CHACUN SA CHIMERE (BAUDELAIRE PPP)

Introd : Fin tragique de vie pour Baudelaire. Après les Fleurs du mal, en vers, il rédige des poèmes en prose, d’inspiration moderne, mais à publication posthume.
Le spleen de Paris ou Petits poèmes en prose correspondent à la définition qu’en donne le Poète : une forme assez souple pour s’adapter « aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ». Beaucoup des 50poèmes ont la capitale – Paris – pour cadre.
Chacun sa chimère : vers le début du recueil, l’un des rares à n’avoir pas, explicitement, de cadre urbain ou parisien. 7 paragraphes de longueur moyenne, de 3 à 10 lignes.
Problématique : Dans quelle intention un groupe d’êtres, mi-hommes mi chimères, intéresset-il le Poète ?
Plan


I) Un cortège étrange


A) Un groupe d’êtres humains


– L’idée de groupe s’impose à nous quand, dès le 1er§, nous lisons que nous avons affaire à «plusieurs hommes ». Le mot « homme » est repris par le pronom indéfini, puis personnel, « chacun d’eux » (rappel du titre : Chacun sa Chimère). Ensuite, Baudelaire choisit le singulier mais ce qui est dit de l’un vaut pour tous (« Elle… opprimait l’homme », « ou « le front de l’homme »). A cette idée de groupe s’associent des termes plus précis tels que « voyageurs » ou « cortège ». On peut ainsi passer du plan d’ensemble « le cortège » au gros plan « visages fatigués » par métonymie, ou au très gros plan (« le front »). Même le mot « mystère » au dernier § sous-entend celui suscité par ce cortège humain…
– On apprend en outre plusieurs choses sur eux (ces hommes), tels que les présente le poète : par exemple qu’ils sont « fatigués et sérieux », « courbés », voire « résignés » et même, à la fin « plus accablé (s)» (« qu’ils ne l’étaient eux-mêmes »). Le vocabulaire est donc dysphorique. Le tableau de ce groupe d‘hommes n’est donc pas fait pour témoigner de la joie de vivre. Ce groupe humain semble associé au malheur, à une sorte de malédiction. Enfin, ils se livrent à une action principale qui est celle de « marcher » (6ème§). Un peu avant on avait : « qui marchaient courbés », une action assez ordinaire donc et qui s’inscrit dans la durée (imparfait).
– Enfin, ces hommes sont capables de réflexion, ce que l’on voit dans le 4ème § : La dernière phrase est divisée en deux parties, l’une plus courte où ils avouent leur ignorance : « Il me répondit qu’il n’en savait rien, ni lui, ni les autres », ce qui est étonnant puisque normalement on sait où l’on va, et pour quoi on y va. La deuxième plus longue, après le point-virgule, qui montre leur capacité de réflexion et donc leur intelligence puisque, par une sorte de syllogisme incomplet, ils ont déduit qu’ils avaient bien un but : « Ils allaient bien quelque part » + causale « puisqu’ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher ». On a donc affaire de leur part à une sorte d’errance sans but.


B) les Chimères


– La description de ces êtres paraît bien étrange mais ce qui l’est davantage encore, c’est la présence de Chimères. Le fait même  de mettre le mot en majuscule à l’initiale montre que le poète fait allusion à la créature mythologique, composée de trois animaux (serpent ou dragon, lion, chèvre), donc à un monstre. L’adjectif « monstrueuse » est d’ailleurs utilisé, antéposé, devant le substantif « bête », qui rappelle son origine animale. Avec cette présence, alors que Baudelaire est censé vivre au 19ème, on entre dans le fabuleux, voire dans le fantastique. Le poète désigne d’ailleurs : « sa tête » comme « fabuleuse ». Pour la désigner Baudelaire recourt souvent à des périphrases (« monstrueuse bête »), et à des reprises pronominales : « elle ». Cela donc l’impression qu’il s’agit bien d’un être réel, come une personne, vivant et agissant.
– Elle est caractérisée par sa lourdeur et son envergure : « aussi lourde qu’un sac de farine… » (comparaison) ; elle « n’était pas un poids inerte » (litote+ allitération en p), « elle « enveloppait l’homme » ;  elle est présentée également comme « énorme ». Elle est aussi « suspendue à son cou ». A cette envergure, s’ajoute sa férocité voire sa sauvagerie, ce que montrent les allitérations spirantes et sifflantes, associées à ses actions agressives : « elle s’agrafait avec ses deux vastes griffes » ou « opprimait.. ; de ses muscles élastiques et puissants » (allitérations). La  bête est de surcroît dite « féroce », et l’adjectif « horribles » précise les sentiments qu’elle peut inspirer (de la « terreur »).
– Enfin, elle est dans la situation du cavalier, ce qui fait que c’est l’homme qui devient la « monture » ou la bête de somme, puisque c’est lui qui la « portait sur son dos ». Les rôles sont donc inversés et l’homme est comme maintenu en esclavage. Elle est également une sorte de parasite qui profite de l’effort humain (« collée, suspendue »). Le plus grave, c’est que formant comme un « casque » sur son front, elle l’empêche de voir où il va, et donc peut tyranniquement le conduire où elle veut. On peut également nommer ces nouveaux êtres des « hommes-chimères » puisque les deux êtres n’en font qu’un la Chimère étant « collée à son dos » (= de l’homme).

