L’ETRANGER : incipit jusqu’à « n’avoir plus à parler »

CAMUS, auteur XXème siècle, associé à l’absurde et à une littérature d’idées. L’Étranger, 1942, publié en même temps que l’essai Le Mythe de Sisyphe et est donc censé illustrer le concept d’absurde qui préoccupe Camus à cette époque. La composition du livre en deux parties. Extrait incipit censé nous présenter contexte, situation et personnages, directement ou indirectement. Écriture blanche assez détachée.
Lecture). Reprise de la problématique : Cet incipit nous fournit-il des révélations passionnantes ?
Plan :

I) Une entrée en matière in medias res :

A) Une entrée en matière

Non conventionnelle : on ne nous présente pas de manière omnisciente le lieu l’époque et les personnages de manière présentative et suivie. On sait pourtant que l’action se situe en Algérie  (« Marengo, quatre-vingts kilomètres d’Alger »). D’ailleurs, « Il faisait très chaud ». L’époque n’est pas précisée mais elle doit correspondre au milieu du XXème puisqu’il y est question d’un « autobus », de « restaurant » populaire et même de « télégramme ». Camus situe l’action à son époque.
Le personnage n’est pas décrit mais on peut deviner son âge très approximativement. Vu qu’il vient de perdre sa mère,  que celle-ci avait été mise à « l’asile de vieillards », à une époque où la mortalité générale était plus avancée qu’aujourd’hui, c’est un adulte qui doit avoir entre 30 et 40 ans. Il se fatigue vite quand il court ou quand il monte à l’étage. La mère et le fils ne vivaient donc pas ensemble, et étaient assez éloignés dans l’espace pour l’époque, car les voitures étaient plus rares.
Enfin, on a affaire à un milieu social plutôt modeste : on devine son statut social, assez médiocre puisqu’il s’agit d’un employé qui doit presque se justifier d’avoir à demander « deux jours de congés à son) patron » pour cause d’enterrement maternel. En revanche, on n’est pas informé sur les raisons qui poussent le personnage à raconter son histoire et donc à s’improviser narrateur. On ne sait pas d’où il parle ni à qui.

B) In medias res (au cœur de la chose) :

L’incipit démarre avec l’annonce du décès maternel, précisé en quatre mots, plutôt affectueux au demeurant (allitérations en m sur « maman est morte »). L’hésitation porte sur la date (« aujourd’hui, hier » répété deux fois, seul l’adverbe « demain » semble préciser une certitude par rapport au présent d’actualité). On ne sait ni pourquoi ni à qui est destinée cette révélation douloureuse, et unique en une existence (Céleste : « On n’a qu’une mère ». discours dans le discours).
Cette annonce est consécutive à la réception d’un télégramme annonçant, en style télégraphique, le décès de la mère. Le télégramme a été forcément reçu avant. Il y a donc léger flash-back. La particularité d’un télégramme, c’est qu’elle ne suppose pas un rapport humain direct. C’est plutôt froid et mécanique. Cela peut expliquer que Meursault en réagisse que par : « Cela ne veut rien dire ». A savoir qu’il ne sait pas exactement quel jour sa mère est morte.

Cette annonce suppose des perturbations inhabituelles et auxquelles manifestement le narrateur n’est pas préparé. Dans son travail, il lui faut demander « deux jours de congé », il lui faut emprunter des vêtements de deuil (« il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard »), il lui faut envisager une excursion (« Je prendrai l’autobus… » puis : « J’ai pris l’autobus »), l’ambiance n’est pas la même au restaurant quotidien (« Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi ».). Et le narrateur se dit « étourdi » par l’effort et la précipitation (« la hâte »). Le sommeil dans le bus semble dès lors une échappatoire. Mais on eût pu attendre une méditation sur sa mère.

