crime…?
Samedi 5 janvier 2003
Arrivé devant la porte verte, écaillée, à deux battants, couverte de droite à gauche et de bas en haut de calligraphie crypto-urbaine, l’un mobile l’autre pas, j’ai sonné chez les Martinez, à mon accoutumée, si l’on peut parler à ce stade-là d’accoutumance. Sympas les Martinez. La main sur le cœur, et la poigne torride de l’hidalgo desséché, les pauvres ! Un gros consommateur de cigares aussi. Il suffisait d’en voir le sol de ma cour intérieure jonchée de petits bouts sacrifiés. Toujours fidèle au Presidentes de chez Partagas vous savez bien la marque des los reyes y puissencias financieras (je traduis comme je veux !). J’avais vraiment eu du flair en les dérangeant la première fois mais les douceurs de miel et de chocolat vous saisissaient dès le hall d’entrée. J’avais bredouillé de vagues explications et mon embarras les avait fait rire comme si j’avais guillotiné le pied d’un barreau de chaise au laguiole ou attendu une panne électrique pour l’allumer à la bougie. Tu fais lo que te quieres, nigno (j’orthographie comme je veux, on a lu son Queneau, que si !)… C’est pas nos oignones. Un poquito del aniso ? Je l’ai déjà dit, j’inspirais la sympathie. Et comme ces émigrés de la première génération étaient :
1) ravis d’avoir de la visite. 2) contents qu’il y ait quelqu’un dans l’appart plutôt qu’un quarteron de squatters en goguette. 3) Persuadés, photos de famille à l’appui, que je ressemblais à l’un des trois nignos, retourné faire son beurre dans d’huile d’olives, du côté de leur Burgos natale – je sais c’est le cadet de vos soucis, à moi aussi oui mais moi j’ai un problème avec la porte d’entrée – ils me l’avaient accordée leur sympathie, amigo Pedro…
Sinon, sans les Martinez nous serions, depuis dix jours, sur le seuil, parce que pour faire comprendre mon statut temporaire aux Madjoub et aux N’Daye… Certes nous y sommes encore sur le seuil mais… Bref nous avions une sorte de deal. Le vieux, ancien employé d’entretien pour le compte de la SNCF, cégétiste actif, ne dormait jamais la nuit. Tu parles, ô Saint-Charles d’une aubaine ! Minuit c’était pour lui le minimum et je dois dire que plus je rentrais tard, plus il m’appréciait. Il m’en faisait part en interprétant chaque nuit à force de meubles déplacés l’attaque aérienne de Guernica mise en ballet par des danseurs de flamenco issus des gens du voyage sinon comment expliquer le ramdam au-dessus de ma chambre jusqu’à bien après l’aurore…
Mais bon il savait l’art de répondre à l’interphone en baragouin de vieille castille. C’est qu’il lisait Las Cases dans le texte.
Une voix de tête a répondu : si ! avec une intonation attentiste. On n’ouvrait plus à n’importe qui. Et là, comprenez-moi bien, je fais en sorte de peser mes mots, car l’heure est grave, je ne le savais pas encore mais je me trouvais sur le seuil d’une nuit d’emmerdements, avant que j’aie eu le temps d’arrondir les lèvres pour formuler le mot de passe convenu, mon compagnon m’a mis sa grosse patte velue sur la bouche, et ne s’est guère gêné pour leur épeler mon nom… Parole !
Et le plus beau, je sais que vous n’y croirez pas, je n’y ai pas cru moi-même sur le moment non plus et ce matin je ne sais plus trop que croire mais n’anticipons pas, disait Mathusalem, le plus beau disais-je, c’est qu’il a imité ma voix à la perfection. Parole ! Ma voix virile. Ma voix de baryton même que j’avais fait de la figuration dans le Chevalier à la rose avant que d’aller me faire voir ailleurs. Plus barie que dans le ton, avait dit l’administrateur.
C’est vrai qu’en cours quelquefois il pastichait les inflexions grinçantes de Tartre en pleine crise existentielle, les envolées solennelles du collectionneur intemporel du général, l’aphonie contristée du bordelais sagouin de service, mais là… Reproduire ce timbre si fuyant, si imprévisible que je le considérais moi-même comme inimitable et que j’avais de ce point de vue de plus en plus de mal à imiter, rapport à mes cordes vocales, alors que c’est moi qui l’écoutais parler depuis moins d’un quart d’heure, j’avoue que ca m’a laissé pantois. Paradoxalement, il n’en sortait pas grandi, peut-être parce que j’étais monté sur la marche tandis qu’il demeurait sur le trottoir. Et d’abord comment se rappelait-il mon identité ? La lui avais-je déclinée à mon insu ? Où ? A quel moment de l’histoire ? Qu’on ne compte pas sur moi pour y retourner. M’avait-il escroqué d’une réminiscence opportune ? Mystère…
Martinez a répondu, c’est bueno, nigno. Buenas noches y hasta luego comme on dit chez vous. Passe demain à l’heure du Chichon, ça fait quarante et oches oras que l’on s’est pas tomado varias copas. L’autre a répondu : Entendu, exactement ce que j’aurais dit à sa place, je veux dire à la mienne bien entendu quand je suis dans mon état normal… Mais dans le vestibule impossible de trouver la bonne clé, celle de la turne. J’ai eu beau fouiller dans toutes mes poches, piocher dans mes fouilles, tourner et retourner le cache-poussière, regarder le trottoir comme si les clés ça y poussait comme des chewing-gums et des merdes de chien (car à ce niveau là on ne saurait parler de crotte) selon votre bon vouloir, point de clé pour la porte blindée. La serrure en faisait un Ho de consternation, la coquine.
Mais pas mon bonhomme de nuit.
– Hé bé, miston, il était temps que je prenne les choses en main. Le moteur du changement c’est la lutte des contraires.
Et de son manteau miteux, moins miteux au demeurant que ce qu’il m’avait semblé, pas plus miteux que celui que j’avais usé durant mes pérégrinations déscendantes, il a sorti… une sorte de passe assez court, chromé et triforme, où se reflétaient nos deux silhouettes pour une fois confondues, et qui s’est parfaitement fourrée dans sa raison d’être serrurière. J’étais scié, je ne trouve pas d’autres mots.
– Heu, comment avez-vous fait… ? Ai-je risqué. Vous… heu… êtes déjà venu ici ?
– Parce que tu crois être le seul à détrousser les potes ? Tout phénomène peut être compris si on le considère dans son rapport aux phénomènes environnants. T’y comprends que dalle ? Normal c’est de la philo. C’est pas fait pour être compris c’est fait pour être cité. Et d’abord ici, si c’est chez toi c’est un peu chez moi té, a-t-il répondu en s’engouffrant dans le couloir qu’il connaissait comme sa poche où manifestement traînait quelque clé… Au bout de trois secondes, le temps de demeurer pétrifié sur le pas comme un con – demeurer est le mot – j’ai entendu qu’il lançait sans doute à mon intention : Comment ? Que des 33 exports ? C’est tout de même le jour de l’an, merde ! Qui veut jouer les docteurs, il s’en repentira sur l’heure…
Et cet autre con d’entérologue qui m’a interdit la bière et les boissons gazeuzes ! Question de vie ou de mort, deux chances sur trois, paraît-il. Mes heures étaient comptées si je persistais. Jamais je n’atteindrais l’âge du Christ de surcroît…
Vous me direz si c’est pour finir comme lui…
Je parle du gastro-entérologue. Un poids-lourd lui a roulé sur le bide. Quand on l’a ramassé à la petite cuiller il était aussi plat qu’une feuille de papier à cigarettes, lui qui ne fiumait que des Culados torsadés en forme de croix.
Vanité, vanité…
Dimanche 6 janvier 2003
Comme je refermais la porte blindée non sans jeter un œil sur les traces de coups de pieds et improvisations codées des artistes muraux de toute confession si tant est qu’un virtuose du tag se confesse en murmurant, j’ai entendu comme une clameur dans la rue. C’est vrai. Je l’avais oublié. Nous n’étions plus autour de minuit mais carrément sur l’heure fartale. L’un des charmes de l’appart c’est que, rétif au confort, il n’était guère insonorisé. Je regardais à travers les rideaux. C’est alors que mon buveur de bière est revenu, à pas de loup, du moins je le suppose, tandis que je tirais les rideaux pour ne pas avoir à saluer un groupe de fêtards sur leur 31, des inconscients sûrement, se dirigeant du côté d’une boîte en sous-sol judicieusement appelée caveau, où les héroïnomanes se ramassaient sinon à la cuiller du moins à la pelle.
Et là, tout en vociférant un « Surprise ! »de vaudeville décadent, j’en ai encore les oreilles toute retournées, il m’a pris par le paletot, je veux dire le ramasse-poussière, m’a plaqué contre le mur et, les yeux grands ouverts comme un magnétiseur, m’a carrément roulé une pelle, à la cosaque, comme au bon vieux temps quand il se faisait le chantre de nos cécités moscovites. Mais bon avant on savait à quoi s’en tenir. La révolution valait bien quelques sacrifices. Je n’ai pas eu le loisir d’apprécier les arômes des Punch et Montecristo, ni à quelle bière il avait fait allusion, que déjà il me laissait choir et glisser comme un sous-verre qui se casse le long du mur non sans me gratifier d’un : « Cette année c’est l’année de la chasteté. Je viens de mettre un point final à ta vie dissolue. Ca fait drôle hé ? de se sentir l’âme d’une vierge effarouchée. Tu devrais me remercier, té… On remet, ça ? »
Et en plus il me fait la leçon… En tout cas il n’était plus aussi grand. Vouté, tassé par les injures du temps, peut-être s’était-il démesurément agrandi à la mesure des errements de mes souvenirs.
Ce n’est pas que je sois contre ce type d’expérience quand elle est bien menée, les mémés parfois vous ont de ces caprices, mais en règle générale :
1) Je préfère choisir mes partenaires.
2) J’aime qu’on me prévienne suffisamment tôt pour ne pas me sentir dans la pénible situation d’un qu’on aurait pris au dépourvu, ni me trouver dépourvu de cachets au moment propice d’autant qu’un homme prévenu en vaut deux, encore une maxime de l’ami Pierre qui s’y connaît question prévenu.
3) J’apprécie que les tractations se fassent dans les règles et que les termes du contrat soient clairs dès le départ ou si l’on préfère m’être mis d’accord au préalable sur les modalités de paiement.
4) Si j’étais descendu si bas dans ma carrière c’était pour en finir une fois pour toutes avec ce style de travers, déstabilisant et sans issue, si l’on veut bien me passer l’expression, pour qui s’est mis à la recherche d’une voie nouvelle qui fasse sens.
5) J’ai oublié le cinquièmement. Je vous l’ai dit, les cachets…
Alors j’ai râlé mais je ne sais pas ce qu’il avait réussi à me glisser entre les dents lors de notre fugitive étreinte, j’ai eu beau tousser, cracher, tâcher de me faire vomir dans les plantes vertes en plongeant les deux doigts les plus sûrs au fin fond de ma glotte, je n’en avais plus la force, ni l’envie. Pire ! On eût dit que ma verdeur était passée en lui et que c’était moi qui sentirais à jamais la mauvaise chique et les alcools frelatés.
Il me regardait en sirotant sa cannette d’un air entendu, comme s’il subodorait ce que j’allais dire… Mais la particularité de l’esprit qu’on dit d’à propos c’est qu’il ne vous vient jamais à propos quand on le sollicite. Toujours à contretemps. J’aurais pu dire je ne sais pas moi : « C’est quoi ces salades ! », « Bon on va pas en faire une montagne, hein ? », « Alors on est En manque de bécots ? On se croit au café Pouchkine ? » Rien n’est venu sur le coup. Il est tant de gens à qui les coups ne font rien. Aussi je n’ai rien dit. Assis sur le fauteuil en osier en forme de coquille Saint Jacques, au fait c’est loin de Burgos, St Jacques ?, il m’ a paru soudain plus petit. Ou bien était-ce moi qui, demeuré debout, le considérant d’un air supérieur, me sentait plus imposant. Je vous l’ai dit, les cachets… On grandit à tout âge. Regardez Alice. Et il est des baisers suscitant des vocations tardives. J’ai une copine qui s’appelle Joëlle et qui écrit des bouquins, mais ne nous égarons pas… Des vocations d’enfer. Demandez aux lépreux. Après tout ce n’était pas moi la cloche… Pas encore, comme disait Lacan… (A propos de l’Esprit ce que je voulais dire tout à l’heure c’est qu’il n’est jamais là, quand etc.etc.).