II) Le Poète dans un décor aride


A) Le Poète :


– La première personne du singulier est récurrente dans le texte, accompagnée de l’utilisation du passé simple qui permet d’identifier des actions successives : « je rencontrai » (1er §), « Je questionnai » (4ème), « je m’obstinai à vouloir comprendre» (dernier). Le cheminement du poète est donc très clair, il s’intéresse à ce groupe d’hommes au point de s’adresser à eux (au style indirect), et de solliciter sa faculté de compréhension. On remarquera que l’homme interrogé est sensible à l’intérêt qu’on lui porte puisqu’il répond (toujours au style indirect, pour ne pas casser l’unité du texte ou la linéarité du récit), ainsi que le souligne l’auteur, toujours en recourant au passé simple, qui fait évoluer l’action, du poète mais aussi du cortège, ce que nous indique le 6ème § (« Et le cortège passa »).
– Une expression étonne parce qu’elle détone avec le caractère très écrit du poème : « Chose curieuse à noter » 5ème § ;  elle est en effet elliptique du déterminant et du verbe, et met en évidence, en début de § et en milieu de texte, la curiosité du poète envers ses semblables. Le poète est un peu tel ce peintre de la vie moderne (Constantin Guys) qui croquait des scènes de la vie urbaine. Baudelaire, qui a une importante activité de journaliste, traque ainsi les détails qui alimenteront ces « tableaux parisiens »  ou bon nombre de ses poèmes en prose évoquant Paris. Sauf qu’ici nous semblons être à l’extérieur de Paris, dans un terrain vague. Toujours est-il que cette curiosité est évoquée fin du 6ème §, de même que son pendant, « la volonté de comprendre ». N’oublions pas que l’écriture poétique est associée à la quête du sens.
– Mais le poète renonce. En ce sens, le dernier § est en contradiction totale avec les 6 premiers. La responsable en est « l’Indifférence » qui contraste avec sa curiosité antérieure. Cette indifférence est la même malédiction pour le poète que pour les hommes le fait de ne pas savoir où ils vont. Le poète ne le sait pas plus qu’eux, même s’il a plus de recul (lui voit « l’horizon »). Le changement se fait en deux temps, après l’adverbe « bientôt » qui marque la rupture. Les deux actions sont au PS et sont consécutives : 1) L’Indifférence s’abattit 2) Et j’en fus… accablé. Le poète ne se rapproche des hommes que pour mieux s’en éloigner à la fin.