II) Ce que l’on apprend sur les personnages

A) Sur le protagoniste

Le protagoniste est peu expansif : D’abord, on ne signale aucune réaction de tristesse ou d’émotion à l’annonce du décès. Il faut dire que la façon dont est rédigé le télégramme le surprend et détourne son attention. Il s’en explique un peu plus loin : « Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. » Il attend sans doute de voir le corps pour réaliser et faire son deuil. Mais on comprend que cette absence de réaction puisse a priori choquer, surtout au vu de la phrase de consolation de Céleste et de la peine des autres clients. Il parle d’ « affaire classée,… d’une allure plus officielle ». Tout cela semble dépourvu de sentiments.
Il semble peu communicatif : pas à l’aise dans les relations professionnelles ou sociales : Vers la fin, il ne cherche pas à engager la conversation avec le soldat (« J’ai dit oui pour n’avoir plus à parler »). Il ne trouve rien de plus à dire que « Ce n’est pas de ma faute », quand il constate que son patron n’a pas « l’air content ». Du coup, il semble peu loquace. Il a un problème de communication. Mais pas de réflexion.
– Son corps semble primer sur son esprit : Il est très sensible à la chaleur et aux efforts qu’il faut faire quand elle est extrême. D’où l’importance de l’heure de l’autobus (« à deux heures », « Il faisait très chaud »). Il en vient vite à s’assoupir (montée chez Emmanuel, hâte, course, + le groupe ternaire croissant « cahots, odeur d’essence, réverbération de la route et du ciel ») puis à dormir « pendant presque tout le trajet », comme si on lui avait demandé trop d’efforts eu égard à ceux qu’il se sent corporellement capable de fournir. On verra tous ces détails, notamment l’heure, auront leur importance dans la suite des événements. Le protagoniste ne semble pas en tout cas désireux d’exprimer ses émotions.

B) Sur son rapport aux autres :

Pas solitaire pourtant : La solidarité qui s’instaure autour de lui, « Emmanuel » qu’il appelle par son prénom et qui lui prête des vêtements de deuil, les clients qui « avaient tous beaucoup de peine pour (lui) », qui l’accompagnent tous jusqu’à la porte, la phrase de consolation de Céleste, dont il parle aussi en le désignant par son prénom aussi, prouve qu’il n’est pourtant pas un solitaire. Il a des amis, semble-t-il du moins.
L’attitude du militaire à son égard : prouve qu’il attire la sympathie. Celui-ci lui « sourit », lui pose une question courtoise (« si je venais de loin » au style indirect), certainement pour engager la conversation. Il ne le ferait pas si le protagoniste avait l’air hostile, ou agressif etc. Donc il semble avoir un physique avenant et qui ne décourage pas les bonnes volontés.
Certes les rapports semblent moins bons avec le patron mais ils sont liés aux circonstances et à des considérations professionnelles. Ce patron n’a pas l’air commode puisqu’il ne fait même pas, pour l’instant,  ses « condoléances » au protagoniste. Le héros suppose que ce n’est que partie remise et anticipe au futur (« il le fera sans doute après-demain quand il me verra en deuil »). Le protagoniste l’excuse presque. Après tout le patron fait comme lui : il attend de voir pour réaliser. Il s’en culpabilise quelque peu (« je n’aurai pas dû dire cela »). Ce n’est pas faute d’être intelligent. Mais il réfléchit après coup : « En somme je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances ». On apprendra plus tard que le patron n’était pas content parce que le week-end approchant, cela ferait à son employé quatre jours de congés. Mais il estime celui-ci puisqu’il lui proposera de l’avancement. Son rapport aux autres est donc globalement positif.

III) Une étrange façon de raconter :

A) Une écriture blanche (Roland Barthes) :

