PREMIERES PAGES : EN ATTENDANT GODOT (jusqu’à « sauvé »)

Beckett auteur irlandais mais prix Nobel de littérature bilingue. A écrit des romans mais surtout du théâtre, en particulier En attendant Godot, l’un des chefs d’œuvre du théâtre universel, « les pensées de Pascal traité par les Fratellini » (Jean Anouih), cad des clowns ou des acteurs comiques. On y voit deux personnages, deux vagabonds parler en apparence pour ne rien dire, et occuper la scène en attendant Godot (diminutif de God, Dieu), lequel ne vient jamais. Ils seront rejoints par le maître et son esclave, Pozzo et Lucky. Nous sommes au début où des répliques et tirades nous permettent de nous familiariser avec les protagonistes.
Ce début de pièce, sans scènes, a-t-il en sens ?
Plan :

I) Faisons connaissance :


A) Les unités :


De lieu : La première didascalie nous en informe de manière assez vague : « Route de campagne avec arbre ». On est donc dans un endroit plutôt désert, en tout cas non peuplé, et en pleine nature (Estragon assis « sur une pierre »). L’indication « route » suppose du passage ce qui ne sera pourtant pas le cas (à part Pozzo et Lucky, puis un enfant qui rentre par la droite). Toujours est-il que la route suppose la marche, et celle-ci le pied. Or justement la pièce commence par des propos sur un pied. Le lieu est en cohérence avec le thème.
Le temps : un seul mot, également, donc une phrase nominale, évoque le temps. Il s’agit du nom « Soir » dans la 2ème didascalie initiale. Le soir connote la transition, le passage du jour à la nuit, donc est en cohérence avec la route, lieu supposé de passage. On suppose que les personnages ont beaucoup marché, ce qui induit le thème de la fatigue (Estragon assis sur une pierre) et à nouveau le besoin d’enlever sa chaussure. Au début, en vain (« Rien à faire ») quand il essaie tout seul (3ème didascalie : « essaie d’enlever sa chaussure… Il s’y acharne… se repose… » puis 5ème, amorçant le dialogue (participe présent « renonçant à nouveau »). Ensuite quand il réclame l’aide de Vladimir (« Aide-moi à enlever cette saloperie » avec métaphore vulgaire. Un peu plus loin « « Aide-moi ! »). Enfin « parvient » à l’enlever, tout seul « au prix d’un suprême effort », longue didascalie durant le monologue de Vladimir. Entre temps, du temps est passé. C’est même la seule chose.
L’action : Les actions sont limitées à deux. Celle de parler, mais aussi celle de se préoccuper de deux accessoires relevant du vocabulaire des vêtements. Le plus haut (près du ciel), le chapeau, pour Vladimir (« didascalie : « Il ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa main, le secoue, le remet » avec accumulation d’actions au présent, quinaire) ; le plus bas cad plus proche de la terre, la chaussure pour Estragon (didascalie : « il regarde dedans, y promène sa main, la retourne… » «accumulation, aussi). On a donc fortement l’impression que ce contraste entre chapeau et chaussure n’est pas mis d’entrée de pièce par hasard.

B) Les personnages :


De probables vagabonds : Peu d’informations claires et nettes nous permettent pour l’instant de savoir à qui nous avons affaire. Toutefois la marche « à petits pas, raides, les jambes écartées » de Vladimir le font ressembler à Charlot, l’éternel vagabond, toujours  coiffé lui aussi d’un « chapeau ». Le fait que « Monsieur a passé la nuit » (Vladimir) « Dans un fossé » (Estragon), nous laisse à penser qu’il s’agit bien de vagabonds, à qui l’on mène la vie dure (« Et on ne t’a pas battu ? –Si… pas trop » etc.). Enfin, « On portait beau alors », « vers 1900 » laisse à supposer que ces deux êtres ont été ruinés ou ont connu une vie misérable après avoir connu l’opulence. Un peu comme ces gens ruinés, victimes d’une crise financière. La grande crise américaine de 1929.
Les deux semblent bien se connaître : Déjà, ils se reconnaissent (« -Alors te revoilà, toi », « Je suis content de te revoir ». Vladimir appelle Estragon familièrement « Gogo ». Ils se tutoient. Vladimir évoque son rôle dans l’existence d’Estragon : « Quand j’y pense… depuis le temps, je me demande…ce que tu serais devenu… sans moi ». Il évoque leurs habitudes : « Depuis le temps que je te dis qu’il faut les enlever tous les jours ». Tu attends toujours le dernier moment ». Ils ont donc des souvenirs en commun : anciens (« 1900 »), plus récents (« Estragon battu » mais aussi ce qu’ils auraient pu faire sur la Tour Eiffel, et qui semble annoncer un suicide (« La main dans la main on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers») et même ce qu’ils ont pu imaginer (« Nous nagerons. Nous serons heureux ». Toutefois, on note que Vladimir semble plus sûr de lui que son homologue (« Je ne sais pas », « Sais pas si elle était sans ou avec »). En tout cas ils semblent liés par une relation forte.
Il leur arrive pourtant d’être en désaccord, comme un vieux couple de supposés amis. Par exemple, quand Vladimir veut embrasser Estragon pour fêter leurs retrouvailles, ce dernier répond « Tout à l’heure » deux fois, avec « irritation ». Donc il refuse temporairement. Quand Vladimir veut raconter l’histoire des larrons, Estragon répond Non. Et il menace de partir (« Je m’en vais ») quand Vladimir parle de l’enfer. Il n’écoute pas Vladimir qui s’interroge toujours sur l’histoire des larrons etc. Bref on sent quand même des motifs de tension, de désaccord. Preuves qu’ils n’ont pas le même caractère.

