JE REVIENS


Introd : auteur surréaliste pratiquant l’écriture automatique censée exprimer le fonctionnement réel de la pensée sans souci de logique, de morale ou de critère esthétique.
Trois « Oubliés », dans Signe ascendant, de retour des USA après la guerre 45. Titre de circonstance : « Je reviens », poème en vers blancs et irréguliers, aux phrases non ponctuées, en trois strophes irrégulières, évoquant un retour difficile dans une ville en reconstruction (Paris ?) entre 46 et 48.
Problématique : Quelle signification plausible extraire de ce poème, dans lequel le poète lui-même se sent égaré ?
Plan :


I) Conscience d’un égarement dans un espace urbain


A) Égarement :


– Malgré l’absence de ponctuation, on repère aisément plusieurs interrogations : Dès le premier vers (« où sommes-nous »), vers le milieu de la strophe 2, à un point clé du texte (« Où allions-nous »), « Sommes-nous encore loin… », plutôt vers la fin…, auxquelles on peut ajouter, plus discrètement : « Rue quoi », ou Qu’attendez-vous pour consulter votre plan… ». Ces questions semblent prouver que le Poète, tel qu’il se dédouble en le texte, ne sait pas où il est et rend compte de cet égarement, vécu ou revécu au présent.
– On repère en effet aisément l’usage de la première personne, pas seulement du singulier (« je ne reconnais pas », « Et moi je vous dis », « j’ai oublié »… que du pluriel, omniprésente dans le texte (« Où sommes-nous », « Nous allons depuis un moment », « où allions-nous », « Nous entrons dans un tabac », « Nous rebroussons ». Ces « nous » semblent rythmer les péripéties du texte, de la conscience de l’égarement jusqu’à la décision du « retour » : « nous rebroussons ». Ce « nous » semble impliquer le poète et son chauffeur (dont il est question dans la deuxième strophe : « Mais le chauffeur semble sortir d’un rêve »), et il est interpellé, semble-t-il, Et moi je vous dis… » (Usage du « vous », monosyllabes et ton énervé), ou encore « Doucement doucement voyons » (impératif 1ère pers). Les deux seraient donc égarés, le premier rendant l’autre quelque peu responsable. D’où le ton, donné dès le départ, d’une certaine impatience (« Mais enfin », au v.1).
– Cet égarement semble s’inscrire dans la durée : C’est bien précisé quand le poète remarque que « le soir tombe » (comme s‘ils cherchaient depuis le matin), et précise : « nous allons depuis longtemps à l’aventure », ou se scandalise du tarif atteint (« Et dix-sept cents francs au compteur c’est insensé »). Enfin, ils renoncent à la fin. L’égarement est bien total dans le texte.


B) Dans un milieu urbain


– Bien des détails du texte sont comme des lignes qui prouvent que l’action qui s’y déroule s’effectue dans une ville. Il y est question de « quartier », on fait allusion au moins à deux noms de rue (mises toutes deux en italiques, et le poète semble chercher une « plaque » (« Et moi je vous dis qu’il y avait… » ; on notera également ici les monosyllabes qui évoquent un ton énervé ou impatient). Vers la fin, il est question de « maisons toutes en construction », ce qui est fréquent dans une ville moderne.
– Cette ville est traversée en taxi, d’où l’allusion au « chauffeur », mais aussi à la « vitre » du véhicule motorisé, et bien sûr à la « course » au milieu de la strophe 2, voire au « drapeau » indiquant si le taxi est libre. Il semble que le Poète reproche au chauffeur sa vitesse excessive (« Doucement doucement voyons »).
– Cette ville est difficile à reconnaître, soit parce qu’elle a été bombardée, nous sommes après la guerre, soit parce que le poète n’y est plus revenu depuis plusieurs années, ce qui explique qu’il ne reconnaisse « pas le quartier » (jeu de mort sur « pâle quartier », de lune ?). Le chauffeur ne doit pas bien le connaître non plus puisque le poète se met en colère contre lui : « Qu’attendez-vous pour consulter votre plan nom de Dieu ». Sonorités brutales, usage d’un niveau de langue vulgaire et d’un ordre indirect. Dans ces conditions, on comprend qu’il se sente égaré.


