Rencontres (avec Sylvère)
La musique dans la peau Ou Le Corps de la Peinture
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Le papier, comme le bois dont il est « (t)issu », occupe une place prépondérante dans nos rituels commerciaux, fonctionnels et communicants. Ils sont les matériaux palpables communs à tout le monde, une base à partir de laquelle, chacun, muni ou pas d’un outil peut s’exprimer ou créer. Même un enfant s’y applique. Et qui sait si l’ambition inhérente aux réalisations, appliquées, de Sylvère ne le situerait pas plutôt du côté de l’enfance d’une humanité dans ses composantes intemporelles que d’une modernité, que l’on pourra toujours « poster » autant qu’on voudra mais qui ne sera jamais aussi moderne qu’en tant qu’elle sollicite précisément l’intemporel. La feuille, la feuille de papier est chez Sylvère l’objet d’une prédilection particulière, quelle qu’en soit la qualité ou le format, même s’il a témoigné d’un intérêt marqué pour le papier de soie utilisé à d’autres fins, pour le papier voué à des contacts on ne peut plus intimes et dermiques, ou tout bonnement pour celui qui sert à dupliquer autant de copies qu’il nous est nécessaire.
Sauf que pour Sylvère il s’agit de marquer les petites différences qui se feraient jour là où un œil non exercé aurait l’illusion de l’identique. Et d’utiliser la couleur, la peinture à l’huile, c’est-à-dire une matière picturale noble pour que la feuille accède, justement parce qu’elle représente le simple, au royaume des yeux. La feuille est en effet chez lui objet de prédilection certes mais surtout lieu d’expériences. A l’instar d’un accord musical qui donnerait le ton d’une session cadencée, elle s’ouvre à toutes les virtualités sérielles, la tonalité picturale déterminant de surcroît une « couleur ». Ainsi le traitement de la surface comme telle, fruit d’un long travail de recouvrements, d’effacements et de retouches autorisées par l’huile, ne saurait chez Sylvère se concevoir indépendamment de son insertion dans une série d’harmoniques, une série limitée qui détermine à proprement parler une suite chromatique. La feuille de papier engendre alors des accords de quarte, de sixte, de neuvième en règle générale, le nombre de feuilles par tableau déterminant son format plus ou moins imposant. Quant à la feuille unique, laissé en plan en quelque sorte, elle entre en accord avec une autre série, une série au second degré dirons-nous, une série de tableaux, qui sont autant de variations sur le même thème. Comme on le voit il y a quelque chose de profondément musical dans la production de Sylvère, d’où sans doute, au-delà d’une composition rigoureuse, une impression de douceur veloutée, de légèreté émanant de ces surfaces peintes, fruits pourtant d’une douleur, d’une violence, d’une énergie contenues mais sublimées, réinvesties, re-territorialisées. De la musique avant toute chose, et l’intemporel se situe sans doute avant toute conscience de la chose, en tant qu’elle adoucit les mœurs et vise à stimuler un clavier sensoriel méticuleusement tempéré.
Or cette musique a du corps… Chez Sylvère chaque feuille a sa spécificité, sa singularité et au fond son existence propre. Elle est à l’image du corps mais un corps qui offrirait une multiplicité de visages, qu’il s’agisse des différents états traversés par un seul et même être en fonction des humeurs qui l’habitent ou qu’il s’agisse des légères altérations témoignant des effets du temps qui passe et laisse des traces indélébiles. C’est dans l’intimité du corps de la feuille que nous fait accéder ou pénétrer l’artiste. . Or comment nous apparaît le corps sinon à travers son enveloppe extérieure c’est-à-dire sa surface ? C’est assez souligner, Skimao l’a fait avant moi, combien la métaphore de la peau semble signifiante pour incarner la démarche du peintre. Donner à la Peinture une peau en tant que la peau vit, respire, exhibe son grain ou ses défauts qui peuvent se métamorphoser en coquetteries, en signes de beauté (la beauté a du grain : les grains de beauté), en motifs de tendresse. Car la peau sa caresse ou se mortifie, se tatoue ou s’oblitère, se scarifie ou se plisse, se pénètre ou se macule, se nettoie ou se relâche, s’incise ou s’excise… Elle se prête à toutes les virtualités inhérentes à sa souplesse. Il en est de la peinture selon Sylvère comme de la peau. Elle tend à la plus grande élasticité. Elle montre la diversité infinie de ses différentes facettes.
