L’ETRANGER EXTRAIT N°3 : DEBUT PARTIE II :


MEURSAULT COUPABLE : de « Tout de suite après » à « justice ».


Rappel : CAMUS, auteur XXème siècle de l’absurde. L’Étranger, 1942. publié en même temps que l’essai Le Mythe de Sisyphe. La composition du livre en deux parties. Ce qu’il s’est passé à la fin de la partie I (le meurtre sur la plage). L’ellipse narrative. Les premiers pas dans la vie de coupable.
(Lecture). Reprise de la problématique
Plan.

I) Découverte nouvelle vie /milieu


A) Le milieu judiciaire

Les interrogatoires initiaux, associés au connecteur temporel « Tout de suite après », qui se déroulent au commissariat, sont relatés de manière sommaire (résumés). Passage le plus court donc. On suppose donc qu’il s’agissait de policiers. Ils n’ont pas dû marquer Meursault car il ne précise pas l’identité de ses interlocuteurs. On sait seulement qu’il s’agissait « d’interrogatoires d’identité » et qu’il y en a eu « plusieurs ». L’allusion finale, avant le juge, à une affaire « qui semblait n’intéresser personne. » laisse à supposer que les règlements de compte entre européens et autochtones devaient êtres fréquents et donc considérés comme banals. Cela sous-entend qu’elle va finir par intéresser. Pourquoi ? Parce que c’est moins le fait qui intéresse ses juges puis l’opinion manipulée, que sa personnalité. D’ailleurs on verra par la suite qu’on lui reproche son « insensibilité ».
Le juge, avec qui la conversation est davantage relatée parce que Meursault y a dit des choses essentielles (mon affaire très simple, la question sur l’obligation d’avoir un avocat, la commodité de la justice), associé au connecteur temporel « Huit jours plus tard ». On comprend que Meursault découvre un univers qu’il ne connaissait pas et qu’il se retrouve dans le rôle du naïf, du candide. On ne sait pas trop ce qu’il s’est dit mais l’impression générale, de la part de Meursault, est plutôt positive puisqu’il trouve le juge « « très raisonnable, et, somme toute, sympathique. ». On voit que Meursault ne sait pas ce qui l’attend. La différence entre les deux mentalités de chacun des deux hommes est bien indiquée au début du 2ème# : « Au début, je ne l’ai pas pris au sérieux. ». Manifestement, M. est entré dans un univers tellement différent du sien qu’il a dû mal à croire en sa réalité.
Enfin, l’avocat : associé au connecteur temporel « Le lendemain », passage beaucoup plus long car il a avec lui un échange beaucoup plus important de propos, relatés au style direct : « cela pouvait me jouer un sale tour », ou indirect : « Il m’a demandé si j’avais eu de la peine ce jour-là » et même au discours narrativisé : « je l’ai remercié ». C’est un peu normal que l’avocat occupe plus de place puisqu’avec lui on entre comme il le dit « dans le vif du sujet ». On notera que, bizarrement, et là encore on voit bien que M. découvre cet univers, on l’interroge moins sur l’affaire du meurtre  (« Je lui ai fait remarquer que cette histoire n’avait pas de rapport avec mon affaire ») que sur ses rapports avec sa mère, sur laquelle portent les 4 et 5ème #, pourtant assez longs. Ces passages sont d’ailleurs essentiellement dialogués, directement ou indirectement. L’avocat, qui semble au départ optimiste (« il ne doutait pas du succès »), repart pourtant « fâché ».
Tout cela se fait dans l’ordre selon une gradation temporelle (Tout de suite après mon arrestation, huit jours plus tard le lendemain) et une logique implacable puisque nous rentrons de plus en plus dans le milieu de la justice et « dans le vif du sujet »..

B)  Observateur de certains détails


Observateur des choses : Comme Meursault semble être quelqu’un qui a « perdu l’habitude de (s’) interroger » ainsi qu’il l’avoue lui-même, il a tendance à observer le monde, comme si celui-ci lui suffisait à alimenter sa pensée. Il prend ainsi les choses telles qu’elles sont, sans en tirer ni des motifs de souffrance, ni des signes avant-coureurs de la tragédie qui l’attend et qui attend tout homme. La mort. Aussi le voit-on s’intéresser au décor au sein duquel on l’interroge ; C’est évident chez le juge où il note « les rideaux, la lampe, le fauteuil » et les jeux de contraste entre l’ombre et la lumière. Il est paradoxal de constater que c’est le juge qui est dans l’ombre (aurait-il quelque chose à cacher ?) et M. dans la lumière, artificielle au demeurant, celui qui lui donne une impression d’irréalité. Du coup, il a l’impression d’une caricature puisqu’il semble dire qu’il a lu déjà cela L’attention particulière à certains détails : dans un livre, preuve qu’il a du mal à réaliser que ce qu’il vit est bien réel. Il l’impression d’être dans un monde parodique, qui imite la réalité. Il a eu largement le temps de bien considérer tous ces détails, les interrogatoires s’avérant souvent longs, laborieux, répétitifs.

