ALOYSIUS BERTRAND : UN REVE

Introd : rappel : Auteur inventeur du Poème en prose. Son recueil Gaspard de la Nuit, sa seule œuvre.
Époque romantique. D’après l’auteur, un inconnu lui aurait donné le manuscrit du recueil en signant G de la N. Les habitants de Dijon, capitale de la Bourgogne, lui disent que c’est le nom dijonnais du diable.
Recueil sous-titré : « Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot ». Divisé en 6 sections dont la 3ème : « la Nuit et ses prestiges ». 11 textes en prose, dont le 7ème est « Un rêve ». 5 paragraphes à peu près équilibrés rendant compte des événements d’une nuit agitée.
Problématique : Comment interpréter ce rêve à la composition en apparence si décousue et à l’atmosphère étrange ?
Plan :

I) Une composition en apparence décousue :


A) Compo apparente : subdivision du texte au début.


– Si à la première lecture, on ne comprend pas grand-chose, on a tout de même, avec plus d’attention, l’impression que les trois premières strophes (ou paragraphes) recourent à des expressions anaphoriques, placées dans un ordre logique : Voir, entendre, achèvement du rêve. On a ainsi au début « ainsi j’ai vu », puis « ainsi j’ai entendu » et enfin « ainsi s’acheva le rêve ». On note l’anaphore sur l’adverbe « Ainsi ». Il semble donc qu’il y ait un lien logique qui unisse ces trois expressions, d’autant qu’elles sont mises en évidence par le procédé de l’incise entre deux tirets, et surtout par le reprise du même verbe, associé à la première personne du singulier, et au présent d’actualité : « je raconte. »
– Par ailleurs, on repère aisément, en début de chaque strophe, des adverbes ou connecteurs de discours indiquant l’évolution ou l’exposé des faits : « d’abord » (strophe 1), « ensuite » (S 2) et bien sûr « enfin » (S3), toujours placés à la même position, derrière le verbe être au Passé simple (« Ce furent »), au pluriel et sous une forme présentative (au Pst = « C’est »): Dans le texte, « Ce furent » x 3 fois. Cette autre anaphore prouve le lien logique entre les trois premières strophes.
– Mais à la première lecture, on a du mal à saisir le rapport entre les divers détails fournis dans le texte : par ex, le rapport entre le « glas funèbre » et « des rires féroces », ou « des cris plaintifs » et « les prières bourdonnantes des pénitents » – et ce que l’auteur (« je ») vient faire au milieu. Toutefois, on repère dans la strophe 3, la présence d’un « moine », un peu plus loin d’ « une jeune fille » et, enfin du narrateur, à la 1ère personne. Ces 3 personnages sont dans une situation inconfortable puisqu’ils sont tous sur le point de mourir : « le moine qui expirait », « la jeune fille qui se débattait », « et moi que le bourreau liait », sur la roue du supplice.


B) Compo apparente : subdivision du texte : Suite et Fin


– Les deux dernières strophes distinguent pourtant nettement les deux premiers personnages du 3ème : le narrateur-rêveur. En effet, les deux premiers meurent bel et bien puisqu’il est question de « prieur défunt », la jeune fille  « sera ensevelie » (Strophe 4) tandis que le troisième semble délivré et donc sauvé de son supplice (L’adverbe d’opposition « Mais moi » + « la barre du bourreau s’était… brisé comme verre » (Strophe 5), Allitérations en bilabiales et liquides.
– Heureusement pour lui, le narrateur n’est pas mort, sinon il n’aurait pu raconter son rêve. Il apparaît en tout cas à la fin de la strophe 3 qui constitue le milieu du texte. On peut dire que tout tourne autour de lui.
Avec ce paradoxe que c’est celui qui le méritait le plus « un criminel au supplice » qui est en définitive sauvé miraculeusement (« barre… brisée comme un verre », allitérations liquides + comparaison) ; alors que la jeune fille, pourtant pure dans sa « blanche robe d’innocence » meurt, cruellement, tout comme le moine qui a pourtant voué sa vie à la prière.
-Pour résumer, on a donc 3 strophes qui nous amènent à la mort, et le plus paniqué semble le narrateur-rêveur (monosyllabes : « Et moi que le… ») puis, après le pivot de la S3, la suite post-mortem limitée à deux personnages (S4), le 3ème, bien vivant, poursuivant « d’autres rêves vers le réveil » (S5). Les strophes 4 et 5 se distinguent aussi par le temps employé : futur antérieur pour les deux défunts, imparfait ou plus que parfait pour le NR.

