L’AUTRE MONDE


Je n’ai pas bien compris… Il était là, derrière moi, qui râlait depuis des jours. J’entendais ses gémissements, ils m’étaient devenus  insupportables. Il m’empêchait de dormir… J’avais envie de me lever et de lui donner des coups de canne. Mais qu’auraient dit les… gens ? Et de toute façon, je ne parvenais plus à m’extraire du fauteuil. Trop douloureux et en l’occurrence impossible. Quelqu’un m’avait attaché mais je ne me souviens plus qui, quelqu’un de proche en tout cas… Je le reconnaîtrai, si je le voyais. En tout cas, il était là, de cela j’en suis sûre. De temps à autre, je lui disais de se taire. Ou bien je faisais « Tstt !», d’un geste rapide de la main… Tu parles, rien n’y faisait ! Il gémissait exprès, rien que pour me culpabiliser, me rappeler à l’ordre, me forcer à m’occuper de lui, comme si je n’avais pas assez à m’occuper en priorité de moi… Comme si ce n’était pas moi la plus malade… HAaaa ! je l’entendais qui gémissait, en crescendo… Entendre ça, alors que je suis à moitié sourde, c’est dire si ses plaintes étaient exagérées, résonnaient dans le salon. Il voulait qu’on le plaigne et ça je ne pouvais le supporter. Je l’aurais bien aidé à partir, mais j’ai trop peur des… des gens qui partent et puis qu’auraient dit les… les… ben les gens quoi ! Certains me détestaient, je le savais, ils m’en voulaient de ne penser qu’à moi. De penser d’abord à moi… Et à qui donc voudriez-vous que je pense ? Et puis je me suis endormie, moi qui ne dors jamais, trop de choses à penser qu’il me laissait gérer depuis si longtemps… Et quand je me suis réveillée, plus de râle, plus de gémissement, plus rien, et quand je me suis retournée, plus personne… Mais où l’avait-on mis ? Ou plutôt si, des… des… gens que je ne connaissais pas, et qui pourtant me parlaient. Et me parlaient comme si eux me connaissaient… Et je voulais leur répondre, mais ce que je disais ne correspondait plus à ce que je pensais. Je voulais dire une chose et j’en disais une autre. Je voulais dire obsèques et je disais croissants. J’avais l’impression de parler de lui et j’évoquais un escalier roulant, j’aurais voulu pleurer mais je ne parvenais qu’à me mettre en colère, je ne savais plus contre qui… j’ai alors compris que, que, que… le monde, tel que je l’avais connu jusque là, avec Lui justement, mais c’était qui Lui au juste ?, tout ça c’était bien fini. Qu’à présent j’allais vivre dans un autre monde, où les morts seraient vivants, où le passé serait encore plein d’avenir, un monde où je pourrais enfin rencontrer ces… ces… ces gens célèbres à qui j’avais rêvé de ressembler, que j’aurais tant aimé fréquenter, à qui j’aurais tant voulu ne serait-ce que serrer la main, esquisser une bise, je ne sais pas moi, vivre…
J’ai senti que je m’envolais… Que des des… des… qu’on m’emmenait. Loin de lui, dont le visage s’effaçait de ma mémoire, et des soucis de toute une vie. Loin des autres et de leur parlote. Loin de ce… monde qui m’en voulait. Loin des papiers à remplir, les autres s’en occuperaient. Ils ne savaient pas ce que c’était d’être malade après tout… En tout cas, on m’avait détachée. On m’avait délivrée de mes liens aux pieds. Il faut être fou, ou particulièrement méchant pour attacher quelqu’un de malade… J’avais des sangles de part et d’autre des bras, mais ça pouvait aller. C’est qu’ils avaient peur que je ne tombe. Ce sont des pros. Ils ont deviné que j’avais le vertige. En revanche, j’ignorais où l’on m’emmenait. Des… Des… personnes me tournaient autour, parfois me portaient la parole, en blouse blanche, je m’entendais leur répondre, mais pas du tout ce que j’aurais voulu dire… Je leur demandais s’ils ne pouvaient pas conduire leur… leur… machin plus vite, car j’ai toujours craint les déplacements. Au… truc rouge au bout de la rue, je me suis mise en colère… C’était bientôt fini, ce cirque ? Je n’aime pas les, les, les eh merde ils n’avaient qu’à le deviner… Je voulais aller aux toilettes et l’on m’en empêchait. Alors, j’ai fait sous moi, comme quand j’étais petite… Ce serait leur faute, et on les réprimanderait pour ça. Ce serait bien fait pour eux, C’est que j’en parlerai au président, un homme bien gentil, qui me rendait visite quelquefois, avec sa, sa chèvre… Même que ça me faisait rire, et lui riait aussi de bon cœur avec moi. D’ailleurs, j’ai aperçu son ministre quand le… le… l’engin a redémarré. Il était sur le trottoir, je lui ai fait un signe de la main en tout cas j’ai essayé, mais il ne m’a pas reconnue, cet âne. De toute façon, je les soupçonne de m’envoyer à… à… vous le savez bien pourquoi me le faire répéter… Ce qu’ils ignorent ces… ces… abrutis, c’est que c’est moi qui ai insisté pour y aller. J’ai même écrit à la dame noire pour ça, celle qui me sourit dans le magazine. C’est qu’au moins, là bas, on me soignera, on se rendra compte à quel point je suis malade, que je mourrai avant lui, mon seul ami, qui peut- être est dans le même, la même, le même endroit, vous le faites exprès ou quoi de me faire répéter ?