De même, il note les attitudes des êtres, et s’intéresse à leur physique : pour la même raison : il n’a pas grand-chose d’autre à faire. Ainsi le juge a droit à un portrait fait en focalisation externe : « ainsi j’ai vu un homme aux traits fins, aux yeux bleus enfoncés, grand, avec une moustache grise et d’abondants cheveux blancs ». Un homme intègre, qui a passé sa vie – il est vieux – à juger les gens et qui sans doute s’honore d’une certaine intégrité (ses yeux sont bleus et donc clairs). La taille lui donne de l’autorité. Le portrait est surtout en gros plan puisque M. l’envisage de face. Même tendance au portrait pour l’avocat : « petit et rond, assez jeune, les cheveux soigneusement collés ».  On aura droit également à des allusions à ses vêtements (costume sombre, col cassé, cravate). La jeunesse de ce dernier peut être un signe d’enthousiasme mais aussi d’inexpérience. En revanche, la tenue suppose un certain respect du protocole. En tout cas, Meursault fait attention à tous ces détails visuels qui lui occupent l’esprit plutôt que les sentiments négatifs attendus (remords, angoisse, peur…).

– Au-delà du portrait statique, Meursault note des détails de caractère : il repère tout de même des « tics nerveux », preuve que le juge est : soit surmené soit en proie à des scrupules du fait qu’il doit prendre des décisions cruciales… En tout cas cela atténue quelque peu les propos valorisants (« raisonnable, sympathique »). De même, il insiste sur le fait que l’avocat « a paru très agité ». Ce dernier finira par lui répondre « méchamment » (adverbe de manière). D’autant qu’ « il n’avait pas l’air content. ». On peut en conclure qu’il est gêné par la personnalité de Meursault qui ne comprend pas où l’avocat veut l’entraîner. Au contraire, c’est Meursault qui est gêné pour l’avocat quand il lui pose la question sur son amour de sa mère. Manifestement, pour l’avocat, M n’est pas un client comme les autres, et il sent qu’il va avoir du mal à le défendre s’il persiste sur cette voie de l’insensibilité revendiquée et d’une certaine désinvolture, inconscience et manque de réalisme. M. apparaît ainsi comme un être en décalage avec l’univers auquel il est confronté, « étranger ».
En tout cas, l’affaire paraît moins bien engagée que M. le suppose…


II) Meursault égal à lui-même :


A) L’étranger :

Meursault : étrangement serein : Alors que Meursault vient de commettre un meurtre, il ne semble absolument pas se culpabiliser, exprimer des sentiments, d’angoisse par ex, ou de crainte ni même d’ennui. Il ne semble pas réaliser qu’il a tué un homme et que c’est grave. Au contraire, il déclare, dès le 2ème #, qu’il trouve son « affaire très simple ». En tout cas le récit rétrospectif de son arrestation, qu’il fait au passé composé, ne témoigne d’aucun remords, d’aucune conscience de la gravité des faits. Or, même pour le lecteur, elle n’est pas si simple que cela. Pourquoi a-t-il tiré quatre balles sur un corps inerte ? C’est qu’il oublie que, derrière un fait se cache un homme. L’avocat se charge de le lui rappeler : « Il… m’a expliqué qu’on avait pris des renseignements sur ma vie ». Il lui rappelle comment fonctionne la justice : des « instructeurs » sont envoyés pour enquêter. Dans le texte, il s’agit des indéfinis « on » : « on avait appris », « on avait su », « on avait alors fait une enquête ». La machine judiciaire est d’autant plus redoutable que tout se passe sans que vous (ici M.) ne puissiez intervenir.