O comme on a tort de laisser aller à des préjugés aussi simplistes. Le plus cloche des deux… Oui je sais. Mathusalem…En attendant Pierre est en taule.
Je vois pas en quoi ce serait marrant.
Lundi 7 janvier 2003
Quelques instants plus tard, après s’être gratté le front d’un air embarrassé : – Dis-donc, moutard, ça te dérange pas que je me mette à l’aise ? C’est pas qu’il fasse chaud chaud chaud dans cette crèche, mais je voudrais pas gagner la pleurésie à la première sortie au cas où j’y songerais. Tu confonds plus, j’espère, ton « mien » et ton quant à soi…
Même pas eu le temps de rétorquer que la nuance m’échappait, ce qu’il attendait, qu’il se disait à lui-même, toujours en imitant ma voix inconstante, et Dieu sait si c’est pas facile, enfin quand je dis Dieu il faut pas exagérer je suis pas le président Shréber, mais j’ai ma façon à moi bien particulière de tordre la bouche vers la gauche quand je m’exalte, façon italo-belge dans les années 60 : Z’étaient chouettes les filles du bol’d de mel’…Joint, Joint, Joint….. Vous permettez, monsieur… Mais je vous en prie, pensez donc, faites comme chez vous… Bref pendant que je cherchais une réplique type gros calibre je te tue sur place, il s’atait débarrassé de son manteau raidi par le froid d’un sylvestre béat. Puis il a enlevé son pull et, m’a demandé si j’avais du parfum et si oui lequel. Aliéné comme je l’étais je ne pouvais manquer du superflu… J’ai rien dit puisqu’il m’a précédé d’un oui bien sûr faites faites moi-même ici vous savez et puis d’abord je vous dois bien ça, vous pensez et il a disparu dans la salle de bain.
Mais de même qu’il se parlait à lui-même exactement de même que j’aurais parlé à sa place si je m’étais adressé à lui-même, je ne savais plus très bien ce que j’aurais dit si j’avais effectivement, comme disent les interviouvés qui cherchent un point d’appui, eté placé dans la possibilité d’avoir à dire ce que j’aurais pu dire s’il m’avait effectivement laissé parler. J’ose même dire que c’est la conscience de me savoir celui qui, à sa place, eût pu effectivement dire ce qu’il aurait pu se dire en lieu et place de moi qui ne parvenais pas effectivement à dire ce que j’avais à dire, vu qu’il prenait ma place pour le dire à ma place au lieu de moi qui le lui aurais dit, s’il me l’avait permis, hé bien c’est cette conscience même de l’impossibilité de mon dire à sa place qui m’a permis de dire à la fin qu’à sa place au fond je n’aurais pas mieux dit. On a lu son Blanchot, Charlot.
Tandis que je réglais le thermostat à la chaleur requise, dont peu importe le degré, je l’ai entendu chanter la marche turque titatatatère et j’ai failli m’étrangler d’effarement comme disait Hugo, hélas, quand je l’ai vu ressortir, en robe de chambre. La mienne, tu parles, Charles disait la noire Jeanne. Et le plus fort : elle lui seyait mieux qu’à moi. Comment y était-il entré Mystère ! J’ai d’ailleurs pas eu le temps de finir de me dire qu’au fond il était décidément – effectivement – moins imposant que je ne l’avais toujours pensé – mais était-ce bien lui ? – qu’il se vautrait sur le fauteuil en osier, ouvrait l’album photo et y allait de son petit commentaire sauf que lui savait pas comment.
– Ha mais je te reconnais sur celle-là avec les cheveux longs – parce que je les ai fait couper, vous pensez, c’est même le point de départ de mes états d’âme – enfin je te dis que je te reconnais vu que tu es devant moi et qu’il y a une certaine semblance entre les deux états de ton indivision relative. Parce que dans le cas contraire on se perdrait dans l’hétérogénéité pure. C’est vrai ça, le reflux de la durée s’égare en la conscience, as-tu bien réfléchi à ça, gamin, hé ? (je me gardais bien de le contrarier, ayant délaissé les absconcités métaphysiques depuis la fameuse lurette, à qui je n’avais plus pensé depuis si longtemps, et de toute façon il avait toujours raison). Pour ce qui me concerne l’incessante mobilité de la pensée ne suscite aucune sympathie particulière avec ce que d’aucuns persistent à nommer le réel. A fortiori s’il change de visage. Tu permets… Et il a déchiré la photo en menus morceaux… Aux chiottes le passé…
– Je me fie toujours à mes intuitions…
Oui mais qui débouchera le regard sur les eaux usées dans la cour intérieure, la semaine prochaine… Je le laisse à dire…
C’était vrai que cet album me rattachait à mes vastes portiques, à mes soleils marins. Ce cliché avait été sauvé du naufrage et du drapeau noir. Mais étais-je en état de contester ? Le temps de la contestation était passé. Voici venir celui des iconoclastes. Bref, nous ne luttions pas à armes égales. Si lutte il y avait. La lutte on avait déjà donné. Elle devait s’avérer finale seulement le terme tardait à venir. Le passé était révolu : autant tirer un trait. Il l’avait tellement nié que je l’avais retrouvé dans un drôle d’état mais ne trouvais plus les mots pour le dire et puis l’état de l’un n’est pas toujours celui qu’on pense, l’état de l’autre non plus d’ailleurs, quant au sien propre.. si je puis dire…. Il me les volait les mots ou alors c’étaient : les cachets, les cheveux, la province, le sud, les clés… c’est beaucoup pour un homme seul et dire qu’il en est qui font ça toute l’année… Je savais trop, parce qu’un homme de coeur sait lire dans les pensées de celui qui a raison, ce qu’il aurait répondu, et que j’aurais moi-même répondu à sa place si tant est qu’il l’ait pas dit à ma place : mais l’état, cet état, c’est moi…
C’est mien, quoi…
Au fond que m’apprêtais-je à faire en m’installant si loin de mes attaches, de ce qu’il me restait de famille dans les Alpes, tous départements confondus, de mes semblants d’amis, de mes années mémères surtout dont il déchirait méticuleusement les portraits en pied, il vaut toujours mieux les portraits en pied dans ce cas de figure, surtout si c’est un mauvais plan, ou du moins un plan moyen, Bastien, et le plus étrange c’est que je lui donnais raison – à ce moment-là. N’en aurais-je pas fait de même à sa place je veux dire si ç’avait été lui l’homme de coeur ?
Au demeurant il devenait en l’occurrence un des rares liens me rattachant au passé justement parce qu’il devait me pousser plus avant dans les conséquences de ma décision encore inaboutie, mi-figue mi-raisin (surtout raisin) : couper le cordon avec celui que j’avais été.
Quand je disais que ces foutus cachets m’éloignaient de l’Indésirable…
Mercredi 8 janvier 2003
– Alors, mon grand, heureux ?
Mon interlocuteur avait glissé sa jambe droite sous sa fesse gauche, exactement comme je l’aurais fait à sa place qui, en l’occurrence; n’était autre que la mienne. D’ailleurs d’où me venait cette manie ? Peut-être du collège. Ou des collations avec les amies de grand-mère ? Ou encore de mon arrivée en cette ville. Quant à lui, vu de biais, on aurait pu penser à un unijambiste mais le membre valide devait être plus court. Il m’a paru d’une longueur mesurée pour un tel géant. On avait dû la raccourcir après l’accident. Avec les progrès de la science… Ou alors j’avais besoin de lunettes. J’ai répondu de mon mieux,. pas facile d’avoir l’esprit fécond face à une légende vivante, pour quelques-uns s’entend.
– Vous pensez…
– Eh bé j’en suis heureux. Pour fêter ça on va fumer un cigare té, tu aimes les cigares ? Les vrais cigares ! Che ! Che ! Guevarra…! L’immenso ! El Invisibles ! Corsé, riche en fumée, saveur de foin coupé. Ca te la coupe, hé ?
Depuis mon voyage à La Havane, avec une passionnaria trépanée, c’était mon péché mignon. J’y avais renoncé, n’arrivant plus à toussoter mon 33 sans cracher du goudron au poivre vert. Je n’y avais pas songé une seconde, je veux dire à fumer, depuis mon arrivée. C’est assez dire si j’avais bien pointé le hiatus avec ma vie d’avant. On me dira que ces secondes c’était toujours ça d’économisé sur ma future disparition… On pense à des tas de conneries dans la vie et l’on oublie l’essentiel : les petits plaisirs qui ne coütent que la rue à traverser. Le jour du moins. Car la nuit… J’ai cru que cette peine me serait épargnée quand il m’a tendu un étui oblong, de l’épaisseur d’un pouce et de la longueur de… Mais ceci est une autre histoire, bref un tube en alu, avec écrit dessus en noir capitales ROMEO Y JULIETA et, en minuscules, Havana.Cuba. Comme si on s’en doutait pas. Un churchill à vue de nez et embouchure buccale. Ce n’était pas mon préféré. Néanmoins, j’ai remercié, ça ne coûte rien croit-on, ce qu’on est con tout de même. J’ai dévissé le capuchon. J’ai humé, soupesé le corps, apprécié la cape avec le gras du pouce, jolie couleur entre le maduro et l’oscuro, flairé la tripe au bout du pied, caressé l’arrondi de la tête, vérifié le nom du label sur la bague, noir avec un fond doré, certainement pas pour Martinez celui-là et j’ai dit : je reviens.
Une minute plus tard, je revenais en effet avec la boîte d’allumettes familiale, celles du réchaud. Il m’a regardé en souriant. C’est alors que j’ai remarqué qu’il était rasé de frais. Mais comment donc fait-il ? Il connaît tous les secrets de la vie en accéléré. Ou alors ce sont encore mes absences. Certains épisodes m’échappent. J’ai une ellipse dans la tête. Il m’a semblé aussi qu’il s’était fait un shampooing ou quelque chose d’approchant. Avec ces cachets, je ne sais plus où j’en suis. Il se câlinait le menton et, devant ma stupéfaction, il a précédé ma question, ou bien il l’a lu sur mes lèvres je ne sais pas :. – Nos sens nous trompent, petit, mets-toi bien ça dans la tête. . Ce qu’on veut voir nous sera toujours caché…
Oui ça pour être cachet…
Il a repris : – C’est qu’il va se le fumer tout seul, ce gros égoïste, et moi alors ?
Pour sûr je n’avais pas de spécimen de cet acabit sous la main. Que faire ? Et devant mon geste de désolation, bras ballants et mine piteuse, je sais bien le faire comme dans le tableau de Watteau, la gueule enfarinée :
– Eh bien mon grand, t’en fais pas. J’ai ce qu’il faut dans le manteau, té. Et de fouiller dans une poche de son espèce de caban usé surtout aux entournures ?
– Et voilà ! Maintenant on va se le consumer dans les règles de l’art. T’as une guillotine ?
Merde je l’avais oubliée celle-là ! Heu, non, c’est-à-dire je suis pas chez moi, on pourrait peut-être pour une fois se servir de nos dents. Devant l’un de ces silences que quelqu’un une fois, je le reprends, a qualifié d’éloquent, j’ajoutais sans grande conviction : pour une fois, ou du moins avec l’ongle…
– C’est ça et pourquoi pas au couteau édenté, aussi ? Ou à la scie à métaux ? Tu sais le prix de ces vitoles ? C’est du rond, mon bon, à ce niveau-là c’est même du fondu. Sens-moi ça, ce soyeux, cette souplesse. Pas un noeud. Pas une tache. Et tu voudrais que ces merveilles se taillent en fumée ? Tu veux nous faire amorcer l’année sur une hérésie, le comble de l’épouvante, un pis-aller à l’emporte-pièce, hé bé, ça promet…
– Alors qu’est ce qu’on fait…
Commet ça qu’est-ce qu’on fait ? On va chercher un outil de coupe digne de ce nom. Et ne me dis-pas que tu sais pas où. On est dans une capitale régionale, oui ou merde ! Y’a bien une épicerie de nuit spécialisée dans l’afro-cubain, un débit permanent de tabac, le moyen de s’entendre avec les lascars du coin, je sais pas, moi, fais travailler la boîte qui te sert de cigare……
Mais…
– Ne dis pas non tu me vexerais. Je veux que nous fumions ensemble. Le calumet de la paix, té. En bonne et due forme !