II) Des ressemblances certes mais aussi des différences pertinentes.

A) Ce qui les rapproche :


Les deux cherchent quelque chose : En apparence d’insignifiant. L’un dans sa chaussure (didascalie : Estragon : « ne trouve rien, passe sa main à nouveau dans sa chaussure, les yeux vagues ») ? Dans le dialogue qui suit : Rien », « Il n’y a rien à voir » ? La recherche d’Estragon reste ainsi infructueuse. On suppose qu’il a cru qu’une pierre justifierait son mal aux pieds. Inversement Vladimir se met à chercher dans son chapeau, avec une certaine insistance, ce qui est moins justifié car il n’avait pas mal à la tête. Didascalie : « Il ôte à nouveau son chapeau, regarde dedans, le remet » avec accumulation ternaire de verbes d’action. Vladimir s’en étonne (de ne rien trouver), semble-t-il « Ca alors l », comme s’il était évident qu’il aurait dû y avoir quelque chose. Renouvelant l’opération (cf. didascalie : « Il enlève encore une fois son chapeau, regarde dedans, y passe la main, le secoue, tape dessus, souffle dedans, le remet »…), il finit à trouver ça « inquiétant ». C’est donc que ce détail, l’objet de la chaussure ou du chapeau, est plus profond qu’il n’y paraît. En tout cas, ça leur fait passer le temps.
Les deux souffrent. Le motif de la souffrance donne pertinemment une belle structure en chiasme autour d’une réplique pivot de Vladimir : « – Vladimir : Tu as mal ? – Estragon – Mal, il me demande si j’ai mal ! » (qui signifierait que oui). Et inversement : « Estragon : Tu as eu mal ? Vladimir : Mal ! Il me demande si j’ai eu mal ! »). La structure de la phrase est la même mais celui qui questionne et celui qui répond sont placés en sens inverse. Seule différence, on est passés du présent de l’indicatif au passé composé. La réplique centrale de Vladimir contient le verbe souffrir et se plaint qu’Estragon se croie le seul à souffrir : Vladimir – « Il n’y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte pas. Je voudrais te voir à ma place. Tu m’en dirais des nouvelles. » Donc les deux souffrent mais cela se voit davantage chez Estragon qui localise l’objet de sa souffrance du côté de ses pieds alors que Vladimir le suppose dans le chapeau… Par ailleurs, un peu plus loin, on comprend que le rire le fait souffrir (« en portant la main à son pubis : Vladimir : On n’ose plus rire. ». Bref le thème est essentiel pour les rapprocher.
Les deux ont des choses à se reprocher, des petits défauts, des petites manies, preuve qu’ils se connaissent bien. Estragon, par exemple, fait remarquer à Vladimir qu’il n’a pas boutonné sa braguette : « Estragon : (pointant l’index) – Ce n’est pas une raison pour ne pas te boutonner. ». Puis le critique ouvertement : « Qu’est-ce que tu veux que je te dise, tu attends toujours le dernier moment ». Mais Vladimir, qui a déjà reproché à Estragon son égoïsme en matière de souffrance, ne demeure pas en reste avec une réplique cinglante qui devient une vérité générale : « Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable. ». Vladimir veut dire que l’homme en général, et Estragon en particulier, ne désigne jamais le bon coupable de ses maux, ici en l’occurrence son corps plutôt que l’objet qui le protège. En tout cas l’extrapolation d’Estragon vers l’homme tout entier montre que Beckett nous invite sur la voie de l’allégorie symbolique.