– Le style peu flamboyant (plutôt neutre). Le moins que l’on puisse dire, c’est que Camus ne cherche pas les effets stylistiques (citez quelques phrases : « Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. »). Les phrases sont souvent très courtes. Comme si le narrateur écrivait ou parlait à l’économie. La chaleur pourrait expliquer cette tendance. Mais aussi l’impression que l’auteur a voulu coller à la personnalité de son protagoniste, un homme ordinaire, médiocre, sans histoire. Le style est en rapport avec sa vie morne et routinière « au restaurant… comme d’habitude ».
On pense à une sorte de journal intime,  dont on ne sait encore s’il est fait au jour le jour, ce qui expliquerait la présence de verbes au futur (« Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée… »). Et un certain relâchement stylistique. Un journal n’est pas forcément destiné à se voir publié. On s’y confie sans apprêt, mais de manière naturelle. Le narrateur use surtout du présent, soit du passé composé (même pas du passé simple qui fait plus écrit), temps de la parole. On peut tout aussi bien penser à la restitution d’une rétrospection orale.
Camus mêle à cette pauvreté stylistique voulue le style officiel du télégramme : Celui-ci contient six mots exactement, par mesure d’économie. Il va à l’essentiel sans s’embarrasser de précisions (la date légale du décès). Le style télégraphique déshumanise le contenu car il est protocolaire et administratif : on dit « décédée » et non « morte », « mère » et non « votre maman ». Et une formule de politesse d’ordre général « Sentiments distingués ». Même si son personnage pense à l’imprécision sur la date quand il réagit en disant : « Cela ne veut rien dire », on peut comprendre qu’il a du mal à réaliser ce qu’il contient, et, au-delà de ça, que la mort ne veut rien dire pour un être « étranger » au monde, et aux autres, comme lui.

B) Ce qu’il faut comprendre des intentions de l’auteur :

L’absurde : Quand Camus écrit L’étranger, il est encore dans sa période philosophique dite « absurde » entérinée par son essai Le mythe de Sisyphe. La seconde sera La révolte (avec l’essai L’homme révolté et le roman La Peste). En fait, une fois le constat de l’absurdité de l’existence fait, il cherche des solutions dans une sorte d’acceptation de la vie telle qu’elle est, avec les plaisirs qu’elle nous offre (pour le protagoniste : café au lait, cigarettes, sa petite amie, bains de mer, efforts physiques soudains et consentis, nourriture… Il faut imaginer Sisyphe heureux). On trouve dès le début de ce livre, avec l’allusion à la mort qui vient troubler le cours de la vie, une allusion à cette absurdité d’une existence qui n’a pas de sens assuré, et qui s’achèvera forcément sans échappatoire.
Rien pour donner du sens à son existence. Si on lit bien le passage, on constatera qu’il n’est nulle part question de famille, le narrateur n’est pas marié, n’a pas d’enfants et ne semble avoir ni frères ni sœurs, ni père parti plus tôt, ni parents proches. Sinon, il nous le préciserait dans la perspective de l’enterrement. De même, il ne fait aucune allusion à la religion qui constituerait une façon de régler le problème du sens de la vie et une consolation. Il ne semble pas outre mesure passionné par son travail dont il ne nous dit quasiment rien. On comprend mieux l’intention de Camus, et le titre du livre. L’être qu’il a choisi est sans qualités. Rien ne le rattache à l’existence, qui motive les autres (religion, travail, famille…). Le but du livre pourrait être de lui en trouver un, justement.

On notera la propension du « héros » ou antihéros à se culpabiliser : Il parle d’ « une excuse pareille » à propos de la mort de sa mère, face au patron. Il semble aussi s’excuser d’avoir dormi (« c’est à cause de tout cela sans doute… »). Ne lui reste plus qu’à devenir aux yeux de la société un vrai coupable pour que cette tendance finisse par devenir concrète et se justifier. C’est tout le thème du livre. La culpabilité de Meursault. Le récit sert sans doute à montrer son point de vue subjectif sur sa supposée culpabilité. Afin que nous puissions mieux, nous lecteurs, le comprendre. Il faut savoir que tout ce que nous lisons dans cet incipit sera retenu contre lui par la justice… Le récit pourrait être fait donc en prison, pour passer le temps, pas forcément écrit mais remémoré. Le mystère demeure entier en tout cas du procédé romanesque utilisé ici par Camus. Qui parle et d’où ?

Conclusion : bilan, réponse à la problématique, ouverture vers le livre en général par ex ou la question de l’absurde.