MONOLOGUE LYSE : ACTE 3 SCENE 6 (Illusion comique)
(Remarque : vérifiez que vous avez la bonne édition).

Introduction possible : Rappel : Corneille, auteur dramatique de la première partie du 17ème siècle essentiellement, période dite baroque : accent mis sur l’excès, la démesure, la surcharge, le contraste, l’inconstance, l’inconsistance, l’artifice, l’illusion, la mise en abyme, le mouvement, tout cela traduisant les bouleversements  apportés dans la conscience humaine par les transformations subies au niveau du savoir depuis la Renaissance : la terre n’est pas plate et elle tourne même si nous ne le voyons pas etc.
L’illusion comique (1639) : présentée par Corneille lui-même comme « un étrange monstre » contenant aussi bien du comique que du tragique à la fin avant le coup de théâtre final. En 1660, dans son « Examen », il parlera de « galanterie extravagante ». Et, à propos de Lyse : « Lyse, en la sixième scène du 3ème acte, semble s’élever un peu trop au-dessus du caractère de servante ».
Rappel intrigue pièce et situation de ce monologue (III, 6). Sa position centrale dans la pièce qui, à partir de là, va basculer dans le drame (mort d’Adraste, mise en péril de Clindor…). Problématique possible : Importance et intérêt de ce monologue ?

  • Nous sommes en présence en effet d’un monologue délibératif (cornélien). Ce dernier semble plutôt menaçant pour Clindor, l’inconstant. Lyse s’y présente comme une amoureuse blessée.

I) Monologue délibératif de Lyse

A) Il s’agit bien d’un monologue


Lyse est seule en scène, et sa tirade fait tout de même 37 vers. Le monologue représente un moment de pause dans l’action, propice à la mise au point et au questionnement. Beaucoup d’interrogatives (v 820, 822,825, 837-38, 40 etc.), et d’exclamatives qui montrent qu’elle y exprime ses sentiments 815, 816,18, 44 etc.)
– On y trouve  beaucoup d’indices de la première personne : pronom Cod « me » 816 et 18, adjectif possessif « ma » (817), mes (819) etc. pronom sujet « Je » (823, 828, 846), et pronom tonique « moi » v.832). A cela, il faudrait ajouter des impératifs comme « Laissons », « N’écoutons » qui valent pour une 1ère personne du singulier. Lyse est donc très impliquée dans ce monologue. C’est essentiellement d’elle, dont elle parle, dont elle fait l’ana-Lyse psychologique, si l’on veut. L’intérêt concentré sur elle, doublement : elle parle, et elle parle d’elle-même.
– Mais on  repère aussi beaucoup d’indices de la 2ème personne, désignant Clindor, qui vient de sortir, à qui elle s’adresse in absentia. Beaucoup de pronoms sujets « Tu » (819, 830, 839) et cod (« te », 820, 821,824, 828, qui placent d’ailleurs Clindor en position inférieure),  auxquels il faut ajouter les impératifs au singulier : « Va… partage ton âme… Choisis, Donne, mais ne crois plus », dans l’accumulation des vers 829 à 832. Clindor occupe ainsi l’essentiel de la pensée de Lyse en ce monologue. On notera que Clindor est aussi désigné, au début, à la troisième personne (Le pronom « il » du début 815-16), ce qui prouve que, du Clindor réel qu’elle vient de quitter, Lyse petit à petit s’adresse à celui qu’elle a dans la tête et qu’elle tutoie familièrement.

B) Ce monologue est délibératif :


Dans un premier temps, Lyse y exprime les motifs de sa colère : le mot est utilisé d’ailleurs au v. 836 (« Qui cache sa colère » –  subordonnée relative, sujet de la principale – « assure sa vengeance », ellipse du démonstratif  « Celle », qui l’aurait désignée, elle, Lyse. Les mots « tempête » et « orage » des vers 834-35, traduisent métaphoriquement cette colère. Elle évoque aussi son « ressentiment » v.824. Bref dans un premier temps, elle semble condamner Clindor, et chercher à le châtier durement, pour avoir cherché à l’abuser, la tromper (v.821) : « Qui t’a fait m’estimer digne d’être abusée ? »
Mais dans un second temps, bien marqué par le connecteur d’opposition « Toutefois », Lyse semble portée vers l’indulgence envers Clindor. Les deux interrogatives des vers 837-38, semblent l’excuser. Il ne serait pas aussi « coupable » et donc ne serait plus aussi « punissable ». Ensuite, elle semble admettre, donc concéder, que sa faute est compréhensible : la preuve, il est loin d’être le seul à s’avérer « inconstant » : « Au siècle où nous vivons qui n’en ferait autant ? » (840, interrogative rhétorique). Les deux impératifs : « Oublions » et « Laissons-le » laissent même prévoir une issue heureuse à sa décision.
– Or dans un troisième temps, Lyse se livre à une sorte de synthèse. Il s’agit pour elle de trancher entre deux décisions irréconciliables : On le voit bien dans les exclamatives en antithèses binaires, induites par les infinitifs associés à une subordonnée, et qui forment une série d’oxymorons au v. 845-46 : « Perdre qui me chérit ! (césure forte) épargner qui m’affronte ! »/Ruiner ce que j’aime ! aimer qui veut ma honte », avec diérèse sur ruiner et construction en chiasme. Ces infinitifs valent pour des injonctions, dictées par le bon sens, la vertu ou la morale. Dans un dernier sursaut d’orgueil, Lyse tranche enfin et, opposant une dernière fois l’amour et la haine (851-52), « N’écoutons plus l’amour pour un tel suborneur,», elle laisse la haine l’emporter  (« Laissons à la haine assurer mon honneur »). C’est cette allusion à « l’honneur », pour une simple servante, qui fait que Corneille la trouve d’un caractère trop élevé.