– Bon mais je peux rien promettre…
– T’inquiète bonhomme, tu as tout ton temps… Toute la nuit… En t’attendant je vais faire un somme…
Bon on peut pas dire que cette pérégrination nocturne m’enchantait. Je savais à peu près où, en coeur de ville, je pouvais espérer trouver quelque chose d’ouvert mais un soir de réveillon, rien n’était moins sûr. J’enfilais le caban qui traînait sur le fauteuil en osier, pas très propre mais à doublure molletonnée, ceignais la banane à menue monnaie, les billets je les laisse en la poche. Or à la porte, point de clé. Où l’avais-je encore fourrée celle-là ?
Comme mon hôte, je dis hôte mais je pense ôte-toi de là que je m’y mette en somme, pas encore endormi, me voyait fouiner du côté du bureau, du porte-manteau, du réchaud, il m’a lancé : – Qu’est-ce que tu t’inquiètes pour les clés. Je suis là. Il suffira de sonner à l’interphone et le bobinette cherra. Tu connais ton nom, non, Patate ? Tu sais l’épeler ? On les cherchera demain tes clés, quand on aura les idées claires. C’est toujours comme ça après un bon Churchill.
D’où j’en ai conclu qu’il pensait dormir là.
L’idée n’était pas mauvaise. Ah ça non elle n’était pas mauvaise son idée…
Oui mais celui qui la suivait sa putain d’idée c’était moi. Mon mien moi.
Jeudi 9 janvier 2003
Un peu de patience que diable. Laissons notre héros, celui qui vous parle, reprendre incontinent ses esprits. Et d’abord n’oubliez pas qu’il gèle. Le froid ralentit les mouvements. Il vous pique au vif. Vous vouliez de la fumée vous allez être servis ! Ca s’expectore sans bourse délier. Sans pipe, bourré. Bref sans frais, si l’on peut dire… Mais allez le faire piger à l’économe. Quant à trouver la guillotine ou du moins des ciseaux idoines, à près d’une heure du mat’, c’était l’échec assuré. De quoi vous réveiller un mort, d’autant qu’il eût été ivre. Et par surcroît dans une ville où l’on connaît personne, j’aurais voulu vous y voir à ma place. (Mais je vous y trouve, je m’y trouve… !)
Je crois qu’il va falloir « dealer » dans les milieux interlopes… me suis-je surpris à penser. J’aurais mieux fait de penser plus juste, plus pragmatique mais enfin… continuons…
J’ai longé la balustrade séparant la rue des quais de gare puis suis remonté sur le pont qui enjambe la voie ferrée, l’un des rares itinéraires où je me repérais. Je savais que j’atteindrais la place centrale et l’esplanade qui la jouxte, en principe parce que moi et le sens de l’orientation… J’ai déjà du mal avec la syntaxe depuis qu’on m’a sevré… Et d’ailleurs la syntaxe ça va, ça vient selon les épreuves… On s’y fait des noeuds en veux-tu en voilà…
A l’heure où la volaille se mêle à la populace, je veux dire au fond d’un lit profond comme un cerveau, on trouve à peu près ce qu’on veut sur la promenade, y compris des cachets. C’est comme ça à Boulogne. C’est comme ça chez les Bourges. C’est comme ça au Bordeaux. C’est pareil à Issy. C’est la même chose autre part. Alors pourquoi pas des coupe-cigares ? Et même des cigares de toutes sortes, de Saint-Domingue ou du Brésil. Des contrefaçons, tu penses, France. Le sud se napolise, Capri c’est bien fini. Se napolitanise. Se napolisetsabaietise. Se baiedenapoliseetlepausilippeetoutetout. What a joyce ! Vous comprenez pas l’italien ? Ca fait rien. Seulement pour y accéder, chez les napolitains, il fallait passer outre les fêtards du réveillard. Du pont j’avais une vue imprenable sur la rue Pasteur qui mène à la grand place. Noire du monde qui revenait du compte à rebours, moi qui espérais ne pas voir un chat vacciné. Il fallait forcer mon naturel agoraphobe, les croiser donc les saluer, donc révéler mon identité, donc essuyer les quolibets. Qui ne s’est jamais fait traiter de pédé, jamais il ne pourra comprendre. Je veux dire sans raison valable. Bon j’avais mes kleenex à postillons…
Je rends pourtant justice au genre humain et je le crie haut et fort devant cette cour messieurs les jurés que CE N’EST PAS LUI QUI AURA DECLENCHE LES HOSTILITES. J’allais dire déclencha, Monsieur le procureur, tellement ces événements me semblent lointains alors qu’ils ne sont distants d’à présent seulement que de la veille (j’écris comme je veux). Veille dans laquelle je me trouve encore vu que, vous comprendrez bientôt pourquoi, je me suis trouvé dans l’impossibilité d’honorer aux heures dues le temps habituellement dévolu au sommeil sans rêve. Si bien que ce n’est pas à moi qu’il faut venir expliquer que ce n’est pas demain la veille.
Ce n’est donc pas le genre humain qui a déclenché les hostilités à l’endroit de ce que je prenais pour ma personne mais un chien. Un con de labrador tout noir – un corps de chien magnifique, et qui gueulait – comme un chat. Une tête sympa mais les labradors faut pas s’y fier. C’est traitre. Il fouinait son museau dans l’un de ces sacs poubelles bleus que des blouses blanches vomissaient par les offices des restaus. Il avait l’air d’y trouver son bonheur mais lâchait ses reliefs pour chasser les intrus, lesquels en profitaient pour lui piquer le contenu du sac. Comme quoi, même noir, la fable n’est pas assimilée. A la hauteur d’un cybercafé en fête, où l’on se roulait des patins par la magie du surfing internautique, je sais c’est un peu fort, il s’est retourné, s’est complètement désintéressé de son gueuleton improvisé et s’en est pris à moi. Carrément. Sans raison. Du moins le supposé-je. Comme si je songeais, moi, à lui piquer ses croupions de dinde farcis aux châtons. Moi qui ne ferais pas de mal à une mouche à merde. Sauf bien sûr si elle vient me marcher sur les pieds. C’est vraiment con un labrador. Il s’est bien campé sur ses pattes et s’est avancé, enragé, menaçant et grognant. Le face à face n’a duré qu’une quinzaine de secondes. Or, même en montrant les dents, même en bavant, je ne parvenais pas à l’intimider, alors j’ai fait machine arrière. Il n’attendait que ça le rusé. Car il était malin pour un canadien, le chien. Il s’est rapproché en gueulant de plus belle. Et comme je m’apprêtais à prendre mes jambes à mon cou, ce qui est la meilleure façon de se casser la gueule justement, il s’en est pris au bas du caban côté dorsal, refusant obstinément de le lâcher. Moi je courais, je courais à toutes jambes mais on n’en a jamais que deux, plus quelques plaques de verglas. Cinq mètres. Dix mètres. Il tenait bon le bougre. Emporté par l’élan, je quittais malgré moi cette rue fréquentée… Que faire tout seul contre un chien ? Car les autres, pas cons Gaston, continuaient leur gueuleton.
Je savais pas. J’allais tout de même pas rentrer. Il m’aurait pas cru. Et puis ça aurait fait radin. Il valait mieux que cela. Il tenait à son rituel. Ca devait lui rappeler les soirées d’autrefois, les cours au noir d’économie politique, les projets de guerilla urbaine que sais-je encore. Et je pouvais quand même pas lui ramener un molosse en compensation. Un chien ça croque, ça ne tranche pas. Ailleurs ça se mange, ça se fume pas ou alors pas ici. Alors j’ai utilisé les grands moyens. J’ai offert le caban, m’en fous il était pas à moi. Je parle du chien. Je suis comme ça. Royal de chez canin quand il le faut même avec les cabots. Idée de génie ainsi qu’il vous en vient deux ou trois dans la carrière. Me disait l’ami Pierre à propos de la relativité restreinte. C’est à lui qu’il en voulait, au caban je veux dire pas à Pierre qu’il devait pas connaître, du moins le supposé-je ou alors c’était bien joué. Et c’est là que j’ai compris. C’était le manteau de l’autre que je portais. Dans la précipitation du départ j’avais confondu le sien et le mien. Cachets. Lunettes. Pêle-mêle.Confusion. T’en fais pas pour les clés. Et savez-vous ce qu’il avait dans les poches, le philosophe ? Non ?
Eh bien moi non plus mais ça a beaucoup plu aux corniauds de cabots qui ont lâché la boustiffaille et ont pissé dessus, à la queue leu leu si l’on peut dire puisque je n’ai pas vu de chiens-loups. Comme pour signifier que dans la rue un caban est à tout le monde puisque la ville se veut ouverte. Et moi de me geler en attendant. Vous croyez qu’ils se seraient pressés. Pensez-vous. les chiens errants en prennent à leur aise. Quant à imaginer que quelqu’un ait pu m’aider… Ils étaient trop occupé à se bisouiller dans la rue noire de monde. Pensez 2003 c’était l’année de la Paix. Je suis sûr qu’ils diront, monsieur l’agent, qu’ils ne se sont rendu compte de rien, les vilains. Les pacifiques c’est comme les chiens. On peut pas s’y fier. Quant à aider son prochain, tu veux rire Elmire : on aidera qui n’a rien, ça fait bien, on passe ainsi pour un humain; on aidera les mémés elles ont toujours le billet à la main et la main sur le coeur pensez avec ces émotions; on aidera un afro-cubain main dans la main, un thibétain marmottant du Stockhausen, une brésilienne, elles sont jamais trop aidées les brésiliennes, mais aider son seul son vrai son authentique son irremplaçable prochain, tintin…C’est à dire moi… Il n’a besoin de rien et je m’en lave les mains. Je suis mauvaise langue. L’un d’eux a sifflé, ça devait être le brésilien, le corniaud de cabot tout noir a filé tout d ego avec quelque chose dans les crocs, la meute pissante a suivi. Comme disait je ne sais plus qui, peut-être l’ami Karl, ça commençait à panurger… Alors à qui il appartenait ce putain de chien, hein, je vous le demande un peu. Dommage que je ne sois pas d’ici, je me plaindrais en mairie. Sans effet certes mais c’est mon droit le plus strict. Li-bé-rez- la- rue !
J’ai pu récupérer le caban. Evidemment il était abîmé, on le serait à moins. Certes il ne sentait pas bon. Et ma banane, hein, où elle était passée ? Et voleur avec ça, bien dressée la canaille ! J’aurais dû m’en douter mais on peut toujours douter de tout. Regardez René où ça l’a mené…
M’en fous, j’ai les billets dans la poche… Je connais mes ennemis.