II) Composition réelle :


A) Les personnages en présence :


– On les identifie assez aisément : un homme, une femme, un moine, en particulier S3 «  moine » « jeune fille ». Par ailleurs, on nous fournit l’identité de deux d’entre eux dans la S 4 : Dom Augustin et  Marguerite, le 3ème n’ayant pas de nom mais semblant donc le narrateur (cad l’auteur du manuscrit, G de la nuit, donc un être diabolique). Les autres personnages présents sont tous en rapport avec ces 3 protagonistes, le bourreau et les pénitents par rapport au NR, l’amant par rapport à Marguerite, et les « sanglots » désignent, par métonymie, les autres moines qui veillent l’agonisant ou s’apprêtent à lui rendre « les honneurs ».
– Mais à lire le texte de plus près, on s’aperçoit que les strophes 2 et 1 sont en lien direct avec ces personnages. En effet, le moine est dans sa « cellule » (S2), qui est elle-même dans une « abbaye » de la S1. De même la jeune fille  est attachée à un arbre évoqué par le biais de chaque « feuille le long d’une ramée », c’est elle qui pousse les « cris plaintifs » (S2) et bien sûr, elle se trouve dans la « forêt »  de la S1. Il en est de même pour le NR : Il est conduit sur le « Morimont S1, puis sur le lieu plus précis du supplice S2. Le texte donc devient parfaitement cohérent.
– En effet, nous sommes habitués à ce que l’on nous raconte des histoires successivement, à l’horizontale. Ce qu’a fait l’auteur dans ce texte, sans doute pour imiter le côté décousu ou haché du rêve, c’est de construire son texte verticalement. Au lieu de raconter les 3 histoires les unes à la suite des autres, il les a fait s’entremêler. Ainsi, au lieu d’avoir l’histoire du Moine M, puis l’histoire de la jeune fille JF, puis celle du criminel NR, le texte est construit de la façon suivante :
S1 : M+JF+NR (lieux)
S2 : M+JF+NR (sons)
S3 : M+ JF+ NR (Actions) pivot du texte, construit donc sur une gradation du général au particulier.
S4 : M+ JF (deux morts)
S5 : NR (un vivant)
On se demande évidemment quel est l’intérêt de cette structure ou construction bizarre.


B) Interprétation :


– Il y a un personnage que l’on a tendance à oublier, parce que l’on se focalise sur la JF, c’est l’amant de Marguerite (S4). On sait qu’il l’a tuée. Il est donc un « criminel ». C’est lui qui émet des « rires féroces » dans la S2. Mais comme il est un autre criminel dans le texte et que c’est le NR que l’on conduit au supplice, pourquoi les deux personnages ne seraient-ils pas une seule et même personne ? Cela justifierait leur rapprochement dans le texte. Et cela lui ôterait de son caractère décousu.
– Mais le moine ? N’a-t-il donc aucun rapport avec le criminel ni avec l’amant de la JF. Et pourquoi pas ? Si le criminel a miraculeusement échappé à la mort, peut-être grâce aux « prières des pénitents », il a très bien pu se convertir et passer ensuite une vie de prière : d’une part à oublier, d’autre part à assurer son salut,  à se racheter ou expier ses péchés. Ainsi le texte serait cohérent de bout en bout, le moine serait à la fois l’amant et le criminel que l’on retrouve dans chaque S du texte. (Mais dont « Marguerite » nous cachait la vue). On peut donc comprendre qu’avant d’expirer, le moine a revu, s’est remémoré ses deux vies antérieures, deux épisodes d’avant sa conversion : la scène du meurtre et celle du miracle au Morimont. D’autant qu’il doit se demander si, malgré ce meurtre, il aura droit au paradis… De plus, comme dans la religion 1=3, il est normal que 3 personnages n’en soient qu’un seul à divers âges (cf. Gauguin : les trois âges de la vie/ou un vitrail de la vie d’un saint).
– Il nous reste à comprendre le rapport avec le narrateur-rêveur. Eh bien, il s’identifie à ce moine (thème à la mode dans la littérature gothique de l’époque : Le moine, de Lewis). Son rêve l’a amené à se replonger dans son esprit un peu comme si l’on pouvait revivre ses vies antérieures. Comme G de la N est une figure du diable, ne peut-il se glisser dans l’esprit de chacun ? En tout cas, le texte est beaucoup plus cohérent qu’il n’y paraît. André Breton disait d’Aloysius Bertrand qu’il était surréaliste dans le passé.