Je sais très bien qui je suis, ne me prenez pas pour une autre… Je m’appelle mais vous le savez déjà pourquoi m’obliger à le répéter… Quel âge ? Vous me fatiguez avec vos questions… C’est écrit sur votre… truc… votre… machin… Laissez- moi tranquille… Où j’habite ? Ici, bougre d’idiote, c’est pas difficile à comprendre, vous êtes bête ou quoi ? Si je sais toujours signer ? Mais vous n’avez que ce mot à la bouche, ma parole, ça fait dix fois que vous me le demandez… Vous voudriez me dépouiller vous aussi mais il vous faudra vous lever matin… Qu’est-ce que je fais ici ? Ce que n’importe qui fait quand il est chez lui, je me demande si vous ne le faites pas exprès… A l’hôpital ? Oh oui, j’aimerais bien y aller à l’hôpital, au moins on me soignerait comme il faut… Lui y est, et d’ailleurs je le vois se promener dans le jardin, du côté des camélias, il marche à pas lents avec sa canne sous la pluie, parfois il se retourne et me jette un regard sombre mais il ne me parle pas… Il m’en veut toujours… Il est de mauvais poil ces derniers temps… Tout ça pour se faire plaindre… Mais non, pas moi, moi je suis chez moi, vous ne voyez pas la voisine qui me fait signe, hé bien il faudra vous acheter une paire de lunettes, au fait où sont-elles mes lunettes, non pas celles que j’ai sur le nez, les noires, je les avais mises dans le truc… le… machin, arrêtez de me faire chercher, vous le savez mieux que quiconque, car c’est vous qui les avez cachées, je me plaindrai au ministre, oui celui de l’intérieur, il vient souvent nous rendre visite, mais non pas à l’hôpital, c’est une idée fixe chez vous… Chez moi, je vous dis, vous voulez me faire passer pour folle mais c’est vous qu’on devrait enfermer… Tous les docteurs sont des dingues, à part le mien… J’ai toute ma tête et d’ailleurs je vais téléphoner à mes… mes… ils pourront vous confirmer… Oh, et puis, vous m’agacez, je refuse de répondre à vos questions et, puisque c’est comme ça, je vais faire pipi sur le fauteuil, non mais vous ne pensez pas que je vais me laisser faire par une petite merdeuse… Pourquoi je ne mange pas, parce que l’on ne m’apporte pas à manger… Dites tout de suite que je suis une menteuse… Qui a dit que l’on m’apportait le plateau quatre fois par jour ? Eh bien ce n’est pas vrai, et d’ailleurs je veux que l’on me coupe les œufs en petits morceaux et que je puisse y tremper mon stylo bille en plus du téléphone et de mes ciseaux…
Il est magnifique ce parc, tout fleuri de printemps. Parfois la la  petite vient y jouer. Elle me fait coucou à la fenêtre. Je lui fais un signe de la main pour qu’elle rentre. Elle ne se fait pas prier… Et là je m’amuse à lui faire des cadeaux. Elle y croit, me regarde étonnée, et là je tape avec le plat de la main sur mon poing bien fermé pour lui signifier que c’était une blague… Ca la fait rire et moi aussi. Par la fenêtre, je vois une foule de… gens, et aussi leur… leur… leurs engins à roues, c’est qu’ils en ont des belles machines, les princes de France, des triumphs, des limousines, des papamobiles… Et l’évêque de la famille, avec la sienne, une déesse 19, comme celle du général à l’époque ? C’est mieux que la télé et je suis toujours au spectacle… Sauf quand il pleut et là alors ça me déprime… Personne ne vient me voir, certes j’entends des voix,  je sens bien que l’on me parle mais je ne peux détourner la tête. Je sens qu’il faut que je fixe l’extérieur, à travers la vitre. Dès fois qu’il passe me faire un petit coucou, le grand malade qui ne gémit plus…, preuve qu’il ne devait pas être aussi malade que moi… Il me jette un regard obscur, comme si j’y étais pour quelque chose, chacun ses problèmes. Mais là il fait beau. Je vois les jeux d’enfants de ma fenêtre. Et tous ces gens célèbres qui font exprès de passer devant, ils savent que rien ne pouvait me faire plus plaisir… Comme on me vole mes affaires, mes trucs, mes machins, mes choses, je n’ose pas trop sortir du lit. Ce lit, médicalisé, je l’adore… ! Quand je pense que l’on me le refusait alors que Lui y avait droit. Comme il est médicalisé, je ne risque pas de tomber… Moi qui ai le vertige… Peur du vide, peur de l’orage, peur de la… de la… mer… je n’ai jamais su nager, et c’est dommage que la dame