Le DON JUAN de BRECHT d’après Molière

Acte 1 Scène 5 : Bertold Brecht a voulu placer la pièce de Molière sous un éclairage historique (les rapports de condition sociale, les « classes » en termes marxistes)  ont évolué (par exemple : la noblesse a besoin non seulement de la bourgeoise (M. Dimanche) mais du petit peuple (ici les rameurs). Il utilise aussi le comique afin de creuser le recul critique que le spectateur est censé avoir par rapport au personnage fascinant qu’est Don Juan.
Ayant ramené la pièce à 4 actes, Brecht a rajouté ou déplacé certaines scènes. Ainsi sommes-nous à la scène 5 de l’acte 1 (qui en comporte 6).
Cette scène prend fait surtout intervenir Sganarelle et les pêcheurs qu’il cherche à soudoyer, don Juan n’intervenant qu’en début et fin de scène (en fait, il ne se salit pas les mains, il laisse faire son valet et d’ailleurs pour lui un noble ne fréquente pas la canaille). Qu’apporte-t-elle de nouveau sur la situation ou les personnages ? Qu’a voulu faire Brecht ?

A) Vision des deux protagonistes

A) D’abord comment apparaît le grand seigneur libertin ? Don Juan :
On notera que Don Juan se contente de donner des ordres, dès la Réplique J1, en usant d’ailleurs d’un terme familier qui déroge à sa condition de noble bien éduqué : « Donne à ces types » (type de phrase injonctif P. 28). Il emploie le terme « enseignement » de manière ironique puisqu’il s’agit d’apprendre à tuer.
Il accepte le conseil de Sganarelle qui lui répond sur le même ton (« L’argent… professeur » ) et obtempère immédiatement J2 : didascalie) ce qui prouve sa bonne connaissance du caractère intéressé de l’être humain. En revanche : »Cela doit suffire » prouve qu’il manque de discernement par rapport à ceux qu’il considère comme inférieurs et méprisables (mais qui vont s’avérer plus malins).

Vers la fin, il s’impatiente car la « négociation » n’en finit plus : C’est bientôt fini ? (J.3 + didascalie « crie »)
Il donne un deuxième ordre, définitif, celui-là (« hausse le salaire », prouvant qu’il est prêt à tout pour satisfaire son appétit de conquête, ici entreprise selon des règles ignobles puisqu’il appelle au meurtre. J4)

Enfin s’emporte quand il aperçoit son père (scène avancée de l’acte 4 à l’acte 1 mais considérablement raccourcie, sans doute pour ne pas trop mettre en valeur une noblesse authentique et qui continue de respecter les règles de sa caste.)
Bref un Don Juan peu reluisant, tout juste bon à demander à son valet d’entreprendre, pour son bon plaisir, des actions iniques. Son impatience le rend peu sympathique et prouve son égoïsme, sa convoitise jamais rassasiée.

B) Ensuite : que penser du rôle joué ici par Sganarelle ?

– C’est lui le personnage principal de la scène (cf : nombre de répliques). C’est lui qui conduit la négociation (forme encadrée) qui occupe la majeure partie de la scène. C’est d’ailleurs lui qui en a suggéré l’enjeu (Sg 1) : L’argent… professeur. Au début,  Il négocie au nom de son maître mais semble particulièrement impliqué (emploi du « nous ») : Brecht parlerait ici de collaboration de classe. C’est lui qui propose la somme initiale, voulant sans doute conserver le reste pour lui (Sg 2 + didascalie)

Dans la partie centrale, c’est lui qui est chargé d’expliquer aux rameurs ce que l’on attend d’eux en trois temps : Des services extraordinaires (Sg 3), explicités par la didascalie et le déictique de Sg 4, avant de conclure par une évidence « nous ne payons pas deux ducats pour ramer ».
C’est lui qui marchande durant tout le reste du dialogue avec les  rameurs : « Trois ducats, il ne saurait en être question »  Sg 7 avec des hauts et des bas : «  Bon je vous accorde (présent performatif)… quatre ducats ». On le sent intéressé, comme les  valets de comédie. D’ailleurs quand il accorde quatre ducats on le dit « grinçant ».