B) Ce qui les distingue :


– Il est assez net qu’Estragon est uniquement préoccupé du corps et des choses matérielles alors que Vladimir a plutôt à voir avec l’esprit. Cela explique le distinguo très net entre la chaussure et le chapeau. Et une remarque comme « Je voudrais te voir à ma place », à propos de la souffrance qui deviendrait alors morale, mentale ou spirituelle. Cela explique aussi pourquoi Vladimir semble distrait « dans les petites choses » ou pourquoi il semble essentiellement préoccupé des choses de l’esprit : la mort (« Le dernier moment… (Il médite). C’est long mais ce sera bon »). Alors qu’Estragon se bat avec sa chaussure, au point de s’acharner dessus, de se retrouver « à bout de forces », de renoncer avant de reprendre etc., Vladimir prétend, de son côté, reprendre le combat (« Il se recueille en pensant au combat »). D’ailleurs Estragon est assis, donc le corps au plus près de la terre, alors que Vladimir est debout, plus près du ciel. L’un a donc à voir avec la vie matérielle, l’autre avec la vie spirituelle (réflexion, souvenirs, interrogations diverses sur la vie éternelle…). En fait on a d’un côté la pensée (l’esprit), de l’autre l’action (le corps).
– Alors que Vladimir  essaie en permanence de relancer la discussion (« Si on se repentait ?»), sans doute pour donner du sens à la vie et au temps qui passe, Estragon refuse de l’écouter (« Je n’écoute pas ») ou alors en se faisant tirer l’oreille (« Voyons Gogo, il faut me renvoyer la balle de temps en temps. – Estragon : « J’écoute »). On a l’impression que chacun a un rôle bien défini : l’un d’amorcer des sujets possibles de conversation, pour tuer le temps, l’autre de lui répondre. Au demeurant Estragon a du mal à suivre le raisonnement de Vladimir, preuve que les choses de l’esprit lui sont étrangères : « Je ne comprends rien. Engueulé qui ? »). Inversement, Estragon réclame à plusieurs reprises de l’aide mais celle-ci ne vient jamais (« Tu ne veux pas m’aider », « Aide-moi !). Chacun s’occupe de ses affaires. Enfin, Estragon menace de partir : « Je m’en vais » quand Vladimir parle de l’enfer, ce qui peut signifier que les raisonnements de Vladimir sont trop subtils et vont trop loin pour lui. Et puis l’enfer est déjà sur terre, à moins qu’il ne s’agisse du purgatoire.
Surtout, les deux comparses ont du mal à se comprendre, d’autant que Beckett joue à fond la carte de l’ambiguïté à même de susciter des quiproquos. C’est assez évident au début. « Quand Estragon répond « Tu crois ?», on ne peut savoir à quelle remarque de Vladimir il fait allusion (à « Rien à faire », à « Alors te revoilà, toi ? »). Quand il répond « Moi aussi », il peut répondre à une « Je suis content de te revoir », à « Je te croyais parti pour toujours » ou à « Tu crois » qui renvoie à « Rien à faire (qu’Estragon prend au sens matériel, sa chaussure alors que Vladimir prend au sens spirituel évoquant d’ailleurs une « pensée », comme chez Pascal). On comprend ainsi que la véritable préoccupation de Beckett est le langage et ses malentendus. Plus loin quand Vladimir parle du « petit tas d’ossements », Estragon répond « Et après » qui peut signifier « Qu’est-ce que ça peut faire ? » mais aussi « après la mort qu’est ce qu’il y a ? ». Le « dernier moment » n’a pas le même sens pour les deux vagabonds, l’un le prenant au sens corporel, l’autre comme une méditation sur la mort… Donc les deux ne veulent pas dire la même chose. Le distinguo corps/esprit se ressent au niveau du langage.

III) Une entrée en matière plus complexe qu’il n’y paraît.

