SCENE D’EXPO DOM JUAN : Tirade Sganarelle (Acte 1 scène 1)

Pièce écrite en prose assez rapidement, en 1665, alors que le Tartuffe a été interdit. Plusieurs sources probables depuis la première version espagnole de Tirso de Molina. Adaptation en Italie et en France. Gros succès pour Molière, qui a soigné les décors et accessoires, mais Dom Juan vite retiré(e) de l’affiche en raison de son impiété supposée. Ne sera jouée, dans sa vraie version, qu’au XXème. 5 actes, sans unité de lieu ni d’action ni de tonalité.
La scène d’expo vise à nous présenter à la fois le personnage éponyme, absent de la scène, et quelques données d’une intrigue. Le passage est formé d’une tirade de Sganarelle, son valet adressée au valet d’Elvire, nouvelle épouse abandonnée par DJ. Elle recourt à la double énonciation.
Quels en sont les enjeux ?
Plan :

I) Sganarelle y fait le portrait de Dom Juan : « un grand seigneur méchant homme »

A) Celui d’un Libertin en matière de mœurs :

Énumération éloquente et ternaire, assez sévère: « qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Épicure, en vrai Sardanapale », tous termes péjoratifs, avec bilabiales marquant le dégoût et gradation passant de l’animal à l’homme. Pour Sardanapale, il s’agit d’une antonomase par référence à un roi débauché de Mésopotamie. Les disciples du philosophe Épicure sont considérés eux aussi comme des débauchés. Libertin signifie étymologiquement affranchi, libéré. DJ se libère donc des codes moraux et s’adonne à la luxure.
– Il Use de promesses de mariage, parfois du mariage lui-même (sans doute souvent factice) pour séduire et abuser la gent féminine : C’est affirmé dans une phrase ternaire aussi : « Un mariage ne lui coûte rien à contracter, il ne se sert point d’autres pièges pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains ». Le deuxième segment de phrase démarre sur une litote et se termine sur une métonymie, DJ ramenant toujours la féminité à la beauté. Ainsi DJ ne respecte pas la parole donnée, encore moins le caractère sacré du mariage. Le dernier segment montre que c’est un valet qui parle car elle s’applique plutôt aux chevaux.
En plus, DJ n’est pas très regardant sur la condition sociale ou matrimoniale : ce que traduit l’énumération en gradation : « Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne », et l’expression populaire : « il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui ». Sa convoitise charnelle réconcilie les contraires (chaud et froid). Ainsi, toutes les femmes l’intéressent, et cela le conduit à l’excès : « Si je te disais le nom de toutes celles qu’il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir ». Sganarelle fait allusion à la légendaire liste que DJ tient de ses conquêtes amoureuses. La quantité prime pour lui sur la qualité. Cet excès se lit aussi dans l’énumération burlesque : « avec elle, il aurait épousé toi, son chien et son chat » qui montre qu’il est prêt à tout promettre pour assouvir sa « passion ». L’allusion aux divers lieux montre sa démesure, son esprit de conquête et peut-être aussi son obligation à changer d’endroit pour éviter les ennuis. Aucune excuse ni indulgence, le portrait à charge est sans appel. Il confine au blâme (tonalité épidictique).

B) Libertin également en matière de religion

Ici encore Sganarelle recourt à l’énumération comme pour impressionner graduellement son interlocuteur : « … un diable, un turc, un hérétique », série de noms péjoratifs, suivis d’une relative également énumérative (accumulation de conjonction « ni ») : « qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou », montrant à la fois que DJ se moque de tout en matière religieuse et que Sganarelle mélange un peu tout et n’importe quoi (religion et superstition). En tout cas, il semble le définir comme athée.
Sganarelle l’accuse aussi de ne pas respecter la religion : Dom Juan « traite de billevesées tout ce que nous croyons » et de ne pas tenir compte des conseils et avertissements : il « ferme l’oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu’on lui peut faire ». Il le présente ainsi comme un entêté qui ne respecte rien, ni la croyance, ni la croyance des autres. Autrement dit quelqu’un qui pourrait bien s’attirer des ennuis.
Sganarelle les prévoit, ses ennuis, vers la fin de sa tirade. Il en appelle en effet au châtiment final vu « qu’il faut que le courroux du ciel l’accable quelque jour » (métonymie sur ciel). Ainsi la scène d’expo est-elle en cohérence avec le dénouement tragique. Sganarelle recourt alors à l’hyperbole : « Il me vaudrait mieux d’être au diable que d’être à lui » ce qui signifier que Dj est pire que le diable. Enfin, au terme de ce triple souhait, Sganarelle recourt à la périphrase ou à l’euphémisme pour évoquer probablement l’enfer (« Je souhaiterais qu’il fût déjà je ne sais où. »). L’ampleur des transgressions dénoncées par Sganarelle est résumée dans l’expression « tant d’horreurs ».
De tout ceci il ressort le portrait d’un monstre social et moral, ce que traduit l’oxymoron : « un grand seigneur méchant homme ».

II) Mais cette tirade nous informe aussi sur le valet lui-même Sganarelle  (Dis-moi ce que tu dénonces et je te dirai qui tu es).