La quête ne faisait que commencer…
A propos de quête si vous pouviez… mais c’est peut-être prématuré…
Vendredi 10 janvier 2003
Ce n’était pas le tout ces plaisanteries canines, j’avais été mandaté par une autorité qui m’avait investi d’une mission, je me devais de l’honorer en dépit des mauvaises langues de cyniques. Certes j’aurais pu bifurquer par les rues adjacentes, la p’tite Chinatown pour l’une, Chicanos’city pour l’autre mais quand on se sent l’âme d’un héros, l’adversité est une chance, une gageure même, quitte à ameuter le quartier. Au demeurant les rues Joliot et Curie eussent présenté en plus sale les mêmes singularités que celle que je venais de quitter, vouée rappelons-le, à l’inventeur du vaccin contre la rage, façades grises des immeubles début de siècle sans originalité sinon leur monotone irrégularité. Un grand et large, un plus petit qui la menait pas large, un plus grand mais moins large, un plus large mais pas plus grand. Bref, pour faire court, vu que je pars en quête d’une guillotine à cigares, à la croisée des chemins, mon instinct grégaire a prévalu. Et un objet luisant, qui a attiré mon attention. Il tranchait avec les déjections de toute consistance que les concubins dépourvus d’enfants laissaint déposer là comme un voeu pieu à la madone des bêtes domestiques. On appelle ça un cadeau inconscient, paraît-il. Un cacadeau moi je dis. Et j’appelle un chat un chat, un chien un fouteur de merde et un trottoir un crottoir. Intolérant, allons donc. Dans mon jeune temps je taquinais la guitare avec les gitans de Saint Trop’. Pérompopon, pérompompérompompéro, pero. Penser à bien mouiller le r, avec le bout de la langue sur la partie supérieure du palais. Grasseyé c’est ridicule ! Et passer pour ridicule devant un pote le gitan, ce serait le comble, je veux dire du ridicule. Y’o soï mas que tu…
Je me suis approché – ce qui fait que j’étais à nouveau dans la grand’rue Pasteur, mais pour parvenir à identifier l’objet volé non identifiable ç’a été toute une histoire. Chaque fêtard me bousculait à qui mieux-mieux et prenait un malin plaisir à me diriger dans l’autre sens en me traitant de Bois-sans-soif. Ce que c’est que d’endosser un manteau d’emprunt. Lequel m’était interdit, pas le manteau le sens, il faut suivre, tant que je n’avais pas rapporté à l’ôte-toi de là que j’y suis, l’objet de sa requête. Pour faire bref j’ai pu me faufiler, en jouant à mon tour les corniauds à quatre pattes, entre les jambes de deux glaçons ambulants de manière à couvrir de mon corps le butin convoité, les bras en croix comme on m’avait appris autrefois à la pension. Ça m’avait assez bien réussi avec les vieilles. Ce n’était pas un cigare mais une réglisse. Une comme je les aime, bien épaisse et parallélépipédique, fourrée de sucre rose ou vert en sandwich au milieu. Une fois lavée, nettoyée, elle serait tout à fait consommable. C’était toujours ça de pris pour le demain midi. Y’a pas de p’tites économies. C’est par là qu’il faut commencer… Au prix des cigares… La croute collée au manteau avait davantage d’odeur mais un bonheur ne vient jamais sans son revers, son lot en l’occurrence, de vicissitudes. Quand je m’en suis rendu compte il était trop tard mais ça m’a donné une idée… Deux dans la même soirée. Vous vous rendez compte. Le Nobel approche…
Les idées faut pas trop les garder, il faut vite s’en débarrasser. Sinon on se les fait piquer. Encore une devise à l’ami Pierre, qui les entasse, si tant est qu’il soit dans son assiette. Aussitôt pensé, aussitôt fait. Je suis entré dans le premier Côte à l’os venu. Des guirlandes argentées traversaient la salle, je me serais cru dans une immense toile d’araignée. Les confetti pleuvaient. Les trompettes tiraient la langue. Les bouchons sautaient. Les bulles d’air pétillaient. Les fumeux fumaient. Les mauvais coucheurs s’enquiquinaient. En temps normal je me serais fait virer mais l’euphorie inclut et l’inclusion dispose. Les convives étaient passés du stade du : encore un doigt de champ’ à : dommage que mon mari soit mon mari je me sens des envies de coquine. Ça commençait à se démener dans tous les coins au son des espagnolades de rigueur, si j’ose dire, puis d’un rythme afreux-cubain mâtiné de samba. J’espérais que l’état dans lequel je me trouvais inspirerait la pitié, qu’on me ferait l’aumône… d’un cigare. J’en profiterais pour évoquer la guillotine avant d’amorcer une manoeuvre de diversion du style oh un oiseau, une chauve-souris, un chien qui chie sur la banquette. Et le tour serait joué. Pour fêter le nouvel an. Ça s’est fait en d’autres temps. Or les temps ont bien changé.
C’était compter sans les goûts plus que douteux des fumeurs de l’Os à moelle. Ah j’en ai entendu des platitudes. Une vraie collection à ajouter aux pires dicos des idées resucées. Sauf que justement, je n’ai pas reçu grand chose. Désolé je ne fume pas m’a dit l’une. Bon, commencer par une quinquagénaire, même en boléro, c’était vraiment un coup pour rien. Bois un coup avec nous, disait l’autre. Mais où ai-je déjà vu cette tête-là, réfléchissait une troisième. Un cigarillo oui, un cigare non, m’a-t-il été répondu. Et de me mimer, gestes à l’appui, la langouste de cuba : Cigarillo si, cigaro no ! Cigarillo si ! Cigaro no ! On s’étonne ensuite que les français soient de si piètres danseurs. Aucun sens du rythme. Et le bouquet : hé mais c’est qu’il a des goûts de luxe le petit père, tandis que sa mémère gloussait ! Il faudra un jour qu’on m’explique cette manie de glousser qui désigne la mémère.
Moi un petit père ! A moins de trente ans. Moi le chéri de ses dames. Hier encore j’avais vingt ans. N’importe quoi. Et c’était un sportif à lunettes qui m’insultait. N’empêche. Machinalement je me suis regardé dans une glace décorée au coton barbu, qui cachait mal le tarif des menus. C’était pas possible. C’était moi, ça ? Eh oui ! Il fallait me rendre à l’évidence qui m’avait d’avance vaincu. Ma barbe avait grisonné, mes cheveux blanchi, mes bajoues raidissaient comme si j’avais fait le lifting de trop. Pas de doute, je me négligeais. Le régime sans doute. Si la vieille me voyait… Une vraie chute de la maison Usher. La splendeur révolue des Amberson. Moi qui envisageais si l’on peut dire un changement radical… Comme quoi on est que ce qu’on mange. J’ai pas eu le temps d’approfondir ma réflexion c’est le cas de le dire car le patron, un moustachu adipeux qui dansait la bête à deux dos avec une cliente, s’est enfin rendu compte de ma présence, est venu vers moi mais cela va sans dire, et m’a prié, poliment mais fermement, d’aller voir au Lapin à Gilles si je trouverais mon bonheur. Non sans m’avoir glissé un faux billet de cinq euros dans la main avant de la serrer d’un air entendu…
J’ai cru l’entendre murmurer : pauvre vieux !
Pauvre passe encore, mais vieux ! C’est vrai qu’on vieillit vite avec le soleil mais l’avais-je vu depuis mon arrivée dans le midi ?
Au Lapin à Gilles, ç’a été une autre paire de manches.
Il est vrai que j’avais que la rue à traverser…
Samedi 11 janvier 2003
Oh, pour ce qui concerne la physionomie des lieux, les différences ne valent pas le coup d’être notées. Question ambiance en revanche j’avais connu mieux dans les bas-fonds du Marais. Un orchestre jouait du Gato Barbieri, je n’ai pas reconnu l’air mais c’était un morceau de roi. Les clients regardaient comme quand on s’emmerde, aux anniversaires des copains, vous savez quand à la fin du repas, on vous invite à gigoter en écoutant France Berger, les Village People, quand ce n’est pas La Chenille, les canards ou la Lambada, la coupe du monde ou la fiesta. Chez les mémées c’atait le letkiss, le casatchock et Zorba le grec. Je vois que vous vous y connaissez aussi. Seul un couple mimait la gestuelle langoureuse du danseur de tango argentin avec castagnettes et tangos ollé. Les reliefs de pâtisserie s’effeuillaient à l’entour des assiettes et je ne sais pouquoi j’ai tendu la main vers une cerise confite qui traînait sur un bout de forêt noire. La tension. L’appel d ela tentation. La musique sans doute. C’était bon. J’aime les fruits confits. Elle le savait la gueuse…
– Dis donc toi là bas, tu veux que je t’aide ? me suis je laissé dire. Le timbre était fortement exotique. D’un exotisme qui aurait survécu au régime austère des steppes centrales.
C’était Gilles, manifestement, le patron mais il n’avait de Gilles que le nom. Un nom d’emprunt car avec son crâne à la taras Boulba version Yul Brynner et sa moustache de moujik il devait se nommer Dimitri ou Vladimir ou encore Ivan Ivanovitch et en bon immigré de la première génération ouvrir son local aux sympathisants du FN. Cette dernière hypothèse est improbable car au FN, on se méfie de ce qui vient du froid. Du chaud aussi à l’occasion.
Pas agressif pour deux sous, que d’ailleurs je ne réclamais point. Réveillon et clientèle obligent : – Approche ! Je ne te connais pas toi… Puis baissant le volume d’un cran ou deux. Par contre je connais ce manteau. A qui tu l’as piqué ?
– Je vais tout vous expliquer M. l’Agile, c’est un ancien prof de philo, je l’ai rencontré au bistrot de la gare, après on a été chez moi et il m’a envoyé chercher un coupe-cigares digne de ce nom. On m’a dit de m’adresser à vous mais manifestement je me suis trompé d’adresse…
Ha Ha Ha ! On me l’avait jamais faite celle-là. Dis donc pépère (?…!). Arrête de me prendre pour un con. Un prof de philo ! Et qui comme par hasard fumerait le cigare. Et qui t’envoie au lapin à Gilles. Et ce prof de philo, il aurait dans les combien, question âge ?
– Heu la cinquantaine.
– Et toi quel âge tu as ?
– Heu, quel rapport ?
– Et coquet avec ça, le pépé ! Bon je te propose un marché. Tu vois ces bouteilles de pinard à moitié pleines. C’est du bon tu peux me croire. Du Gallician, du Saint Chinian, du Perpignan. Eh bien tu peux te les prendre si le coeur t’en dit mais en échange le manteau tu me dis où tu l’as pris.
Bien entendu il y avait malentendu. Qu’il fallait que je dissipasse…
– Mais je ne bois jamais de rouge, juste un fond de rosé du bout des lèvres, pensez avec le métier que j’ai, je veux dire que j’avais, si j’avais dû ingurgiter tout ce qu’on servait… Dites, monsieur l’Agile, vous n’avez pas l’air convaincu, écoutez, je vais être franc avec vous, si vous me dites où je peux trouver de quoi décapiter décemment une vitole de renommée internationale je veux bien vous débarrasser de votre piquette…
Avec ce froid ça me ferait des calories. Aussi j’ai décidé de tout avouer : je l’avais piqué au porte-manteau d’un restau.
A ma grande surprise il a aussitôt répliqué :
– Et ce restau, ce serait pas le mien par hasard ? Hein ? Hein ? Hein ?
J’ai opiné du chef même s’il n’était pas le mien, je parle du manteau, lui du restau. Autant entrer dans son jeu. Faut se méfier avec les mafieux. D’ailleurs ce n’était pas tant l’histoire du manteau qui me tracassait. C’était qu’on eût pu me prendre pour un autre. Ca commençait à bien faire… Les chiens d’abord, les fêtards, le patron d’en face…
Moi un clodo. Il fallait tout de suite que je dissolve le quiproquo, ça change un peu de la formule toute faite, et d’abord lui rendre son caban. Avec le sourire d’un sacristin trébuchant au terme d’une quête sonnante. Au-dessous j’étais plus élégant. mais là où j’ai failli tomber à la renverse de surprise c’est quand je me suis rendu compte qu’à la place de mon costard en laine cardée, je ne portais qu’une salopette en velours grosses cotes qui avait dû être noir, je parle du velours, sur un pullover gris à manches et cols élimés, style péquenot du Cantal ou de la Corrèze, plutôt cossu au demeurant avec son fromage, à en juger par la marque que j’ai pu lire, l’ayant mis à l’envers, je veux parler du pull. Décidément j’allais de surprise en surprise. Se pouvait-il que mon hôte eût profité d’une « absence », ou d’un léger assoupissement ou de je ne sais quoi encore pour me faire endosser pareilles fringues ? mais à quel moment ? Quand. Au cours de quelle ellipse ? Putain de cachets…
Le patron a été très sympa, très compréhensif pour un facho tendance Sojenitsyne. Il a honoré sa promesse et m’a servi trois pleins verres du vin promis. Ca me remettrait d’aplomb, ricanait-il. Deux d’entre eux n’étaient pas si mauvais mais le troisième, un vrai vinaigre je plains sincèrement le Christ et plus encore les larrons qui n’ont pas eu de bol ce jour-là. Puis il a envoyé une serveuse, une petite brune pas très jolie avec du poil sur les bras mais en robe sexy, ça fait toujours illusion et c’est très recherché par les joueurs de baskets à la cervelle d’autruche bref elle est revenue avec une espèce de duffle-coat qu’un client, a-t-il prétendu, avait laissé cela faisait au moins deux ans et trois jours. Comme il était couleur crotte de cigare, je ne perdrais rien à l’échange. Mais qu’en penserait l’émule du transcendental de service. Qu’en dirait-on à la maison ?
– Parlons-en un peu de celui-là ! S’il est prof de philo moi je suis le fils caché de Lénine et de Rosa Luxembourg. Demande-lui de venir le récupérer ici. Il comprendra. J’ai deux mots à lui dire. Pour deux mots je n’allais pas faire la fine bouche. Aussi je lui ai donné approximativement mon adresse. Enfin mon adresse… Celle de l’autre, du pote de Paris. Pas le gitan, Auguste. Originaire des Charente. Il importait que ce fût dit.