Il commet même une maladresse énorme en énonçant une sorte de sentence que nul autre avant lui n’oserait avouer : « Tous les êtres sains avaient plus ou moins souhaité la mort de ceux qu’ils aimaient ». On notera les rimes en é (ou in) intérieures et la périphrase finale. Cette sentence ou vérité générale a l’air de dire : soit que la mort est une délivrance pour ceux qui restent, soit que l’on finit par souhaiter se débarrasser des vieux et des problèmes qu’ils posent. C’est donc fort maladroit, même s‘il n’avoue cette pensée secrète qu’à son avocat, censé le défendre. D’ailleurs celui-ci est obligé d’intervenir : ne surtout pas dire cela lors du procès (« à l’audience »). Le jury risquerait de le juger négativement. Un peu plus loin, il précisera, en utilisant un langage courant : « cela pourrait (vous) jouer un sale tour ». M en rajoute presque à son insu en disant qu’il aurait « préféré que maman ne mourût pas », ce qui donne l’impression que la mort de sa mère ne lui a causé que des ennuis. M. est donc très imprudent de livrer des pensées aussi peu ordinaires, qui s’éloignent des bienséances et des idées ou sentiments communs. La société ne le lui pardonnera pas. En cela, Il n’aide pas l’avocat : alors que son avocat cherche à trouver des arguments pour le défendre, afin de contredire l’accusation (« Ce sera un gros argument pour l’accusation »), au lieu de l’aider comme cela lui a été demandé (« Il voulait que je l’aide »), M. lui complique davantage la tâche en répondant qu’effectivement il a été insensible à la mort de sa mère. En effet, à la perche que lui tend l’avocat pour lui sauver la face (« Il m’a demandé s’il pouvait dire que ce jour-là j’avais dominé mes sentiments naturels ».). M répond catégoriquement : « Non, parce que c’est faux. ». M. n’a pas encore saisi où était son intérêt. C’est irresponsable de sa part mais cela s’explique parce qu’il ne connaît pas, comme on le lui rappelle, le fonctionnement de la justice.

Une intention de geste étrange : Il a cette intention déplacée, malvenue, de vouloir lui serrer la main comme s’ils étaient devenus égaux ou comme s’ils étaient devenus copains (fin 2ème #). Il s’en rend d’ailleurs compte en précisant : « mais je me suis souvenu à temps que j’avais tué un homme ». Il est donc passé du côté des meurtriers, pas des juges. En tout cas, cet élan prouve à quel point il a dû mal à endosser la peau du coupable. Et c’est normal parce que, pour lui, c’est le soleil qui est responsable. Ou la fatalité qu’il représente. La phrase par sa binarité montre bien cet élan, et son annulation immédiate. Ce qu’il oublie c‘est que, vu de l’extérieur, le coupable c’est lui, sans beaucoup de circonstances atténuantes sinon une toute petite légitime défense. Et que, s’il a été insensible avec sa mère, il a pu être insensible envers sa victime à laquelle d’ailleurs il ne fait jamais allusion.

B) Un peu plus bavard qu’auparavant :

– Il répond, Il interroge même : il questionne (« pour savoir s’il était absolument nécessaire d’en avoir un », n’oublions pas qu’il est plutôt modeste et ne roule pas sur l’or), il répond (l’affaire très simple), il répond même franchement, trop peut-être parfois, aux questions qu’on lui pose (« j’ai répondu que j’avais perdu l’habitude de m’interroger… »), avec une certaine bonne volonté : « Sans doute j’aimais bien maman… ». C’est le passage où Meursault parle le plus depuis le début du livre. Bref, s’il demeure « insensible », il n’en joue pas moins le jeu. C’est plutôt par le contenu de ses confidences qu’il pêche.

Il  Essaie de se justifier. Quand il entre dans le détail de sa psychologie particulière et qu’il avoue que ses « besoins physiques dérangeaient souvent (ses) sentiments. » (on remarque que la forme de la phrase épouse son contenu : physique d’abord, sentiments ensuite), l’argument peut se retourner contre lui. Il a donc réfléchi à ce qu’il appelle sa « nature ». Il en donne des exemples : « le sommeil, la fatigue » qui expliqueraient qu’il n’ait pas réalisé (ici encore la construction épouse l’idée de démarcation entre physique et sentiments), qui sont liés à l’enterrement de sa mère. Mais justement c’est bien ce qu’on lui reproche. D’avoir laissé sa fatigue, son besoin de sommeil dominer l’expression de ses sentiments. Et que si ceux-ci avaient été réels, comme c’est le cas lorsque l’on perd sa mère, il n’aurait pas pu dormir et aurait oublié la fatigue. En disant cela M. passe d’une part pour un égoïste, d’autre part pour une sorte de monstre, de la nature justement, qui n’a pas de sentiment. Donc son initiative pour s’expliquer, pour une fois, lui qui est si peu bavard, n’est pas très heureuse. Mais ses explications ont des limites  le fait d’avouer qu’il est « difficile de le renseigner » alors que l’avocat est là pour justement obtenir des renseignements qui plaident en sa faveur, est une erreur, certes explicable quand on connaît M., mais qui ne permet pas à l’avocat de trouver les bons arguments pour le défendre