III) Atmosphère ou tonalité générale du texte

A) Le plus évident :


– Nocturne, à la Rembrandt. Le texte commence par « ll était nuit », construction qui surprend un peu mais qui semble combiner il faisait nuit et Il était minuit. Le mot « nuit » donne le ton à ce texte à l’ambiance nocturne évidente. Présence de la « lune », allusion aux « torches des pénitents », importance du noir  dans le texte (pénitents noirs) et bien sûr clair obscur à la Rembrandt dans l’allusion aux « cierges de cire » ou à la « blanche robe » qui font contraste.
-Médiévale : Le nom propre Morimont renvoie à une ancienne place aux exécutions. Le supplice de la roue est typiquement moyenâgeux. Les abbayes, construites au Moyen Age ; la forêt lieu de bien des récits de chevaliers ou de victimes féminines.
-Religieuse : rite de la « cendre des agonisants », nom du moine, allusion à la confrérie des « cordeliers » et au statut du moine : « prieur ». Également référence à la « chapelle ardente ». Et croyance au miracle. La cloche, la cellule, le rôle des pénitents…

B) En observant plus attentivement


– Mouvement anormal : Normalement la nuit tout le monde dort en attendant le lever du soleil même le NR (cf. « et je poursuivais  d’autres songes vers le réveil »). Or cette nuit là semble particulièrement agitée : « le Morimont grouillant de capes et de chapeaux » lesquels désignent par métonymie les gens qui les portent. Il y a donc du monde « la foule ». Cette nuit est exceptionnelle, extraordinaire. Le vocabulaire traduit bien ce mouvement anormal et inquiétant : les « murailles lézardées », « les sentiers tortueux », « forêt percée », chaque feuille qui « frissonnait » (allitérations en f) « échevelé »  et surtout les « torrents de pluie » de la fin + le verbe poursuivre.
– Lugubre, macabre, sadique, à la Callot (graveur de pendaisons, de guerre…) : Ce texte n’est pas dénué de cruauté, ce que l’on perçoit notamment dans l’allusion aux « rires féroces », ou à la « foule » venue assister à l’exécution du criminel. La mort est donc omniprésente, ce que marquent des mots comme « glas funèbre » et en écho « sanglots funèbres » (la répétition de l’adjectif forme un écho), ou bien sûr, les mots « défunts », « ensevelie ». Callot est rappelé dans le sens où il gravait et dessinait de scènes d’exécution et pendaisons.
– Mystérieuse, diabolique ou divine. Mystérieuse grâce à la référence à Rabelais et à Pantagruel, qui dit ne rien comprendre au sens de son rêve. Diabolique parce que l’on a l’impression que c’est le diable qui pousse l’amant à se révéler aussi féroce. Et divin pour le miracle final, avec l’utilisation du rythme ternaire. A moins que le diable qui est malicieux n’ait voulu montrer que, derrière un religieux pieux, se cache un ancien suppôt, un être malfaisant.

Conclusion : Vérifier réponse à la Q.


Se référer aux deux artistes surtout à la Ronde de Nuit de Rembrandt
Donner votre avis sur cette interprétation et sur le sens des rêves en général.