C’est en ce sens que sa peinture est « maximaliste », tournée vers l’absolue variété, vers le détail de la peau en tant qu’il représente un peu de la peau du monde. Nul doute que Sylvère donne corps au monde en le peignant. Les couleurs en sont la chair, sous la peau de la surface, mais sans kilos superflus. Le primitif, actif et polyvalent, n’a guère le loisir d’engraisser s’il veut survivre. . La peau laisse agir ses empreintes. On comprend mieux l’importance de « l’imprimere » dans la production de Sylvère, son recours au tampon, sa recherche des infimes altérations affleurant en surface. De même qu’il n’y a pas deux peaux parfaitement identiques et que c’est cette absence d’identité des peaux qui caractérise la spécificité des êtres, leur caractère et leur cachet propres, il ne saurait y avoir deux feuilles, deux pièces, deux séries parfaitement identiques dans sa production même si l’attaque de l’œuvre semble relever d’un même processus. La vie n’est faite que de différences. C’est la mort qui les réduit à néant mais la mort justement nous fait la peau… (les morts ont tous la même peau, et en corps…). Qui dit corps suppose les façons d’imprimer sa marque ou de laisser des traces, l’outil n’étant qu’un inventif prolongement. Les signes humains, Sylvère se les approprie, les redéfinit, les reformule et, en cas de besoin, les invente.
C’est dans le champ de l’autre comme antériorité historique qu’il puise son alphabet qu’il s’agit de consigner, de conjuguer, de décliner au présent. Car on n’invente rien. Tout est déjà là pour qui peint : les codes et les techniques, les formes et matériaux. Rien ne se crée, tout s’interprète, se combine. Avec quelques accords, combien de polyphonies différentes ? La géométrie n’appartient à personne. Elle nous est donnée comme un acquis, l’histoire de l’art aussi. Ce présent est actualisé par la présence physique du corps à l’œuvre et plus particulièrement sa situation spatiale dans un environnement immédiat, celui de l’atelier par exemple, dont le parquet imprime ses marques, ou dans le paysage alentour qui n’est pas sans rapport avec le choix des couleurs d’une nature inscrite dans le nom propre du peintre. L’emprunt culturel au champ de l’autre vise à définir le territoire de l’un en tant qu’il le restitue à l’autre, une fois passé au crible de son orchestration, de son interprétation. Au niveau du référent humain, Sylvère intègre des traces d’outils qui se trouvent à portée de main et constituent son univers quotidien, l’univers quotidien du plus grand nombre, si l’on veut considérer que, jusqu’à preuve du contraire, ce ne sont point les élites qui constituent la majorité.
Il y a donc conjugaison d’une historicité, d’une diachronie, le support et ses traces spécifiques, et d’une présence corporelle, une synchronie, qui s’affirme en oblitérant ses choix spécifiques. Tout pour Sylvère est à même de faire signe, quitte à se positionner dans la dimension du pré-verbal, ce que traduit le titre ironique : 5 minutes avant Lascaux. Il n’est pas pour autant question de refuser ce qui fait suite à cet événement décisif d’un avènement : celui supposé de l’histoire de l’art. En ce sens Sylvère penche plutôt du coté de l’originel que de l’original. Dans son œuvre s’entend. Quant à l’homme…
En définitive ce qui se joue mine de rien dans la production de Sylvère c’est cette dialectique de l’expression à l’état brut et de ses refoulements qui déterminent le recours à la géométrie comme moyen de canaliser les pulsions primitives. Partant l’œuvre de Sylvère se situe dans l’intemporalité de ce qui déchire l’homme et sans lequel sans doute il n’y eût eu ni papier à coller, ni papier à noircir, ni papier tout trouvé du tout. Mais d’un intemporel qui sait intégrer la contingence, l’accident, la petite différence et lui prêter vie à coups de crayons, de bouts de bois, de flèches qui font mouche et feu de tous bois, à la façon sinon du chaman, du moins du démiurge, attribuant d’un souffle une âme à l’inanimé. C’est à dire d’en faire un corps. Le corps de la peinture. A fleur de peau. BTN
Publié Eds du Quart d’heure