– C’est lui qui se charge de « l’instruction », cf. didascalie SG 8. On trouve des allusions également à la leçon dans les propos d’Angelot : Une leçon d’assommage, répondant à la réflexion brutale de Sg 5 : « il faut que… leçon ». Il semble donc servir aveuglément les mauvais desseins de son maître. Et y prendre même un certain plaisir car cela lui donne de l’importance. Enfin, dans la partie cadre, il informe DJ de l’état des négociations : Sg 9 « de notre côté tout sera parfait ». Il informe aussi Don Juan de l’arrivée du père qui annonce la scène 6.
Bref le Sganarelle de Brecht paraît beaucoup moins critique envers son maître que celui de Molière qui ne cessait de le réprimander. Il s’acquitte de sa tâche sans le moindre scrupule et comptait même semble-t-il y gagner sa part. Pour Brecht les classes asservies collaborent avec la classe dominante, tant que celles-ci sont encore dominantes. Le jour où sur celles–ci sera jeté le discrédit, consécutif à l’essor de l’esprit critique, elles les trahiront. Le but de Brecht avec son théâtre est, entre autres, de faire prendre conscience aux classes asservies de leur aliénation. Il s’agit de démystifier ces classes dominantes. D’où le recours au comique.

II) Comment s’exprime ici le comique ?

A) Il est avant tout lié à la situation :

Sganarelle pensait payer le minimum (Sg 2) pour le service réclamé aux rameurs et il sera obligé de payer le maximum (« six ducats »). Il a donc trouvé plus fort, plus rusé que lui, les rameurs prétextant des scrupules (« la nature trop tendre » dont parle Colin, « ma conscience » pour Angelot 7) pour faire monter les enchères. Tel est pris celui qui croyait prendre. Une affaire qui devait être réglée en deux temps trois mouvements s’éternise ce qui d’ailleurs énerve Don Juan mais aussi Sganarelle (« Va-t-en au diable »).

L’usage des chiffres qui passe graduellement de deux à six ducats provoque aussi un effet comique. On comprend que ces êtres sont plus cupides qu’il n’y paraît (ironie de brecht).

Les trois compères trouvent immédiatement le ton de la complicité, ce qui pourrait supposer qu’ils n’en sont pas à leur première affaire de ce genre (« Colin : Tu ne le ferais même pas pour trois ducats, hein, Angelot ? »). Plus loin « Mais à deux nous n’y arriverons pas », « Six ducats. Reviens tout de suite ».

B) Mais on trouve aussi les autres types de comique :
Comique de geste aussi dans l’utilisation particulière des rames mais aussi dans la fausse sortie d’Angelot.

– Comique de mots bien sûr avec le sens particulier donné au mot « enseignement », « professeur », « leçon »…
Ou quand Sg dit : « nous ne sommes plus amis » ce qui prouve qu’il a du mal à avaler la pilule (la somme « monstrueuse » réclamée.

Comique de caractère car on comprend vite que ce ne sont pas les scrupules qui arrêtent les trois rameurs mais leur cupidité qui les poussent à se faire prier. Angelot n’a rien d’un ange. Côté Don Juan, l’impatience de Don Juan, obligé de différer la réalisation de son désir à cause du contretemps suscité par ces « fâcheux » (titre d’une pièce de Molière).
N’oublions pas que pour Brecht, étaient ridicules les coutumes de l’ancienne noblesse (ne pas se commettre avec les gens du peuple, laisser les initiatives au valet, qui ne se gênait sûrement pas pour l’escroquer). Cette scène répond donc à la volonté de démystifier le grand séducteur et d’en faire un être « assisté », incapable d’obtenir ce qu’il veut autrement que par l’emportement et l’obligation de céder aux exigences des faibles. DJ et Sg se font rouler par plus faibles qu’eux. Or ces faibles deviendront un jour forts… Toujours est-il que la défaite de DJ qui cède aux exigences de trois représentants du peuple est censée le dégrader aux yeux du spectateur.