II) Ce monologue représente une menace pour Clindor

A) Les propos résonnent comme une menace :

Lyse se sent en effet dédaignée, ou infériorisée, alors qu’elle est censée être de la même condition sociale que Clindor (dont elle ignore l’origine). Elle utilise d’ailleurs le verbe dédaigner au v 830 (« me dédaigne pour femme ») et, vers la fin du texte, parle de « l’affront qu’il m’a fait » v.848. Elle se sent vexée par la proposition de Clindor – qui la rabaisse – ce que souligne l’enjambement des vers 819-20 : « Qu’as-tu vu dedans mes actions/Qui te dût enhardir à ces prétentions ? ». Diérèses. En fait elle ne supporte pas qu’on ait pu la prendre pour une « conquête aisée » au v. 822. Elle a de l’amour-propre.
C’est ce qui exprime son désir de vengeance : elle est précisée au vers 836 (« Il vengera d’un coup… »), et semble imminente (adverbe « bientôt v. 833, « tout prêt » 834). Elle évoque alors un piège (v.828). et, plus métaphoriquement encore, v. 828, des « rets que j’ai su préparer » (métaphore). Lyse se fait alors plus concrète, plus menaçante, puisqu’elle évoque même celui qui lui servira de bras pour frapper : « Surpris par un rival dans ce cher entretien/Il vengera du coup son malheur et le mien ». Le rival est Adraste. La construction est en anacoluthe, cad paraît un peu bizarre. On ne sait plus qui est désigné par le pronom Il (L’orage ? Ou le rival). C’est que Lyse est en colère et sort de ses gonds. Sa syntaxe en témoigne.
.- Le piège est d’autant plus sûr qu’il est inattendu puisque Lyse n’a rien laissé paraître de ses intentions. Cela se lit surtout dans la sentence du v. 826 au Pst de VG : « Qui cache sa colère assure sa vengeance ». Et dans l’allusion à la « feinte douceur » (v.827) qui suppose chez elle un peu de perfidie, de machiavélisme. Mais on sait que ce sentiment sera temporaire qu’elle s’en repentira et qu’elle se sacrifiera héroïquement, quand Clindor aura besoin d’elle.

B) Comment en effet est perçu Clindor ?

Le vocabulaire, au sujet de Clindor, est péjoratif : « L’ingrat » (v.815), « Perfide » (819), « traître » (829), « L’impudent » (848) et enfin « suborneur » (851). Ce vocabulaire est celui de la tragédie, il est plutôt soutenu et il montre que, du point de vue de Lyse, «on ne badine pas avec l’amour », comme le dira bien plus tard Musset.
– En fait, Clindor est perçu comme un séducteur : Il est considéré comme un « inconstant » (834). Qui a voulu la « suborner » (816) en jouant les amoureux (« amant », au v 816). Lyse a très bien compris qu’il veut en faire sa maîtresse, le mot « amie » du v.818 a également ce sens (v 830 : « Choisis qui tu voudras pour maîtresse ou pour femme », s’opposant ainsi à Isabelle qu’elle nomme dans son discours (832 : « Ne crois plus tromper Isabelle ni moi »). Clindor a donc voulu jouer sur deux tableaux et courir deux lièvres à la fois. Un par intérêt, un autre par désir. Voir aussi v. 830 (« Donne à l’une ton cœur, donne à l’autre ta foi. » Parallélisme de circonstance).
.- Même si elle comprend qu’il est pragmatique, et ménage son intérêt v. 839, « Le bien te fait être inconstant », tout en songeant à satisfaire ses penchants (« Tu m’aimes »; La conjonction de coordination oppositive « mais » marque bien l’opposition entre les raisons du cœur et celles de l’intérêt (« mais le bien te fait être inconstant ». Mais en préférant l’intérêt, Clindor ne tient pas compte du sentiment de Lyse qui voudrait l’avoir pour elle toute seule. D’où sa blessure. D’autant qu’elle craint qu’on ne se moque d’elle (848) : « L’impudent rira-t-il de l’affront qu’il me fait ? ». Un personnage cornélien ne supporte pas le rire des autres, ou par dérision.