B) Décor aride


– Essentiellement évoqué dans le 1er § qui plante le décor et fournit un plan large, général. C’est la répétition de la préposition privative « sans » qui frappe d’autant qu’il s’agit d’une anaphore aisément repérable. Le décor semble donc désertique, désolé, quasi lunaire. On peut même se demander si les mots ne sont pas mis en gradation du plus grand au plus petit, et du plus fréquenté au plus aride. Même les plantes hostiles n’y poussent pas. L’idée de poussière est aussi présente avec l’allusion à la plaine « poudreuse » et le mot « poussière/d’un sol… désolé » est utilisé §5. La couleur grise donne de surcroît une touche de tristesse à ce paysage : « ciel gris, sol aussi désolé que le ciel » comparaison (donc gris aussi).
– Il est également associé à l’immensité ce que suppose l’utilisation insistante de l’adjectif « grands » toujours dans le 1er § (grand ciel, grande plaine »). Un peu plus loin Baudelaire n’hésite pas à évoquer « l’horizon, à l’endroit où la surface arrondie de la planète » donc une vision assez ouverte, d’immensité quasi cosmique du décor, propice à cette rencontre. L’image de la « coupole » donne également une notion d’espace d’autant qu’une coupole imite par l’architecture la voute céleste et que le ciel est infini.
– Enfin, on notera que deux des éléments sont convoqués : la terre (la planète, le sol, la plaine), et le ciel (« grand ciel gris, coupole d’un ciel aussi désolé… »). Mais que le poète insiste sur ce qui les délimite : la ligne d’horizon. Il va de soi que ces éléments vont être associés à des symboles qui relèvent de la façon dont Baudelaire perçoit sa quête poétique.

III) Interprétation symbolique


A) Que veut dire le poète avec ses hommes chimères dans un tel décor


– Les Chimères, c’est l’allégorie des Illusions qui conduisent les pérégrinations, aventures, quêtes humaines. Baudelaire suggère que les hommes n’avancent que sous le coup de leurs illusions (d’où : cet « invincible besoin de marcher »). Illusions d’un Ailleurs meilleur (la terre promise), d’un au-delà de l’horizon (le paradis), mirage d’une amélioration des conditions de vie (mythe du progrès qui rend plus heureux)… C’est tout cela que suggère cette marche forcée, spécifique de la nature humaine. Un oxymore résume leur destin « condamnés à espérer ». C’est une conception tragique de la vie humaine.
– Le ciel couvert (« gris, coupole »), c’est l’impossibilité pour le poète, et l’homme en général, de s’élever au-dessus de sa condition, son obligation de rester toujours collé à la réalité (« les pieds plongés dans la poussière … ». Et la coupole qui ferme l’espace, l’impossibilité de s’échapper latéralement. Malgré l’espace immense, l’homme est donc en prison. C’est l’idée de Pascal dans ses Pensées, mais aussi de Baudelaire dans Spleen.
– Bien des détails du poème prennent alors une valeur symbolique : le paysage désertique traduit l’aridité de la condition et de l’existence humaine, l’allusion aux chardons ou orties absents etc. le fait qu’il n’y ait rien de piquant pour donner du sens à la vie, la triple comparaison initiale fait allusion à ce que l’homme doit faire pour subsister, et qui le maintient en prison sur terre : manger (la farine), se chauffer et loger (le charbon), la guerre (le fourniment d’un fantassin, allitérations en spirantes), qui existait déjà à l’époque romaine, faisant de la vie  de l’homme un éternel combat. Le casque empêche en outre l’homme de penser cad que la chimère s’attaque au meilleur en lui : l’âme.


B) La situation du poète, symboliquement parlant :


– Il ne fait pas partie du cortège et s’en distingue nettement à la fin. On se demande d’où il perçoit cette scène. Comme elle est très peu réaliste on pense qu’il s’agit d’une hallucination ou d’une transformation d’une chose vue (cf. : Bohémiens en voyage).
– Il est victime du spleen qui contredit son besoin d’idéal par élévation spirituelle. D’où ce néologisme « spleenétique » que l’on pourrait traduire par mélancolique ou ennuyeux, au sens très fort du mot, mais que l’on comprend mieux quand le poète évoque l’Indifférence. Le poète, victime du péché originel, plus lucide que les autres (il voit ce que les autres ne voient pas : leurs chimères : cad leurs illusions ».
– Son itinéraire est parallèle à celui du commun des mortels mais, à l’instar du philosophe, il fait preuve de plus de discernement, il est alors puni d’autant plus pour ça. Et c’est pire pour lui car il en a conscience (« j’en fus plus lourdement accablé ») alors que les hommes consentent à leur sort et semblent ignorer ce qui les accable. Le Poète = sans illusions (chimères)

Concl : vérification réponse à la Q posée
Se demander différence entre ce poème et la plupart des autres des PPP : plus allégorique, peu réaliste.
Avis général sur la poésie de Baudelaire et sa conception de l’existence et de la place de la poésie dans les activités humaines.