II) Une quête vaine


A) La quête d’un lieu


-Il est évident que le Poète cherche quelque chose : la clé de cette recherche semble se trouver dans l’interrogative : « Madame sommes-nous encore loin de Chorhyménée ». Le mot n’existe pas, c’est un néologisme mais il sonne comme un mot grec, d’autant que l’on y reconnaît aisément le mot « hyménée » qui signifie mariage, peut-être aussi coryphée, le chef des danseurs du chœur antique. L’objet de la quête du poète pourrait donc être un lieu, mais un lieu un peu particulier puisque l’on y célèbrerait le mariage. Peut-être le lieu où se trouve la femme idéale. Où le lieu où l’on pourrait s’unir à elle, la retrouver. Comme dans une quête médiévale. On peut jouer également sur les homophones : lieu où l’union prend corps.
– Mais le poète semble perdu dans le dédale des rues. Une quête est faite d’épreuves ; Deux noms de rues sont cité : l’un que le Poète parvient à déchiffrer difficilement, et qui n’est faite quasiment que de monosyllabes formant une périphrase : « Rue où peut être donné le droit à la bonne chère », ce qui suscite plusieurs interrogations « Pourquoi ce droit ? etc.), d’autant que chère peut être entendu soit « chair » soit mis en rapport à l’adjectif qui désigne l’affection et la courtoise : « ma chère ». Mais « bonne chère » signifie généralement bien manger. Donc un lieu qui permet de bien manger, cad un lieu où l’on vous remet de l’argent pour cela (un éditeur ? Un collectionneur ? Un banquier… ?). En tout cas, ce n’est pas ce que cherche le poète puisqu’il continue sa quête. Notons que la plaque se lit « à gauche » alors que le nom de la deuxième rue se lit « à droite » ; Et elle est l’inverse, le palindrome de la première puisque l’on y retrouve « chères » et « bonnes » (+ le mot rue). En tout cas, on passerait d’une rue qui renvoie au matériel à une rue qui renvoie à du spirituel (âmes ») : un couvent ? Une église ? Il s’agit en effet sûrement d’une périphrase. Après tout, les bonnes âmes, dans la mythologie antique vont vers les Champs Élysées…
– Nous passons en tout cas clairement d’un espace automobile en mouvement et fermé à un espace statique, fermé lui aussi après la deuxième question : « Où allions-nous j’ai oublié » (cf. Titre des 3 poèmes 46-48). Et comme le Poète ne trouve pas ce qu’il cherche dans la ville, il en sort (allusion à la « route ») avant de renoncer (« nous rebroussons ».). Le « pistil » et « les étamines », motifs floraux et sexuels, seraient pourtant synonymes d’espoir et donc de retour (titre : Je reviens), de non renoncement. Ne met-on pas le titre une fois le poème fini, pour en résumer la teneur ? Plus prosaïquement, les pistils et étamines désignent peut-être les tiges de métal qui sortent des parpaings de béton, ou encore certaines cheminées, enfin les lampes à arc pourraient renvoyer aux réverbères ou éclairages extérieurs. Les images favorisent la polysémie.

B) Mais il ne se retrouve manifestement pas dans le bon :