II) l’amoureuse blessée, un peu trop noble pour une servante.

A) Car Lyse est une amoureuse blessée :

Elle ne cache en effet pas son amour : Au v. 843 elle évoque « son cœur amoureux » qui suscite en elle un « combat » (844) entre l’amour et la haine. L’amour est en effet mis, v 846, 847, 849, 851, en antithèse bien sûr avec le mot « haine » (849, 852), l’un et l’autre étant rassemblés v.849 : « Mon amour me séduit, et ma haine m’emporte », avec beaucoup de bilabiales. Mais les deux mots sont opposés au v. 850, binaire, avec forte césure pour marquer l’antithèse et le parallélisme (« L’une peut tout sur moi, l’autre n’est pas moins forte »). Un peu plus haut elle évoquait « ma sainte ardeur ». C’est donc parce qu’elle aime sincèrement Clindor qu’elle ne peut accepter les propositions malhonnêtes qu’il lui fait : « qui veut ma honte » (v.846) et son « infamie » (v. 817). N’oublions pas qu’il s’agirait de tromper en cachette Isabelle.
Elle ne doute d’ailleurs pas que celui-ci l’aime aussi même s’il s’agit du plan physique, d’un désir plutôt charnel : Le premier vers 815 : « Il trouve enfin mon visage charmant » mais surtout « sa flamme maudite » v.841, « qui me chérit » 845, et bien sûr le « Tu  m’aimes » v 839 et « Qui… m’aime » du v. 817.
Même si elle ne saurait dire s’il n’y a pas, de surcroît, une part de jeu de la part de Clindor : « il contrefait l’amant » v. 816. On appelle cela du badinage et c’est à ce badinage que Lyse a répondu « en riant ». v.823. Mais c’est pour dissimuler son désir de vengeance (824-825) : « Pour ne t’avertir pas de mon ressentiment. »

B) Une servante au-dessus de sa condition :

– D’abord,  ce genre de monologue délibératif est souvent réservé au héros ou à l’héroïne et jamais à une servante. Le plus connu est celui du Cid et ses fameuses stances. On l’aurait plutôt attendu de la part d’Isabelle. Cette dernière est d’ailleurs évoquée, sans animosité, comme l’autre dupe du double jeu mené par Clindor (v. 832 : « Mais ne crois plus tromper Isabelle ni moi »), que Lyse entend punir pour qu’il ne puisse se prolonger.
Ensuite, la servante adopte habituellement un style bas, populaire et quelque peu trivial. Rien ici puisque nous avons vu que le vocabulaire est soutenu et noble : perfide, suborneur, impudent. On est davantage dans la tonalité tragique que dans le comique alors que la servante joue en général un rôle de second plan, très souvent comique, ou alors il s’agit de la mauvaise conseillère d’une héroïne, de sa mauvaise conscience incarnée en quelque sorte. Or, la tragédie inspire la terreur et la pitié : ici la pitié pour Lyse sans doute (avec une ambiguïté : va-t-elle demeurer sur cette ligne plutôt inquiétante ?) mais aussi pour Clindor.  La terreur pour Clindor, menacé par le piège de Lyse. Corneille a bien raison : mélangeant les genres, sa pièce est un « étrange monstre ».
On retrouve, dans ce passage, la plupart des mots qui fondent la thématique cornélienne de l’honneur (852) et de la honte (846) qui habituellement touche une personne de condition, un grand de ce monde, un roi ou un héros se présentant aux yeux de l’univers entier pour être jugé ou admiré (désir d’ostentation typiquement baroque).

Conclusion : Extrait important donc parce qu’il annonce indirectement la première tragédie que constitue la mort du rival Adraste, qui est le fameux piège dont parle Lyse. Et intéressant parce qu’il pose un regard nouveau sur Clindor, dont ne l’oublions pas, le père suit les actions, en même temps que le spectateur. Est-on touché par son discours. Pourquoi ?
Relevons aussi dans l’inconstance révélée de Clindor, dans le soupçon de son inconsistance, dans l’excès avec lequel Corneille construit son personnage, dans les contrastes utilisés, et bien sûr dans le théâtre dans le théâtre (n’oublions pas Pridamant, spectateur), des éléments empruntés au baroque.