En partant, il a lancé : Au fait, pour ce que tu cherches… A ta place je laisserais tomber… Tu risques d’avoir affaire à de sacré loustics. Mais si tu y tiens va directement rue Madru. C’est un pote, lui aussi… (?). Je vais l’appeler. Il reçoit, cette nuit, il dort donc pas à cette heure, mais… T’occupes… Raconte-lui ton histoire. Ca va l’intéresser. Au fait le mot de passe c’est Igor (qu’est-ce que j’avais dit ?). Car encore y dort, Igor…
Et de me fourrer deux bouteilles de vin dans les poches du duffle-coat. Elles semblaient faites pour ça… En guise de bouchon deux cerises, attention que j’ai trouvée délicate. Et un billet de cinq euros. J’ai bien fait de traverser… – Et surtout, raconte-lui bien ton histoire, hein ? Essaie de te rappeler le moindre détail… Ton coupe-cigares tu l’auras pas à voler…
Je n’ai pas demandé mon reste. On est toujours trop pressé. Regardez le Cid… Il a pris des risques… Vous me direz ça urgeait. Demandez au grand Pan. Fuyons, pas tous les diables, fuyons… Ah, si je l’avais écouté, le râblé…
Dimanche 12 janvier 2003
Pour accéder à la rue Madrue à partie de la rue Pasteur, dont il est curieux de signaler qu’elle se termine par une pharmacie, ça ne s’invente pas, on doit traverser la place centrale, la piazza mayor, comme dit Martinez. Le cauchemar des agoraphobes. Plus oblongue qu’ovoïde elle m’a donné, quand je l’ai traversée, avec précaution et timidité, d’autant que le sol était gelé et que les municipaux avait arrosé le pavement, éclairée comme en plein jour, l’impression de survoler Santa Clara ou Sancti Spiritus. Une véritable vallée de Perlas, le plus petit des habanos. Il n’y manquait même pas la bague rouge et or car une guirlande géante la traversait de part en part avec, un immense père Noël au centre. Après c’était un parcours labyrinthique dans un dédale de ruelles aujourd’hui piétonnes, préservées de l’injure du temps afin de rendre impossible toute circulation automobile. Mais pas de toute injure à en juger par la qualité des inscriptions aux murs, où les enfants de mamans tutoyés en prenaient pour leur grade j’avais vu ça dans le Cher.
On se serait cru à Venise. En plein Carnaval. Moins les déguisements, quoique… Un type est passé, moustache et cheveux gominés, qui portait complet bleu et cape noire, style Mandraque le magicien, ce que c’est que la culture américaine tout de même. Il a esquissé à mon endroit une passe de matador, ollé c’est à dire que son amérique était un tantinet latine. C’est fou l’originalité des gens du Sud Corses comprises. C’est d’emblée torride. Les rapports fonciers y sont éperdument chaleureux. Après ça se dégrade.
Le froid, les gens s’en amusent, il est si rare en ce pays. C’est l’occasion d’apprendre à jouer des raquettes sur les caniveaux, de descendre au quartier gitan où les pompes à incendie approvisionnent en flaques gelées les pistes de luge improvisées. Tout barbu se prend pour Yvan Rebroff et entonne un Kalinka antidoté à force de sirop vignolat comme disait le père François. Nous étions partis pour une nuit de folie. Oui mais leur folie, et la mienne, ça faisait au moins deux. Laquelle aurait raison de l’autre ?
Tout ça n’annonçait rien de grave. J’allais pouvoir m’acquitter de ma mission castratrice et regagner mes pénates, ou plutôt celles d’Auguste bref vous m’avez compris. Une idée saugrenue pourtant me turlupinait. Mon état mental demeurait si j’ose dire intact certes. Il conservait pieusement les séquelles de ma vie antérieure. Pourtant quelque chose avait changé dans le regard des autres à l’endroit de ma personne. Sinon pourquoi cette décharge d’adrénaline à chaque fois qu’une fille me souhaitait la Bonne année « Pépère ». Ou pire : m’ignorait, superbement. Ce que c’est que la vêture… Le duffle-coat, il est vrai, ne faisait pas très classieux, j’étais convaincu qu’in ne plaidait guère en ma faveur, me donnait des allures de Saint Nicolas avec toutes les histoires qui courent à son sujet, les petits enfants qu’on dévore tout crus, la psychose atteint les plus hautes sphères de l’imaginaire à présent, et avec ma barbe envahissante je devais ressembler à l’autre… Tu vas voir qu’on va me prendre pour un évêque Cochon, ou pour un agent de Castro ou quelque chose de proche. Je déconne. Mais qu’à cela ne tienne, coupe-cigare il me fallait, coupe-cigare je dégoterai, qu’il gèle, qu’il glace ou qu’il neige. Il a dit Roméo, bravo. Il n’empêche, j’aurais préféré juillet à janvier…
Rue Madrue, les gens faisaient la fête. La défonce était frénétique. Une fenêtre grande ouverte diffusait une courte mélodie en boucle, scandée par une basse imperturbable et par quelques feux d’artifice percussionnés. Les vieux et les jeunes semblaient emportés par un même mouvement frénétique. Sauf que certains dansaient un jerk endiablé là où les autres mettaient en branle la totalité de leur corps, ongles et cheveux compris. Ces façades à fronton baroque et cariatides siliconées me rapprochaient pas de mon fournisseur supposé qu’un huluberlu déguisé en Christophe Lambert se jetait devant moi et, me tournant autour comme un singe accroupi et me répétait : et quoi qu’il veut le pépère, et pourquoi c’est-y qu’il est là le pépère et il en avait un beau duffle-coat le pépère et c’était-y raisonnable pour un pépère de sortir jusqu’en des heures pâles de la nuit, et il veut quoi le pépère, se taper une petite sauterie avant de faire le saut de l’ange, j’en passe et des meilleures. Je l’aurais bouffé comme un chien une côte d’or, du nord ou un os à moëlle… Or il était d’une corpulence au-dessus de la moyenne. Et je n’avais pas réalisé à quel point je m’étais étoffé depuis minuit. J’ai demandé à tout hasard pour le coupe-cigares. Il a rigolé et m’a invité d’un geste ample, quasi révérencieux à passer sous un porche donnant sur une cour intérieure.
On voyait de larges baies vitrées très éclairées par des lustres resplendissants. L’orang-outan m’a fait signe de le suivre toujours en faisant ces gestes parodiques.Je suis monté par un large escalier d’apparat qui faisait le tour de la cour interne. Arrivés en haut tout était ouvert. Un huissier se tenait sur la porte, qui m’a réclamé le carton. Mais le singe lui a dit quelques mots à l’oreille. Il m’a seulement demandé de la part de qui je venais et j’ai répondu Igor. On m’a laissé entrer. Ce que c’est que les relations…
Quelle belle demeure ! Quel luxe et d’abord quel espace ! Des appart’s j’en avais vu pas mal dans le 16ème mais quand on a vu Paris on s’imagine avoir tout vu. Et d’abord c’était très bien chauffé par d’innombrables bouches minuscules. Pour faire court, au mur des fausses fenêtres s’ouvraient sur des cages avec un ciel nocturne en fond. Sur les cloisons séparant les pièces, des colonnes torsées en trompe l’oeil et des motifs architecturaux d’un néo-classicisme incendiaire. Sur la plupart des murs d’immenses miroirs qui décuplaient le volume des salles de réception et le nombre d’invités. Au plafond des enchevêtrements végétaux semblant sortir de quelque vase aux anses boursouflées. L’acanthe était reine mais aussi les coquillages et parfois même les buccins. Tu veux du rock, coco, disait Léo, t’en auras ! Le mobilier était plus moderne mais bon j’avais d’autres chats dans la gorge, je veux dire d’autres cigares à trancher. Il y avait trop de monde, on ne voit rien dans ce cas de figure. Et puis des filles, du style anorexique faisant la gueule comme si elles défilaient devant les caméras de Paris-Première, perchées sur des talons aiguille, sortant d’un peu partout, du buffet, des chambres ou supposées telles, de la terrasse en véranda du cabinet ou supposé tel. Alors pensez, le mobilier, pour ne rien dire des chats… Evidemment avec mon duffle-coat merdeux je devais faire un peu tache dans le tableau ? Aussi pourquoi m’avoir envoyé ici ? Tarass Boulba savait ce qu’il faisait. Certes il me suffirait d’appeler un garçon et demander un coupe-cigares mais ne vaut-il pas mieux avoir affaire au bon dieu qu’à ses saints ?
Dans ce style de soirée on passe aisément inaperçu. Du mois le croit-on pour qui n’est pas familairisé avec la vidéosurveillance. Comme les gens qu’on y invite sont souvent des originaux, il n’est pas rare d’y trouver des types en jeans délavés, pas lavés depuis six mois, je parle des types pas des jeans, des gens si vous préférez, ça devient chiant cette obligation toujours d’avoir à se justifier, sous prétexte qu’ils vous pondent dans la douleur l’oeuvre du siècle, des bassistes de rock cradingues tristes comme un jour sans cachets, des filles à papa qui sortent de leur cure de punk-travell et amorcent leur période grunge-trip, pourvu que vous passiez pour un ami du maître des lieux; nul ne s’accupe de vous. Sauf évidemment si vous cherchez à mettre le nez dans la coke en stock du copain dans sa salle de bain mais qui s’y risquerait ? D’ailleurs pour vous en refiler, un filet, Tintin, tu peux repasser, Hervé !
A force de fureter parmi les masques et flics en civil, je me suis retrouvé au lieu vers où convergeaient tous les regards invisibles.
Alors je l’ai vu devant moi confortablement calé dans un fauteuil de cuir grenat. Impossible de s’y méprendre et d’ailleurs la boîte était ouverte sur la table de verre : c’étaient bien les mêmes ! Mon Premier ministre. Enfin quand je dis le mien… Celui de l’autre. Un Premier ministre philosophal au fond. Et colonial, mon colon… Quand le cigare se pointe, la guillotine n’est pas loin
Il semblait me tendre les bras, ce qui n’est pas peu dire, disons plutôt n’attendre que moi.
Seuls les moins impatients comprendront.
L’impatience, ça Creuse…
Lundi 13 février 2003
Il me serait d’autant plus difficile de vous rapporter notre conversation qu’au fond tout s’est déroulé comme dans un rêve de ciné non parlant. Le picrate et les cachets n’ont jamais fait bon ménage. Surtout en période de cure. De sevrage absolu. D’abstinence même.
Le jeu de nos regards suffisait à communiquer ce que nous avions à dire. On a toujours tort de croire en la transparence des échanges télépathiques. Car au fond qu’ai-je à retenir de nos propos. Je résume : je voulais un churchill shakespearien, je n’avais qu’à me servir mais pour qui était-ce ? ah oui c’est vrai le fameux prof de philo. On me proposait d’abord une fille, ensuite un peu de coke ou du véronal au choix mais en échange car il y avait un hic, ce qui n’a rien de surprenant étant donné la tournée au picrate de l’épisode précédent, bref je devais rendre un service oh pas grand chose qu’on se rassure, on voulait seulement que je donne l’adresse ou du moins le moyen de toucher le type au caban. Pire que des chiens, les ruskofs, quand ils vous tiennent, ils vous lâchent plus. Le mien souriait de toutes ses dents.
J’étais embarrassé, pour rester dans les convenances, et pourtant je ne me sentais pas l’âme d’une balance surtout avec un ancien mentor, alors j’ai insinué, comme un con, qu’il s’agissait d’un sans domicile sans fixe, pensant qu’ils en déduiraient que, d’adresse, il n’en avait guère. Or l’autre manifestement l’entendait pas de cette oreille, fût-elle sourde aux mots que j’articulais plus. Quand l’avais-je rencontré pour la dernière fois ? C’était quoi cete histoire de caban ? Qui d’autre m’avait mis en tête de me procurer la guillotine ? Alors j’ai tenté de le persuader, et de me persuader par la même occasion, que cela remontait à la semaine précédente. Malheureusement mon visage sept lettres écarlates formaient le mot MENTEUR, ils sont forts ces ruskofs ! Et de fait ce n’est pas mon nez qui s’était allongé mais ma silhouette. Les miroirs déformants vous jouent de ces tours. Il m’a rétorqué : Impossible. On est bien renseignés, tu sais ? Je n’étais pas coopératif. On était gentil avec moi, on faisait tout pour me mettre à l’aise et je refusais de rendre un petit service. J’avais besoin d’une leçon. La Sibérie est plus proche parfois qu’on ne l’imagine de la Dordogne… Qu’est-ce qu’il voulait suggérer ? Qu’ils avaient l’intention de me congeler dans la chambre froide ? J’en frémis par anticipation. L’imagination vous savez ce que c’est. C’est ça qui fout la trouille aux lâches… Justement, il m’a posé la question qui tue : Comment se faisait-il que moi qui étais si peu regardant en général question cigare ou mémé ou mobilier, je tienne à tout prix aux coupe-cigares dont lui savait de source sûre qu’il était le piège à cons d’une personne et une seule en cette ville ? ll était donc d’un intérêt impérieux, pour moi comme pour eux, que je fournisse l’adresse qu’on me demandait gentiment, autrement dit la mienne. Enfin la mienne, vous m’avez compris. Celle de l’autre. D’Auguste César.