– Vers le milieu du texte, et de la strophe 2, le Poète accède à un autre espace que celui du taxi. On se demande même s‘il y entre en taxi ou à pied. Même si l’on peut jouer sur la polysémie du mot « tabac » (brouillard), et sur des associations d’idées, de mots et d’images, on peut penser que les « épais rideaux de gaze grise » font tout simplement allusion, de façon métaphorique ou poétique à la fumée. Il est question d’ailleurs plus bas de « boîtes de cigares », avec leurs motifs décoratifs particulièrement flamboyants. Allusion aussi à l’origine de ces cigares, les Antilles d’où revient Breton, et où ont sévi justement une révolution, des émeutes, suite à son passage (« échauffourées »). Le poète entrerait donc dans un lieu enfumé. La comparaison avec les « bayahondes », qui sont des arbres exotiques, vient de ce que ces deniers semblent danser et que la fumée fait des volutes.
– Comme manifestement on y boit, on y « verse du sang dans des verres d’éclipse », le sang renvoyant dans la tradition chrétienne au vin, et l’éclipse s’expliquant par le fait que le verre passe de la transparence à l’opacité (oxymoron). Qu’il y est question de « bouteilles » et d’allusion à de « l’eau de vie de Dantzig », on suppose que l’on a affaire à un débit de boisson. Fumée + Boisson font penser à un bar tabac mais plus vraisemblablement à une cave quelque peu mal famée + vétuste : « vermoulu », ce qui expliquerait la présence de « soupiraux » et de probables bouches d’aération (« la merveille au mur est un éventail à soupiraux »). . Car on y joue aussi (« Des joueurs au fond abattent des falaises de vitraux ». L’image s’explique par le fait que les cartes empilées forment métaphoriquement des falaises, et les cartes à jouer étant fabriquées sur le modèle des vitraux médiévaux (+ l’analogie vitraux/carreaux). Ce n’est sans doute dans un tel lieu que se trouve Chrorhyménée…
– D’autant que les femmes n’ont pas l’air non plus idéales : la première est une « femme nue ailée », on se demande si elle n’est pas tout simplement le sphinx qui, lui également, propose des énigmes, ou s’il ne s’agit pas un simple distributeur de boisson un peu kitch, en métal miroitant, style chrome, en forme de créature ailée (vampire, démon femelle etc.) ce qui expliquerait l’allusion au « comptoir » et le fait qu’elle se contente de servir les clients. La deuxième, à moins qu’il ne s’agisse de la même, se moque franchement de la question posée et se mure dans son mutisme (« Mais la belle au buisson ardent se mire dans ses ongles » cad qu’elle ne répond pas. Elle se contente de se regarder (qu’il s’agisse d’une femme réelle ou d’un distributeur mécanique de boisson). L’image semble formée d’une allusion au conte de fée médiéval (« la belle », on attendait au bois dormant) et du « buisson » ardent de Moîse qui désigne ici sans doute sa chevelure, rouquine… En tout cas ce n’est sûrement pas parmi ces femmes qu’il trouvera la clé qui résout, selon les surréalistes, toutes les contradictions : l’amour, la poésie, la liberté. Le point de l’esprit auquel Breton, fait fréquemment allusion. Ces femmes sont enfermées dans ce lieu et ne souhaitent pas communiquer (« se mirent dans ses ongles »).


III) Déchiffrement du poème :


A) Au premier degré :


-On a vu que certaines images pouvaient se déchiffrer assez facilement : celle de la fumée, du sang servi, des joueurs de cartes, peut-être de l’éventail à soupiraux (mêmes si, au sens propre il peut s’agir d’un simple décor annonçant une exhibition de danse espagnole), Chorhyménée… Il s’en faut qu’elles soient aussi simples à décrypter. Dès le vers 2, sous sommes confrontés à l’une d’elles, qui sans doute favorise une interprétation particulière du texte : « Je lustre de deux doigts le poil de la vitre » (allitérations en consonnes dures et liquides comme la vitre lisse). Il s’agit soit de la poussière soit plus vraisemblablement de la buée. Celle-ci empêche le poète de voir clairement de l’autre côté. En faisant briller la vitre (« Je lustre »), le poète crée un lien entre l’intérieur du taxi et l’extérieur de la ville. Il s’ouvre ainsi la possibilité de lire des images (à commencer par celle du « griffon » qui s’esquisse (« passe la tête ») à quoi lui fait penser son griffonnage sur la vitre (« de transparence », par l’intermédiaire du « poil », à moins qu’il ne s’agisse d’une affiche publicitaire collée sur un mur dans la rue. Le texte se termine par « nous rebroussons », ce qui donne l’impression que le poète rêve depuis qu’il a griffonné sur la vitre, dans la poussière ou la buée (avant de renoncer : à rebrousse-poil, mouvement inverse).
– Un passage est particulièrement délicat à déchiffrer, c’est celui des « étiquettes » de bouteille : Le poète aligne trois mots, comme s ‘il n’en lisait que la partie lisible: « Libres Pêcheurs Gondine ». Cela semble en apparence ne vouloir rien dire ; sauf si l’on sait que le romantisme allemand a cultivé le personnage d’Ondine (cf. Aloysius Bertrand), sorte de sirènes rhénanes. Et que le rêve de tous les « pêcheurs » serait d’en capturer une. Alors qu’elles entendent demeurer « Libres ». On voit que ce qui semble naître des hasards de l’écriture automatique est porteur de sens et de polysémie, ce qui explique que le Poète ait conservé ce poème, dont il a pu constater dans le passé qu’il pouvait être prophétique : sa rencontre, de l’Amour fou avec une nageuse après avoir entendu et écrit quelques années plus tôt : Ici l’on dîne… Breton nomme ces coïncidences « le hasard objectif. En l’occurrence, ce sont des signes disposés sur sa route, durant sa quête, mais qu’il ne parvient pas à déchiffrer. Cela justifierait le mutisme de la belle au « buisson ardent ».
– La plupart des images jouent en tout cas sur des contradictions entre la transparence et l’opacité : Le griffon de transparence, le poil de la vitre, les épais rideaux de gaze grise, les verres d’éclipses, les falaises de vitraux, l’éventail à soupiraux ? On a du mal à comprendre « Evita de Martines » sauf que cela contredit, par son caractère sud américain, l’allusion à l’eau de vie allemande ou polonaise (« Dantzig »). C’est bien que pour les surréalistes, derrière la réalité se cache un ailleurs plus beau. En ce sens, les ils s’inspirent de Rimbaud et de sa prétention à se faire voyant, et de Lautréamont (association d’idées sidérantes par ex : table de dissection, machine à coudre, parapluie. Voir la peinture de Magritte, Max Ernst, Dali etc.). L’opaque devenir transparent le poème commence aussi par « transparence » « A travers »… La Poésie peut nous y aider.