III) Qu’apporte cette scène de nouveau par rapport à Molière ?

A) L’invention de personnages du peuple :

Evidemment l’apparition de trois personnages : Angelot, Berthelot, Colin. Qui sont-ils, a priori des « pêcheurs », comme le rappelle Angelot (A2), promus au rang de « rameurs » (didascalie p.29). puis d’assommeurs (didascalie Sg 4). Donc virtuellement des assassins.

Brecht a donc renforcé la présence du peuple.  Pour l’instant, il se vend pour de l’argent mais on notera sa subtilité en matière d’affaires (le passage de deux à six ducats, les arguments d’Angélot et de ses comparses, l’art de surenchérir de Berthelot B1, les fausses questions fermées de Colin visant à ajouter un ducat (C3). Sans doute faut-il voir derrière ce marchandage le futur essor de la bourgeoise, pour l’instant cantonnée aux créanciers fortunés. C’est ce même peuple qui prendra plus d’un siècle après le pouvoir, lassé des abus et des privilèges, dont DJ justement donne l’exemple en commanditant l’enlèvement.

Elle montre, au lieu de l’évoquer vaguement, quelle action odieuse suppose l’enlèvement (la violence…). Elle est beaucoup plus visuelle que chez Molière ce que semble confirmer le nombre de didascalies.

B) Raison d’être de cette scène au sein de la vraie pièce de Molière ?

Dans la pièce de Molière, il était question d’enlever une jeune fiancée mais on ne sait rien des conditions de l’enlèvement. Brecht nous en propose une interprétation plausible : de simples « rameurs » pourraient l’aider dans cette entreprise ; En effet, le Don Juan de Molière a essentiellement son valet comme confident et il vaut mieux, pour Brecht, mettre le minimum de monde dans le confidence de ses mauvaises actions (il pourra toujours nier face à des pauvres qu’il ne compte pas revoir). Par ailleurs il est plus logique de demander à des rameurs, habitués à évoluer sur l’eau et sans doute costauds qu’à des valets maladroits sur mer. Brecht évoque toutefois l’acte de violence pouvant, voire devant, entraîner la mort Sg 4 (« geste » d’assommer, le mot « assommer » se retrouve ensuite utilisé par Angelot mais il s’agit sans doute d’un euphémisme pour tuer, A 2,3, 4 et elliptiquement par Colin « tu le ferais » ou Berthelot « pour ça » ou Angelot 7) ce à quoi Angelot réplique « : ils ont l’air d’être sans religion ». Brecht montre ainsi : Que l’aristocrate est prêt à aller jusqu’au pire pour assouvir ses instincts. Il y en effet préméditation. Il semble se désintéresser de la négociation, c’est dire le peu de cas qu’il accorde à la vie humaine au regard de son envie de posséder la jeune fiancée.
Que Sganarelle, compromis et aliéné, est prêt à négocier pour lui jusqu’au bout. Il y a donc une complicité entre le maître et le valet, complicité qui permet pour l’instant au maître de conserver ses privilèges.

Que le petit peuple, appâté par une somme assez forte, peut se laisser lui aussi pour l’instant acheter. Le problème c’est que DJ a besoin du peuple et que ces trois représentants l’ont bien compris (d’où leur chantage). Mais le noble ne montre pas l’exemple et se discrédite aux yeux du peuple qui finira par ne plus le respecter et à remettre en question son autorité.

Conclusion : Une relecture très riche, du DJ de Molière, controversée car portant un regard rétrospectif lié à la conception de l’évolution historique, d’obédience marxiste, de Brecht.  Prouve que le comique n’est pas le fait du seul Sganarelle (et de pierrot) dans la pièce. Montre l’importance croissante des forces qui résistent à la noblesse et une collaboration de classe à laquelle la mort de DJ (symbole de la noblesse) portera un coup décisif.