A) Épisode des deux larrons


Pourquoi traiter ce thème à ce moment-là : Sans doute pour insinuer que ces deux vagabonds pourraient être ceux de la « Bible », évoquée. Cela serait confirmé par le titre du livre : En attendant Godot (Dieu). Vladimir lance ce thème après l’épisode du chapeau : « Un des larrons fut sauvé… C’est un pourcentage honnête ». Ce sujet fait partie des nombreuses questions qu’il se pose et qui relèvent souvent de la métaphysique. Vladimir, qui semble à la fois plus cultivé et plus impliqué par la vie spirituelle, se croit obligé d’en raconter l’épisode : « C’étaient deux voleurs, crucifiés en même temps que le sauveur… On dit que l’un fut sauvé et l’autre… damné ». L’extrait se termine d’ailleurs sur le mot « sauvé » au singulier en antithèse avec le mot « damnés » au pluriel.
Du coup, ce début de pièce parle de religion, de christianisme, de vie éternelle : Évidemment Beckett nous entraîne sur le terrain de la religion. Non sans humour ou ironie, il insiste sur les contradictions des récits des quatre évangélistes : « Comment se fait-il que des quatre évangélistes un seul présente les faits de cette façon ? Ils étaient cependant là tous les quatre – enfin pas loin. ». Beckett en profite pour faire part de son scepticisme par rapport au texte sacré. Il est amusant aussi de constater comment Vladimir relate de façon triviale cet épisode sacré : « … et le troisième dit qu’ils l’ont engueulé tous les deux ».
Et de problème de salut, pour l’un d’eux qui plus est. En fait, ce qui préoccupe Vladimir, c’est de savoir lequel des deux pourrait être sauvé. Et comme les deux vagabonds incarnent le corps et l’esprit, il est plus impliqué que son comparse puisque c’est souvent l’esprit qui est donné comme survivant au corps. Ce qui l’inquiète ce sont les contradictions qui tendraient à montrer que les deux ont été damnés (« Ils ont dû être damnés tous les deux ». Auquel cas à quoi sert de vivre ?


B) Thèmes métaphysiques très nets :


La mort : On le voit, vers la fin de l’extrait, Vladimir est préoccupé par le problème de la mort (« Mais non voyons ! De la mort »). Cela reprend le passage le plus long avec didascalies où Vladimir médite sur « Le dernier moment ». Il n’utilise que quelques mots et des phrases assez hachées mais on comprend qu’il développe sur le thème de la mort : « Des fois je me dis que ça vient quand même… Alors je me sens tout drôle. Comment dire ? Soulagé et en même temps épouvanté… E-POU-VAN-TE ». On peut alors se demander, puisqu’en disant ces mots, Vladimir fouille dans son chapeau, s’il n’y cherche pas une solution, une réponse, à la question qui se pose : Bref une « pensée » – ce qui renvoie aux Pensées de Pascal, qui soulèvent justement la question de l’existence de l’homme avec ou sans Dieu. Le problème soulevé par Beckett est d’ordre tragique : D’où la réponse d’Estragon à la question du repentir (« -Si on se repentait ?… D’être né ? »). Ce qui fait rire Vladimir et correspond bien à la définition de la pièce par Jean Anouilh : « Le sketch des pensées de Pascal traité par les Fratellini ».
Le divertissement ou comment remplir l’existence en attendant Godot ?
Vladimir le dit quand il lance l’histoire des larrons : « Ca passera le temps » puis « il faut me renvoyer la balle de temps en temps ». On comprend que tous ces sujets, futiles ou graves, sont un moyen de gérer l’existence. Et que cette scène de théâtre est une métaphore de l’existence, le côté Jardin étant le lieu d’où l’on vient, le côté Cour celui où l’on va. Et l’aridité du décor, le symbole de l’aridité de la condition humaine où comme le dit la première réplique il n’y a « Rien à faire » même si Vladimir, qui interprète cette phrase à sa façon ajoute, se parlant à lui-même: « Tu n’as pas tout essayé. ». On est dans une sorte de purgatoire. Lieu de transition, comme la route et le soir.
Enfin, si Vladimir rationnalise, se préoccupe de questions métaphysiques, émet en permanence des pensées, Estragon est plus attiré par la présence des choses ; D’où sa réplique sur les jolies couleurs des cartes de la Terre sainte, et les rêves qu’elles lui inspirent. Preuve qu’il n’a pas dû bouger beaucoup durant sa vie, à part pour se retrouver à « La Roquette » (qui semble être une prison), après un passage par « l’école sans Dieu » (l’école laïque). Toujours est-il que son lyrisme inattendu (« J’avais soif rien qu’en la regardant »), ses rêves de « lune de miel », le font passer aux yeux de Vladimir pour un « poète ». Beckett fait dire à Estragon : « Je l’ai été » mais la didascalie à propos des « haillons » et la fin de la réplique « Ca ne se voit pas ? » ironise sur les conditions de vie des poètes, bohémiens et fauchés, puisque la poésie ne se vend pas. Donc Vladimir serait l’intellectuel, préoccupé par l’autre vie, Estragon plutôt le poète, plus intuitif, peut-être aussi plus épicurien, tourné vers cette vie-ci.

Conclusion : vérification réponse à la problématique.
Votre opinion sur ce début. Insistance sur la profondeur dissimulée du propos. Et remise dans le contexte des interrogations sur la condition humaine au XXème siècle.