noire n’ait jamais pu m’apprendre, vous savez celle de la principauté de Monaco, je lui ai écrit tout à l’heure, sur la magazine, sur sa photo même, mais on m’a encore subtilisé le stylo que Lui m’avait donné, je suis donc obligée de le cacher dans mes couches afin d’éviter que ça se reproduise, de même on m’a pris mon chocolat noir, et j’ai été obligé de le manger, sinon il serait parti lui aussi comme l’autre, à moins que ce ne soit l’autre qui soit venu me le prendre tandis que je dormais, il faut tout surveiller avec ce va-et-vient permanent d’étrangers depuis que depuis que… mais où est donc ma canne que je me protège de ces araignées géantes et des machines qui rongent, moi qui ai toujours craint les souris et la morsure…
A présent, j’attends… Quoi, je ne sais plus… Sans doute que Lui revienne… Lui ou un autre, plus grand et plus beau… Et qu’il vienne me chercher… Et qu’on se promène main dans la main, sur la Croisette ou la Promenade des anglais… Et que les… les… autres nous regardent avec envie… Elle est si jolie… Plus belle que la dame en noir de Monte Carlo… Il est temps que je pense un peu à moi… Avec toute la peine que je me suis donnée… Et pour les remerciements que j’en ai eus… On ira à la banque, enfin lui ira, lui ou un autre, car moi j’ai du mal à marcher, on retirera tout l’argent qu’il nous reste et qui c’est qui sera bien couillonné les… les… tu m’as compris tu m’as, quand nous serons partis ? Tous ceux qui ne songent qu’à nous prendre ce que nous avons, et qui n’est qu’à nous, même si bien mal acquis…  mais ce n’était que justice, voler des voleurs n’est pas un péché, ni profiter d’une aubaine, ni se faire plaisir de temps en temps, et tant pis si ça ne plaît pas aux aux aux autres…  Toujours est- il que je n’ai plus faim. Je vais retrouver la ligne… Ou plutôt la trouver… Comme ça, je partirai plus légère… On m’a toujours dit que j’étais increvable, que je les enterrerais tous… Mais pour moi ce monde-ci, c’est fini… J’ai un pied déjà dans l’autre, un monde sans enfants, sans parents, sans tous les autres qui vous gâchent la vie… Le paradis c’est d’être seul, s’il n’y avait pas la peur… Un monde où je serai reine, même dans une principauté, après tout pourquoi n’y aurait- il pas de reine dans une principauté ? Il suffit de le décider et je suis bien décidée à le faire… Sinon j’urine sur leur palais, ils savent que je suis capable de le faire, quand je dis quelque chose en général je le fais, ce n’est pas une plaisanterie… Et dans ce monde je ne mangerai que des pâtisseries, des bouchées au chocolat et des biscuits trempés dans le vin sucré. Comme lui, quand, quand, quand il, mais pourquoi me force-t-il à me taire, je n’ai rien à me reprocher, ils me l’ont dit à la télé, madame vous n’avez absolument rien à vous reprocher, alors s’il n’est pas content, il n’a qu’à en choisir une autre, ce ne sont pas les partis qui me manquent, et d’abord rien ne prouve que je voudrais retourner avec lui, non mais comment pourrais-je supporter quelqu’un qui se prétend plus plus malade que moi ? Je vous quitte parce que j’ai peur qu’on entende notre conversation… On nous observe, y’a un homme dans le parc qui change matin et soir de tenue rien que pour me surveiller… Y’a quelque chose de louche la derrière et je voudrais, M. le président que vous veniez avec votre votre chèvre, comme ça on rira bien tous les deux… On a bien besoin de rire de temps en temps non ? Et qui sera étonné de nous voir si copains ? Lui, et il sera jaloux, je tiendrai ma revanche et ce sera, le grand malade, bien fait pour Lui… Qui ne me dit même plus bonjour quand il passe, eh bien puisque c’est comme ça je ne lui dirai pas, d’ailleurs je ne lui ai pas dit au revoir… C’est bien la preuve qu’il est toujours là. Mais moi, au contraire, je ne vais pas tarder à partir, non mais des fois, vous ne pensiez tout de même pas me garder éternellement dans votre, dans votre… Et c’est moi qui vous dirai au revoir… Car c’est normal que la plus malade des deux s’en aille la première… Ja vais profiter que vous aurez le dos tourné, et bye bye les… les… Au revoir… Au revoir… Mieux même : Adieu…

Publié dans THIS IS THE END EDITION.LFDM ATELIER d’ECRITURE LYCEE LOUIS FEUILLADE