Et tu as du pot qu’on te connaisse, ne me demande pas comment. On sait que tu n’es pas le mauvais bougre mais attention aux mauvaises fréquentations… Tu t’es fait baiser, mec… Conviens-en… Ton prof de philo, il t’a envoyé au diable Vauvert avec son caban pour qu’on le débarrasse d’un couillon à peu de frais…
Je résistais quelques secondes pour la forme et il a porté l’estocade : ou alors je serais obligé d’en conclure que le prof de philo n’a jamais existé, que tu es en train de me mener en bateau plus exactement que c’est une des nombreuses couvertures dont TU te sers pour NOUS déranger dans nos activités urbaines…
Merde alors ! Il me prenait pour l’autre. Celui qui m’attendait tranquillement dans ma garçonnière empruntée, que j’aurais jamais dû laisser. Ma gentillesse me perdra et autres conneries synonymes d’impuissance…
Qu’auriez-vous fait à ma place, je vous le demande ?
(Dans ces cas de figure Pierre avait la formule toute trouvée : tu te démerdes !).
Je n’ai pas balancé trois secondes ni deux ni une mais j’ai balancé le tout incontinent.
C’était bien. Je pouvais me divertir un peu. Ils allaient vérifier. Il était donc bon pour moi que je demeure dans les parages attendu que, si je sortais, ils auraient certes pas de mal à me localiser.
L’ennui c’est que, dans mon trouble j’ai filé l’adresse à la mémée…
Celle-là même que j’avais quittée dans le Doubs. Quand j’ai réalisé mon erreur il était trop tard.
Elle était bien loin, pensez-vous. Je le pensais aussi. Mais les noms de rues se ressemblent…
Toujours est-il que mon Churchill j’étais pas prêt de lui faire sa fête…
Mardi 14 janvier 2003
Il est des moments où l’on passe davantage inaperçu en petit comité que perdu parmi les foule. Comme j’étais sûr de mon coup, malgré ma mauvaise conscience, je n’avais pas à m’inquiéter outre mesure. Une blondasse haut perchée, décolleté profond et jupe de soie fendue, rutilante, très Paris-Première-bon chic-bon genre, y’m’faut ma dose, un jour c’est sûr je quitterai ma Drôme natale et je serai Lova Moor, est venue s’enquérir de mes désirs immédiats. On appréciera l’ambiguïté de la proposition. Qu’est-ce que ça pouvait lui foutre. C’est malheureux à dire mais j’en avais pas, en tout cas pas elle. Qui n’a jamais jeûné plus d’une semaine, jamais il pourra comprendre. Elle m’a prié de lui offrir du feu, comme si j’étais le genre de type à qui l’on demande ce type de service… Avec tous les Dupont qui traînaient sous les tables… Comme je secouais la tête, d’un air consterné, elle m’a branché sur l’adresse de mon tailleur et je lui ai tourné le dos. Pourquoi pas aussi le nom du buraliste où je me sers en allumettes ? Tant pis pour elle si elle se fait remodeler la façade. De toutes façons, elle l’a déjà ravalée. Un petit flash-back sur sa mine antérieure la rappellerait à ses meilleurs souvenirs. Pour les lèvres j’en mettrais pas ma main au feu mais elle paraissaient bien lippues pour une blonde. J’en aurais eu, je veux dire du feu, je lui aurais sûrement brûlé les seins oh pas par sadisme mais parce que l’odeur du silicone fondu suscite en moi des réminiscences, vous devez connaître ça aussi oh rassurez-vous je vais pas encore parler des conquêtes argentées, plutôt des visites enfantines chez le cordonnier, le menuisier, le poulailler, quand les provisions d’odeurs que j’emportais dans mes rêves nocturnes semblaient augurer d’un avenir de plénitude aussi flétrie à présent qu’un tétin de mémée.
Que l’on me comprenne bien. Je n’ai rien contre la gent féminine, après tout les gardes suisses se vendaient bien à l’empereur autrichien. Et moi-même je n’étais pas tout blanc dans ma vie antérieure. Mais j’agissais pour la bonne cause. Pour le bonheur des vieilles de cinquante ans. Et je regardais pas à la dépense si j’ose dire. Les trente-cinq heures je connaissais pas ni dans l’Eure ni dans l’Eure et Loir… Ah c’était bien fini tout ça. J’étais là pour autre chose, je ne sais pas moi, pour un nouveau printemps, pas pour qu’on me fasse le coup du grand jeu truqué que je n’avais que trop joué moi-même. Avec de gros cachets il est vrai. Et puis, à la trentaine, le côté fleur bleue fait sa réapparition. On a besoin d’être regardé pour soi, pour ses vertus réelles, ou supposées telles, vous me direz la vertu tout dépend où on la place, je sais pas moi je sais faire la cuisine, peindre à l’aquarelle et tirer comme un chef à la lyonnaise. Je parle des boules, j’en connais un bout à la longue. A force de me pointer dans tous les boulodromes à draguer les épouses délaissées, vous savez les mariées trop jeunes avec un homme trop vieux… Mais la blondasse c’était plutôt pour obéir à des ordres. En plus elle était fade, le genre de fille qui passerait mal le cap de la quarantaine, surtout à mes côtés. Non, non. Si aventure il devait y avoir en cette ville, ça devait être du sérieux, que je puisse changer de nom en me mariant et qu’on ne commence pas à me chercher des noises sur mes fournisseurs et autres débiteurs de tabac.
Alors j’ai attendu, plongé dans mes supputations, assis sur un canapé, à rouler mon cigare entre mes dix doigts. L’autre avait dû fumer le mien, ce qui est à lui est à moi ou l’inverse je sais plus, c’est lui qui l’affirmait. Ça faisait combien déjà que j’étais parti, une grosse heure. C’est drôle, j’ai l’impression que ça fait plusieurs jours…
Et c’est là que l’autre s’est pointé. Il vous est sans doute arrivé de reconnaître dans le rue une personne au point d’être sur le point de l’interpeller d’un geste ou d’un propos affable mais d’être soudainement retenu dans votre élan par la conscience que la personne en question n’a aucune chance de se trouver dans vos parages. Eh bien moi ç’a été pire parce que la personne que j’avais devant les yeux je la savais disparue depuis bientôt trois ans du côté du Finistère. Et pour cause puisque j’avais été interrogé pour les besoins de l’enquête. Ces foutus cachets… Enfin quand je dis disparu du moins le supposé-je car le corps n’avait jamais été retrouvé. C’est même à cause de ça que l’ami Pierre est en prison aussi quelle idée d’aller raconter ses histoires de vieilles à son officielle, comme si c’était pas déjà une connerie que d’avoir une relation suivie avec une quasi-junkie, mais ceci est une autre histoire…
Bref il s’est assis à côté de moi, pâle et don quichottesque, et m’a déclaré : Les havanos c’était mon péché mignon à moi aussi ? Ça vous étonne ? Mal m’en a pris. Je vous raconte ?
Étant donné la situation, la liberté de manœuvre était tout de même limitée. Et puis je voulais en avoir le cœur net. C’était qui celui-là, un revenant ? Il avait bien choisi son jour. Aussi bien que moi cette ville. Pas idéale pour se cacher. Je n’ai pas répondu. Il a donc continué.
On ne peut plus faire confiance à personne. Tenez, moi qui vous parle, même mon meilleur ami m’a trahi – il commençait à m’intéresser, le zombie. D’autant que si c’était le même…
J’étais peinard, bien intégré dans une ville où j’avais refait ma vie, je m’étais acheté comme on dit une sagesse et je suis tombé sur… la poisse. Elle s’est présentée à moi un soir de fête, s’est insinuée dans mes plaisirs, s’est rendue indispensable. Je ne l’avais pas revue depuis longtemps mais nous nous sommes reconnus tout de suite. Surtout de son côté. A partir de ce moment-là, il m’a tout pris : mon appart, mon pognon et ma femme. Tu sais de qui je veux parler… Tu constates à quoi j’en suis réduit. A faire les commissions des riches messieurs qui tiennent la ville. Alors un conseil. Ne plaisante pas avec ceux qui m’envoient. Tu vois, je suis franc avec toi. Ne cherche pas à sauver le passé révolu. Les êtres changent. C’est comme la flèche de Zénon. Elle part de ton arc et à son arrivée ce n’est déjà plus la même. Ton pote est un danger public alors tu penses pour les individus privés… Il n’hésitera pas à t’accuser des pires maux s’ils l’attrapent. En revanche si tu leur a filé une adresse bidon, gare à ton matricule. Si tu as envie de te réveiller un de ces quatre matins amputé d’une jambe ou d’un morceau de cerveau, celui qui régit ton activité motrice…
J’allais lui répondre que justement à propos d’adresse hé bien je n’en étais plus très sûr quand un serviteur en frac du style obséquieux est passé pour nous proposer du champagne et du curaçao sans alcool. Je voulais en prendre un petit verre mais cet imbécile m’a renversé le plateau sur le duffle-coat. Je me suis levé, l’ai traité de con avant de lui signifier que ça allait comme ça, qu’il aille se faire voir ailleurs.
Simplement, quand je me suis retourné, mon compagnon s’était éclipsé.
Il était peut-être temps que j’en fasse autant, oui mais comment ?
Inutile de compter sur l’ami Pierre dans sa prison du Gard. S’il avait su comment s’éclipser on ne lui aurait pas collé une disparition suspecte sur le dos…
Moralité : à moi de me démerder pour filer à l’anglaise. T’as pas compris,Valéry ?
Mercredi 15 janvier 2003
C’est quand on se trouve dans la difficulté voire, en l’occurrence, face à l’adversité la plus butée que l’on se rend compte combien les nécessités de l’initiative ont tout intérêt à se conjuguer aux impératifs du hasard. Qui n’a eu dans sa vie affaire aux russes blancs jamais il ne pourra comprendre.
Ainsi l’idée m’est venue d’inspecter méticuleusement les recoins de l’appart, dès fois que s’y niche quelque moyen subtil de voir ailleurs, c’est le cas de le dire si l’autre – mais était-ce un autre – y était toujours. Je me suis donc enquis des latrines auprès de la première valseuse venue, parce que dans ce style de soirée comme dans la Haute-Garonne, toutes les gesticulations y passent, du charleston au hip-hop en passant par la danse de l’ours mal léché, celle de Saint Gui et bien évidemment la danse su scalp. Je ne sais ce qu’elle a compris mais elle m’a indiqué vaguement la direction de la pièce à côté, plus petite que celle où se déroulait le gros de la réception, avec au milieu une sorte de statue faunesque crachant un filet d’eau, comme on en voit habituellement dans les patios des anciennes villas romaines. Là je comptais m’informer, mine de rien, en adoptant l’attitude naïve de qui ne se sait point observé par des quarterons de sous-fifres smicards, ces connards, vous savez ceux qui meurent sustématiquement aux ordres du méchant, dans les séries B américaines, eux-mêmes vidéo-surveillés par des hypertechniciens surexploités. Or je repérais une haute porte blanche, entr’ouverte en apostrophe. D’un geste assuré je m’y engageais et effectivement je me retrouvais dans un long couloir au terme duquel trônaient les WC grand ouverts.
Au lieu de m’y rendre sur le champ, j’ai feint de me tromper et suis entré dans une chambre sur la gauche. Elle était dans la quasi-obscurité. Toutefois la lumière de la rue éclairait une penderie taillée directement dans le mur. Je ne sais quelle intuition m’a guidé mais une envie irrépressible m’a saisi de me dissimuler dans cet abri de fortune. C’était absurde, mon manège n’aurait échappé à aucun de mes matons, ils n’allaient pas tarder à rappliquer. Seulement voilà : quand j’étais môme, dans le Gers, c’est ce que je faisais toujours, quand je me sentais victime d’une injustice maternelle, une fois par jour environ. On ne guérit pas de son enfance. Je me suis assis, les genoux repliés vers le menton et, ainsi que vous l’auriez fait à ma place, je me suis appuyé sur la paroi du fond. Aussitôt je me suis senti emporté en arrière et me suis retrouvé dans la position du panier qu’on se compose au yoga. A peine ai-je eu le temps de recouvrer mes esprits et ma position la plus courante, façon de parler, à savoir debout, qu’un hurlement de cantatrice Gironde et qui aurait perdu sa perruque bouclée en pleine représentation a retenti dans la pièce où je reprenais tant bien que mal mon équilibre.