B) Au second degré :


– Le Poème devient simple à interpréter si l’on part de l’idée que le client du taxi, c’est le poète lui-même, pris dans l’aventure de l’écriture automatique, qui devient une quête d’images, empruntées à son inconscient, avec un but qui se révèlera au fil de sa pérégrination scripturale (« Chrorhyménée »). On voit très nettement comment se mettent en place les associations d’idées : poil renvoie à griffon, vitre et à travers à compteur, plan puis chauffeur etc. Le Poète chercherait alors le point idéal où toutes les contradictions cesseraient d’être perçues comme telles. D’où ce souci permanent d’associer transparence et opacité (Un griffon de transparence, épais et gaze, verres d’éclipse). Et surtout des termes contradictoires associés dans le même vers (« Le soir tombe il est clair… », qui crée évidemment un effet de surprise. La poésie nous aide à identifier ce point qui échappe à la raison. cf. Nadja). L’écriture automatique révèle de superbes images mais relève aussi parfois d’un prosaïsme primaire : « Eh bien ». Elle n’est pas toujours tendue vers la recherche d’effets réussis. Elle ne triche pas et accepte les contrastes et éventuelles faiblesses. Elle peut ainsi rejoindre le langage parlé. L’inconscient ne choisit pas son niveau de langue. Elle sera ainsi plus proche des gens.
– Que le chauffeur, c’est le stylo ou la plume, qui va trop vite pour lui et ne lui laisse pas le temps de déchiffrer les images qui viennent spontanément sous sa plume, sous la dictée directe de son inconscient : « Doucement doucement voyons », et toutes les marques d’impatience ou d’indignation (« c’est insensé »). Et que tout cela peut se lire comme le récit d’un rêve éveillé : ce qui explique que le « chauffeur semble sortir d’un rêve ». On peut comprendre qu’il ne s’intéresse pas à la quête de son client (« Cela ne lui fait ni chaud ni froid ») mais aussi qu’il apparaît à point nommé pour justifier, par association d’idées le compteur, les noms de rue, le plan etc. venu sous la plume en prise automatique avec l’inconscient du poète. Le « nous » initial désignerait alors, le poète et sa plume. Quand il démarre, il ne sait pas où son écriture va le « conduire ». D’où la question qui sert d’embrayeur.
– Que la vitre c’est, bien sûr, la page blanche sur laquelle il griffonne, oublie, (« où allions nous j’ai oublié ») et donc efface, avant de renoncer « nous rebroussons ». Ne reste dès lors qu’à recommencer. D’où les images d’espérance de la fin (construction, pistil, étamines, les « maisons » ressemblant à des fleurs qui poussent).


Concl : Réponse à la question posée. Votre intérêt ou goût pour ce style de texte. Allusion au collage ou à la peinture surréaliste.