– Il apprécie : il le dit au juge (« J’ai trouvé qu’il était commode que la justice se chargeât de ces détails », reste à savoir si le choix d’un avocat est un détail…). En fait, il découvre un monde et cela l’intéresse mais il l’aborde de manière candide. Celui-ci lui répond que la loi est bien faite. Il ne réalise pas qu’elle est faite pour châtier les criminels. Et donc que s’il qu’il juge positivement peut se retourner contre lui. On est dans l’ironie.

III) Les intentions de Camus

A) Premiers signes avant-coureurs de la tragédie qui s’annonce pour lui. La Justice et Meursault, ça fait deux. Gradation dans l’aggravation.

Le fait que, alors que durant les premiers jours son affaire semblait « n’intéresser personne », le juge le regarde avec « curiosité ». Il sait donc des choses sur lui, des choses qu’il ne peut encore dire mais qui évidemment ne vont pas plaider en la faveur de M. lequel, à aucun moment ne fait acte de contrition, de regret, de consternation.

Le sourire de ce même juge quand M. trouve son affaire très simple. Implicitement, le lecteur comprend qu’elle est plus compliquée qu’il n’y paraît. On s’en rendra compte par la suite. Meursault fait à la fois preuve de naïveté et de méconnaissance du milieu judiciaire. Comme il interprète les faits selon son point de vue, il ne réalise pas qu’ils sont étrangers au fonctionnement habituel de la loi. Mais aussi le fait que l’avocat lui précise d’emblée que son affaire est « délicate ». Donc plus grave que l’on aurait pu le penser. On voit bien ensuite que toute la discussion porte sur la mère, appelée encore affectueusement « maman » (mais c’est aussi par habitude). Les expressions comme « Mon avocat n’avait pas l’air content », ou ce qu’il dit : « Ceci n’est pas assez. » sur un ton péremptoire, le dégoût auquel il est fait allusion, l’adverbe « méchamment »…
– Mais là où la discussion prend une tournure plus grave c’est quand l’avocat parle de « mauvais tour » -on comprend que la justice pourrait jouer à M. Et surtout la dernière phrase cinglante : « il était visible que je n’avais jamais eu de rapports avec la justice » sonne comme une menace et montre que l’affaire est mal engagée. Surtout si M. arrive à énerver même celui qui est venu pour le défendre. Toutes les questions sur la mère expliquent en tout cas pourquoi le roman a commencé par son enterrement. C’est qu’un lien est établi entre cette mort et la mort de l’arabe. Un lien effectué par la justice autour de l’insensibilité de M. (une question porte sur son absence de « peine »). Un lien que nous, lecteurs, effectuons autour du thème du soleil et du destin qui a pris un nouveau cours pour Meursault, entre mère et meurtre au soleil. D’où son nom.

B) Le thème du destin :

-L’affaire est d’ores et déjà mal engagée. Son avocat qui ne doutait pas du succès repart mécontent. M. a réussi à l’énerver, on le voit agité, il demande à M de se taire durant l’instruction ou le procès. En tout cas, il a mis le doigt dans l’engrenage et n’a rien fait pour l’en retirer, au contraire.
– L’affaire de la mère qui revient insistance même si M ; trouve pour l’instant une parade de bon sens (contredite par son avocat : que cela n’a rien à voir avec son affaire). On retrouve le thème de l’absurde dans la relation établie, par la justice, entre les deux faits.
-On retrouve aussi la chaleur, et M. en bras de chemise (mauvais effet). Donc le soleil qui incarne son destin, comme pou l’enterrement ou le meurtre.

Conclusion : Un passage moins tendu que la scène du meurtre mais intéressant parce qu’il donne le ton de la suite du livre : l’obstination dans la franchise de Meursault, le fonctionnement souvent critiquable de la justice, la machine infernale du destin qui s’est mise en route, au-dessus de sa tête, sans qu’il s’en aperçoive et qui lui coûtera la sienne (de tête). Même si Camus était contre la peine de mort. Enfin son étrangeté » dans sa façon d’envisager sa défense.