J’ai essayé de rassurer l’artiste lyrique avec de ces mots malheureux qui vous viennent si chichement dans ce cas de figure et qui ont pour effet de compliquer encore plus la situation et de multiplier les notes tenues qui tuent comme s’il s’agissait à présent d’un dentier ou carrément d’une fausse poitrine. Alors, me fiant à mon intuition prophétique, persuadé au demeurant que mes poursuivants ne tarderaient pas à faire à leur tour irruption sur les lieux du drame, j’ai réclamé un verre d’eau fraîche. De ses yeux terrorisés, le drap relevé jusqu’au menton, la main protégeant sa supposée vertu, elle m’a désigné du doigt prévu à cet effet la seule issue digne de ce nom. Je n’ai pas demandé mon reste et je suis sorti incontinent.
Derrière moi, j’ai entendu un decrescendo désespéré entrecoupé de râles virils. J’en ai conclu que la prétendue cantatrice, toute nue, venait de révéler sa nudité de véritable castrat. Les autres étaient bien à mes trousses…
Quant à moi, j’ai dévalé les sombres escaliers. En bas, j’ai pris à droite et j’ai couru aussi vite que j’ai pu, de façon que les bouteilles ne se renversent pas. Ce n’était pas facile car le macadam était glissant. J’ai déjà dit que les rues formaient un dédale. Un dédale c’est fait pour qu’on s’y perde. Pas fous les truands. Sinon pourquoi loger dans les quartiers insondables. Venez donc les chercher à la cour des miracles…
Il existe, le saviez-vous, dans quelque ville du Sud, dans l’Hérault notamment, ce qu’il faut bien appeler une cour des miracles… Quant à moi je l’ignorais…
Or les russes, à côté des roumains et autres yougoslaves, semblent des gens bien élevés.
J’oubliais : j’avais le Roméo dans la poche révolver, toujours à décaloter, lui aussi.
Il n’y a qu’au cirque qu’on scie…
Jeudi 16 janvier 2003
La cour dite des miracles, c’était le véritable nom de l’hôtel, était un lieu de rassemblement. On y attendait les ordres par portable ou internet souvent les deux à la fois. A travers les vitres des fenêtres on pouvait apprécier l’extrême diversité de la faune citadine, la même que dans les autres villes du pays : des skins haineux à cran d’arrêt, des blacks arrogants et mystiques, taillés en champions du monde des poids lourds, des gitans fiers d’on se demande bien quoi, à moustache et plaisanterie rauque, des putes évidemment parmi lesquelles quelques travelos brésiliens, des casseurs de rétro, des pilleurs de commerces, des briseurs de grève, des casseurs de coudes, des raquetteurs de toute confession, des dealers en veux-tu en voilà, des faux tordus, virtuoses de l’estropiation, qui nettoyaient les portières et parfois l’intérieur des conducteurs naïfs en décapotable. Le bar, qui rappelait une bodéga où s’alignaient des tapas sous cloche servait de façade à une enfilade de pièces où la crapule prenait du bon temps : à jouer, à regarder des vidéos pornos, à essayer des simulateurs de vol, à battre la mesure, à crâner, à se montrer sur les ordinateurs de poche des photos de labradors, ou tout simplement à commenter les nouvelles du jour, les arrivées massives de touristes, de nouveaux résidents, de futurs gogos, de mafieux interlopes… Comme il caillait, seules quelques prostituées faisaient le pied de grue sans grande conviction, tout en cancanant. Je n’ai pas eu l’aumône d’un regard. Je suis entré dans la première pièce, quelque peu essoufflé. On entendait des bruits de voix, des musiques disparates, des grincements d’appareils à sous, toute la gamme des sons électroniques et des éclats de rire, parfois des cris inhumains.
Heureusement j’avais pour l’instant mon duffle-coat.
C’est ce que me dit l’unique consommateur au bar, devant un verre de bière. Il avait trop bu et ne tenait pas en place sur son trépied. Avec un accent roumain, au moins, il me dit : Tou travaillé poul quel joulnal ? Et comme je semblais ne pas décoder: – C’est bon, j’insiste pas.
Puis, retrouvant son accent français : décidément l’année qui commence ressemble comme deux gouttes de pression à celle qui vient de s’achever. On peut pourtant se parler franchement au moins une fois l’an, non ?
J’ai répondu que j’avais des limiers à mes trousses et que j’aimerais bien me planquer jusqu’au matin. Il s’est mis à rire et a dit : T’es tout nouveau, toi. Comment t’as atterri ici ? T’as pourtant quelques heures de vol. Tu sais pas que, celui qui entre en ces lieux est bien forcé d’y rester jusqu’au matin. Vraiment ? Ah, bon. Ca m’étonne… Après tout c’est pas ùmes oignons… Ici c’est comme un no man’s land. Chacun se le tient pour dit. Les gens en ont pris leur parti. En revanche si tu sors du périmètre convenu, les ruskofs te récupèrent. T’as entendu parler du droit d’asile ? Eh bien t’es peinard jusqu’à l’aube mon vieux. Mais dis donc si t’es pas un fouille-merde de journaliste, qu’est-ce que t’as bien pu trafiquer à ton âge, pour te trouver dans une situation aussi critique.
J’ai essayé de lui raconter mon histoire. Il s’est marré et a conclu par : il est fort, très fort le vieux brigand… Mais ça va finir mal s’il respecte pas les règles… Il a réfléchi et a dit. Ecoute, c’est donnant donnant. Je t’aide à te tirer d’ici et tu me files ton duffle-coat, il peut m’être utile pour m’infiltrer chez les russes blancs de la mafia cubaine…
Le duffle-coat assurait temporairement ma protection. Une communauté du moins. Le faux roumain m’a affranchi : quand l’un vous protège, l’autre y touche pas. Chaque parrain a son secteur d’activité spécifique. Le problème c’est quand des petits malins, ou plutôt des gros malins, ou plutôt des vieux malins, ne respectent pas les règles et sèment la zizanie… Tu piges ?
Je ne voyais pas en quoi j’aurais dû me sentir concerné. Je voulais mon coupe-cigares, pas leur casser les pieds…
Et comment on sort d’ici ? – C’est simple mais faut pas avoir le vertige. Et comme j’opinais du chef… En attendant réchauffe-toi. Pendant que je vidais le vin d’Ile et Vilaine, une vraie bibine de poivrot, histoire d’avoir u peu chaud, il s’est laissé aller à quelques confidences…
La cour des miracles, comme son nom l’indique c’est une cour, l’une des rares, sans doute la seule, qui soit visible de l’extérieur. Mais qui eût pu, dans cette ville, empêcher ses occupants de s’y retrouver en toute impunité ? Le lieu était squatté depuis plus de vingt ans. La police, la municipalité fermaient les yeux car, n’est-ce pas, il vaut mieux que la racaille soit concentrée en un secteur plutôt qu’éparpillée dans tous les azimuts. Quand un guignol dépassait les bornes de l’acceptable, pour les électeurs autochtones, un coup de fil du commissaire aux gros bonnets du commerce local suffisait à lui faire porter le chapeau. Au demeurant, ces venelles étaient tellement étroites que nul représentant de l’ordre ne se serait risqué à investir en masse, risquant fort le sort de l’illustre neveu du non moins illustre empereur à la barbe fleurie.
D’ailleurs, bon nombre de ses adhérents – à ce stade il faut bien parler d’adhésion – portaient de ces gilets de grosse laine qui caractérisent les bergers en général et les basques en particulier. C’était un signe de reconnaissance, pour les corporations criminelles entre elles et aussi pour la police qui fermait les yeux sur les exactions mineures. Par exemple, le trafic de drogue dure ne dérangeait personne. Au fond. si certains fils à papa avaient envie de bousiller leur existence en comité restreint, ça ne faisait de mal qu’à eux-mêmes. Alors on laissait faire. En revanche on était intraitable envers les épaves qui faisaient mauvais genre et donnaient une piteuse idée de la ville, ceux qui pouvaient plus payer, ceux que l’état de manque poussait à l’irréparable. Et l’on pouvait compter sur les adhérents de la cour des miracles pour organiser des overdose partys après lesquelles les pauvres types n’avaient plus le loisir de réitérer.
Mon interlocuteur portait une tenue de cuir. Nous avions sensiblement le même âge, je parle de l’âge que j’avais en arrivant en cette ville. Cela me paraissait si loin déjà… Cela signifiait qu’on lui reconnaissait l’intention mais qu’il péchait au niveau du passage à l’acte ou à réussir malgré sa bonne volonté. Ce n’est pourtant pas sorcier de passer, une fois par mois, dans les boîtes à rythme et les ludothèques dernier cri. Aussi lui confiait-on des tâches subalternes, comme celle d’informer les nouveaux venus, dont je bénéficiais. Mais il gagnait sa vie. Au noir, bien sûr, net d’impôt. Je ne comprenais pas dès lors à quoi pouvait lui servir le duffle-coat. Il a répondu : je vois mon vieux que tes expériences t’ont pas appris grand chose. Mais assez parlé de moi. Si on parlait de toit.
Et nous voilà partis pour suivre son plan. Oui mais qu’allais-je devenir sans le duffle-coat protecteur. On se les gèle près des paraboliques.
Vendredi 17 janvier 2003
Il y avait une sorte d’échelle de secours directement scellée au mur de l’hôtel sans doute un moyen pour de faux ramoneurs mais de vrais rats de cheminée d’accéder aux toits et terrasses insoupçonnées. Quant à moi il m’avait fallu négocier avec l’homme au blouson. L’échange rituel s’était effectué sobrement, au pied je ne trouve pas d’autres mots de ce qu’il faut bien appeler mon salut…
Il m’avait expliqué l’itinéraire. Plein nord dans la direction de la cathédrale. Je n’avais qu’à me fier au clocher. Au bout de quelques centaines de mètres, je serais libre. Chaque maison était munie d’un moyen tout simple d’évasion. A moi de trouver le bon. Les limiers ou même la police ne pouvaient surveiller toutes les issues à la fois. C’est ainsi que j’ai compris que les bouches d’égoût ne faisaient plus recette, sinon pour quelque nouveau venu, peu aguerri et qui se faisait pincer à la grande satisfaction des familles de russes, roumains, slovaques, serbo-croates ex-yougoslaves. Et les plus ivrognes : les polonais qui pissaient partout afin de marquer leur territoire.
Je lui ai serré la main et, pendant qu’il râlait parce qu’il ne trouvait pas dans le duffle-coat l’objet qu’il escomptait, j’ai grimpé. J’étais un peu inquiet car le mur à arpenter était abîmé c’est le cas de le dire alors je le dis et qu’une lézarde passait sous les échelons.
J’ai grimpé, grimpé, qui n’a jamais grimpé sur un toit d’hôtel pour la prime fois de sa carrière jamais il ne pourra comprendre. J’ai regardé vers le haut, qui veut voyager loin doit forcément lorgner vers le haut, je ne vois pas très bien pourquoi j’aurais regardé vers le bas… Regarder en bas, c’est perdre son Euridyce et mon Euridyce c’est l’équilibre.
Je suis arrivé plus vite que prévu à la hauteur de la lézarde, une oeuvre d’art très réussie d’un bon mettre de haut, ne lui manquait plus que le cadre, mais la fatigue, mêlée au froid, m’a saisi. J’avais les doigts engourdis, les mains gelées, les aisselles douloureuses et mes bras me paraissaient sans plus de force qu’il n’en faut pour découper une fougasse un lendemain d’agreg. Et puis une raideur quelque peu inconnue, comme le poids de la nuit qui se faisait sentir, sur les frèles épaules d’un narrateur qui s’est senti très vieux, plus vieux que Pluton, celui justement qui voulait conserver l’Eurydice à Orphée. Une voix intérieure m’a dit : surtout ne te retourne pas. Il faut toujours écouter les voies intérieures. Ce sont celles de la sagesse. C’est ce qu’on se dit. Ce qu’on. Or, j’ai eu beau faire, la lassitude m’a envahi, du moins a envahi mon corps épuisé. Il me restait à peine une dizaine d’échelons et j’accédais à une sorte de terrasse entourée de balustres qui se découpaient comme des créneaux de forteresse, blanc sur fond de nuit. Disons gris mais sans les chats, ces salles bêtes qui vous laissent des poils sur vos alpagas. Seulement voilà : les jambes ne me portaient plus. Ce n’était pas la fin mais enfin nous en approchions dangereusement et vous imaginez : ce serait trop bête de conclure à un suicide ou une mauvaise rencontre en plein air, je ne sais moi, un voleur de blouson ça doit exister avec tous ces zincs qui survolent les agglos bref tout ce qu’en concluraient les divers zoziaux et zozielles qui me recherchaient. Et puis l’instant décisif, je ne sais pas comment vous l’imaginez mais ça se prépare, on le regarde venir, on aimerait autant que ce soit autour d’un lit chez soi, dans du coton, entouré de ses proches, le problème c’est que des proches il ne m’en restait plus des masses et que le seul auquel j’aurais pu en ce cas de figure eh bien il était pour un bon moment en prison, ce couillon. Car s’il avait été là…
Le cœur s’est mis à battre de façon martiale, ces putains de dieux grecs. Un sentiment horrible d’oppression s’est immiscé dans ma poitrine en lieu et place de ma sérénité normale. Et les sphincters qui commençaient à se relâcher… Ce qui est terrible avec le vertige c’est que la conscience d’y être sujet suscite en vous cette panique qui le décuple alors que l’instant d’avant vous n’y pensiez même pas. L’angoisse d’être soudain placé dans des conditions que votre esprit considère comme intolérables suscite l’apparition de la sensation même que vous vous efforcez de rejeter. L’esprit humain est chose étrange. C’est comme les allergies qui sont en fait des erreurs fatales de surprotection perverse mais je cause je cause et je me mets dans la situation de ces conteurs qui vous embarquent dans des digressions infinies au moment où il faudrait que leur dire, qu’on a d’autres chats à fouetter. Enfin je dis chats on trouve de tout sur les gouttières… N’est-ce pas pour pallier leurs manques d’imagination à ces médiocres ? Bref pour en finir avec le vertige et les allergies, c’est comme ça, je n’y puis rien. A partir du moment où vous vous êtes mis dans l’idée si tant est que ce ne soit pas elle qui se soit introduite en vous sans crier gare, que vous avez le vertige dans la tête, vous n’avez plus qu’une seule pensée, sauter. C’est con, hein ? Vous me croyez pas ? Je savais que vous ne pourriez comprendre. Car de là où j’étais, je ne donnais pas cher de mon cigare en bas. Et le cigare c’est comme la pipe, quand elle est cassée, allez donc trouver un homme de l’art pour vous la rafistoler la plus prche possible de sa version originale. Qui a dit aversion ?. Quiconque met en doute le sentiment de son existence devrait monter un jour sur un toit et jouer les petits Blaise volants, en tapis de prince oriental, à épingler ses pensées. Or je digresse, je régresse et je n’avance pas. N’hésitez pas à me rappeler à l’ordre au besoin. Rassurez-vous mon histoire n’est pas finie. Il s’en faut. Je ne vais tout de même pas mourir sur un échelon alors que je suis censé sortir en chair et en os, en tout cas pour ceux qui me suivent, je veux dire qui me croient, de cette histoire. Mais si, voyons. Sinon qui l’aurait racontée ? Impossible de faire un mouvement de plus. Aucune envie de redescendre. Et je ne pouvais plus parier pour le sur place. Il est marrant, Pascal. J’aimerais l’y voir en vrai je veux dire ailleurs que dans ses petits papiers. Et qu’on le laisse parler…
Le mur n’était pas aveugle. Une fenêtre s’est ouverte sur ma droite, une tête est sortie du rebord inférieur. Comme elle était dans l’ombre, je n’ai pu distinguer les traits. Un homme plutôt mais je n’en aurais pas mis ma main au feu. Quoique ça les aurait réchauffées. De plus la pièce n’était pas éclairée. J’ai tout de suite compris que cet homme-là c’était ma Providence, mon Salut, moi qui y crois si peu pas plus qu’à l’armée d’ailleurs… Mais vu les circonstances mon saut ne pouvait plus dépendre, sinon de Pascal, du moins de la Providence. Mieux vaut avoir affaire aux petits papiers du bon dieu…
J’ai rassemblé tout ce qui me restait de force et j’ai lancé la jambe droite vers le bord de la fenêtre. Mais le grand écart des membres inférieurs sans l’accord des supérieurs c’est pire que le concerto pour la main gauche joué par la main du père éternel. J’ai tout de suite compris qu’il fallait que ma main droite trouve un endroit où se raccrocher. Il n’y en avait pas cinquante. Une corniche courait sur le bord supérieur de la fenêtre. Je n’ai pas cherché à faire la fine bouche ni à savoir si elle était d’époque ou le fruit d’une restauration récente, s’il s’agissait d’une pigne de pin moulé ou du saint patron de la famille et j’ai tâtonné jusqu’à sentir une forme où m’agripper. J’espérais que mon homme m’aiderait mais il avait disparu dans l’obscurité. Me voilà donc suspendu entre la vie et la mort, pour l’instant entre l’échelle et la fenêtre et les jambes écartées hurlant de la douleur stridente des tendons surtendus. J’ai pensé à l’ami Pierre quand il avait voulu s’évader de prison, ce con. Il avait pris quatre ans de plus, le misérable. Les matons l’avaient pincé un peu dans la même position. Alors je me suis dit eh merde et j’ai poussé la jambe droite dans la pièce ténébreuse. Eh bien vous me croirez si vous le voulez, ai-je été victime d’une courte absence, des anges m’ont-ils en silence soulevés et déposés, ai-je été aspiré par une force bienveillante du moins à mon égard, toujours est-il que je me suis trouvé quelques secondes plus tard dans la pièce non, il faut quand même le souligner, sans avoir esquissé quelques improbables contorsions. Oui, réfléchissez : pour ne pas me cogner le front… Pas facile avec mon blouson…
A ce moment-là j’avais deux solutions : prendre la poudre d’escampette ou remercier mon sauveur. Mais comme de sauveur il ne s’en trouvait guère dans la pièce du moins qui se manifestât ouvertement j’ai décidé de prendre la poudre d’escampette afin de retrouver, partant de remercier si je le retrouvais, mon sauveur supposé. Je dis ça car rien ne me prouve que la fenêtre ait été ouverte à mon intention. Sauf qu’il gelait à pierre fendre. La lézarde n’en témoignait que trop.
Je voulais moi aussi, puisque j’étais libre, ce qui n’est pas donné à tout le monde, connaître le fin mot de cette histoire. Il n’empêche. Il était moins cinq…
De quelle heure déjà ?
Mardi 21 janvier 2003
Depuis j’attends, emmitouflé dans ce parka qui me donne l’air d’un père Noël du premier de l’an, celui qui passe pour donner les étrennes, celui qui redressera tous les torts, l’an vert si vous voulez. Je le sais car une paire de gamins est venue me demander si j’avais moi aussi un traîneau et des rennes et où je les garais et si la parking était payant. Pragmatique les mioches… Ils m’ont tutoyé. Je les ai envoyé se faire moucher, ces morveux, je les vouvoyez bien moi. Si jeune déjà, manquer de respect à un aîné, même pas né de la dernière pluie verglaçante. La matrone au comptoir m’a lancé : Ca c’est ce qu’on appelle une erreur majeure, pépé, et après te plains pas s’ils te font les poches mécaniquement ou te tabassent comme une orange quand ils seront devenus mineurs et récidivistes. Un peu de gentillesse, un matin comme aujourd’hui, ça ferait pas de mal et c’est une assurance sur l’avenir. Il est vrai que les vioques, l’avenir… Bonne année quand même… J’ai apprécié qu’elle me vouvoie et me suis excusé. J’étais venu me mettre au vert et ça avait viré au caca d’oie.
J’aurais voulu interroger le garçon mais c’était plus celui de la veille si l’on peut dire, et le patron était censé se livrer à son activité favorite : sa grasse matinée, la seule de l’année : il était si près de ses centimes le pauvre. Il m’a servi un café, sans que je l’aie demandé, d’un air dégoûté moi qui n’en bois jamais. Il a précisé : c’est payé… Je lui ai dit : quel âge me donnez-vous ? Il a répondu : Quel âge voulez-vous que je vous donne ? – Ben, celui que j’ai. – Comme si vous ne le saviez pas. – Ben juustement, si je vous le demande… Monsieur, dans mon job, j’ai appris à jamais me mêler des histoires des autres et en particulier des clients. Si vous voulez que je dise que vous avez quarante ans, je suis près à le dire pour vous faire plaisir et contre une pièce trébuchante, ou moins contre deux, ou cinquante, ou soixante, mais ça prouvera rien.- Et pourquoi pas trente ans ? – Faut pas exagérer, vous m’auriez pas cru… – Ecoutez je vais vous dire… – Pas question. Ce sont vos affaires et moi j’ai du boulot. Je suis pas curieux pour deux cents. Dans ce métier, faut se préserver sinon on se coltinerait vite la misère du quart monde et qui c’est qui serait au chômage ? Les curés les assistantes sociales et les psymachins de toute confession. – Mais, pourtant je… – Plus de questions. Je vous en pose pas moi des questions… Est-ce que je demande ce que vous avez foutu pour vous retrouver seul à votre âge dans un état pareil ? Quand on a une petite fille comme la vôtre on tâche de lui montrer l’exemple…
Ben merde alors, si c’était pas une question en bonne et due forme, ça ! Cette mauvaise foi…
Alors tout m’est revenu : mon âge en effet, comment avais-je pu l’oublier… Les raisons réelles de mon arrivée en train, après un détour par un cimetière du Maine et Loire, dans cette ville, aiguillé par une nouvelle de Larbaud et le dessein que je m’étais fixé d’y laisser à mon tour une trace écrite, une histoire d’un genre nouveau où je me laisserais aller à la fantaisie la plus primitive, celle qui me traverserait l’esprit au moment même où j’écrirais. Car il n’est qu’une chose réelle : ce minuscule bidule magique grâce auquel je consigne aveuglément ce que mémoire et imagination, et aussi un peu culture, me suggèrent, à partir d’un mot que j’ai saisi au vol dans la salle du café d ela gare et dont j’ai cherché à répercuter l’écho.
Y’a du avoir de l’exotisme, manifestement…
Le reste importe peu : comment, dans le train de nuit que j’avais pris gare de Lyon direction la Manche pour éviter de rencontrer trop de monde, une bande de lascars m’était tombée dessus, comment je m’étais vu dévaliser, roué de coups mais aussi comment, dérangé par une entrée en gare, ils s’étaient enfuis et comment en m’agrippant au parka de l’un d’eux, le plus jeune, qui essayait pour s’amuser, mon beau manteau de laine, j’avais fini par récupérer le sien, y trouvant miraculeusement ce Psion sans doute volé, providentiel et me consolant de la perte de mon parker en écaille. Quant à mon fric, des billets de cinquante et de cent ils étaient pliés en deux dans la double épaisseur de mon ceinturon. De ce côté là j’étais tranquille…
La fille, en revanche, je ne voyais pas de qui il s’agissait. Une témoin de j’sais pas quoi, je suppose…
J’avais laissé toute la nuit mes doigts errer sur le mini clavier, rêvant les yeux ouverts, commandant toutes les demi-heures des cafés que je balançais dans la plante verte dès que le garçon avait le dos tourné, m’enfilant des aspirines à tire-larigot afin de lutter contre la fièvre. On se les gèle dans le train d’une nuit blanche.
Il y avait eu aussi cette jeunesse qui avait cherché à m’apitoyer. Une paumée. Je l’avais envoyée chercher des cigares. Elle n’en était pas revenue…
J’oubliais, dans le parka il y avait une carte d’identité : un Meunier, un Martin, un Machin… Volée selon toutes probabilités…
Et un coupe-cigares. C’et comme ça que je me suis esquinté le petit doigt. C’est curieux les blessures graves. Ca saigne moins que les petits bobos.
Le docteur ne va pas tarder à revenir. Après la clinique, il faudra que je me trouve un bon hôtel. Les nuits sans sommeil, faut pas en abuser… On sait plus où on en est, on sait plus qui on est.
Je me souviens vaguement de mes sept jours en hôpital militaire dans la Marne ou Haute Marne je sais plus trop…
Et tous ces départements que j’ai pas visités… Ce serait bien d’en faire un livre…
Et si c’était vraiment ma petite fille ?
Putain de maladie…
Un cachet, vite.
Un cas.
Un.