A) D’abord, on repère aisément ses repères, ses valeurs et idées :

Il est manifestement le défenseur d’un ordre établi, où chacun doit rester à sa place et où les nobles doivent servir d’exemple : S’il évoque « un grand seigneur méchant homme, c’est parce que pour lui un seigneur doit servir d’exemple, doit s’avérer gentilhomme voire honnête homme, concept incontournable à cette époque. De même, il ya fort à parier qu’il fait partie de ceux qui se permettent des « remontrances chrétiennes ». Enfin il doit respecter sa parole, écouter ce qu’on lui dit et en pas être trop brutal avec son valet…
– Il se sert de sa tête et de son expérience qui lui permet de tirer des conclusions : C’est en ce sens qu’il peut affirmer, en début de tirade : « Je n’ai pas grand peine à la comprendre, moi » (occlusives et bilabiales, un peu prétentieuses et mise en relief du pronom tonique). C’est qu’il l’a vu à l’œuvre et en a tiré des compétences suffisantes pour être capable d’en parler même s’il ne comprend pas tout. La suite de sa phrase, adressée à Gusman : « si tu connaissais le pèlerin », sous-entend d’ailleurs : comme moi je le connais.
Il est conscient de ses contradictions et de son statut – inférieur – de valet. Cela se voit dans sa confidence : « il faut que je lui sois fidèle en dépit que j’en aie ». Mais aussi dans la phrase ternaire qui suit : « la crainte en moi fait l’office du zèle, bride mes sentiments et me contraint d’applaudir à ce que mon âme déteste». On voit bien les termes contradictoires au sein d’une même proposition (fidèle/dépit ; crainte/zèle et surtout applaudir/déteste).  Un valet en effet doit obéir même s’il n’est pas d’accord avec le comportement de son maître. Sganarelle veut et ne veut pas (ambivalence). C’est un effet comique.

B) Il a aussi une fonction comique : Il cumule les défauts (du valet traditionnel)

– Il est bavard et médisant : sa tirade est d’une exceptionnelle longueur, et il reconnaît lui-même qu’il a trop parlé : « cela m’est sorti un peu vite de la bouche », « je t’ai fait cette confidence avec franchise ». Ses propos sont pleins de médisances comme celle de traiter son maître de « plus grand scélérat que la terre ait jamais porté », superlatif hyperbolique. Ou qu’il en parle de manière méprisante comme d’un « pèlerin ». C’et dangereux car cela pourrait lui attirer des ennuis, à Dom Juan notamment s’il était dénoncé.
-Il est menteur et lâche : On notera son revirement final en cas d’indiscrétion de Gusman (« Je dirais hautement que tu aurais menti »), alors qu’on vient de l’entendre débiter des propos sévères sur son maître. Ce revirement est comique et nous prouve la lâcheté de Sganarelle qui, comme il l’a dit, vit avec son maître dans « la crainte ».
-Il est pédant et vantard : il cite des auteurs qu’il n’a pas lus mais dont on lui a parlé ou des personnages qu’il ne connaît probablement pas. Il recourt au latin « inter nos » comme pour épater Gusman. D’ailleurs, il semble se réjouir de l’étonnement de Gusman dans cette phrase binaire (+ « et » consécutif) : « Tu demeures surpris et changes de couleur à ce discours. » C’est que manifestement il se sent supérieur à l’autre valet en manière de psychologie humaine. Et il en tire satisfaction.

III) Mais la tirade nous informe aussi sur la situation et certaines données relatives à la pièce

A) Sur Elvire

Sur ce qu’il ignore : Si DJ aime toujours Elvire : « Je ne dis pas qu’il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n’en ai point de certitude encore ». Sganarelle concède que, sur ce cas, particulier il ne peut être affirmatif. Mais sur le plan général, il expose la façon habituelle de procéder de son maître : « crois qu’il aurait plus fait pour sa passion». A son interlocuteur d’en tirer les conséquences. Sg soupçonne donc quelque chose de louche.
Sur le mariage de celle-ci : Sganarelle insinue que le mariage d’Elvire de DJ n’est pas une preuve d’amour fidèle : il le rappelle vers le milieu de sa tirade : « Tu me dis qu’il a épousé ta maîtresse… ». Sg détruit donc un argument fondé sur les liens sacrés du mariage.
La seule chose qu’il sait, c’est qu’on lui a donné un ordre, « tu sais que par son ordre, je partis avant lui… et depuis son arrivée il ne m’a point entretenu», avec une structure en chiasme : je lui lui me. On voit à la fois les rapports de dépendance de Sg par rapport à DJ, et sans doute aussi combien DJ se méfie de son valet, puisqu’il ne lui a encore rien dit de ses intentions. Mais il est parti : c’est un fait. Et a demandé à son valet de le précéder ce qui suppose une préméditation.

B) Sur d’autres aspects :

Sur l’imminence de l’arrivée de Dom Juan : Sganarelle l’annonce en fin de tirade : « Le voilà qui vient se promener dans ce palais ». En fait, Sganarelle assure ainsi une transition avec la scène suivante qui va nous permettre de vérifier si DJ est bien comme il le décrit ou s’il a exagéré le trait pour se rendre intéressant et insolent. Sganarelle a préparé le spectateur et aiguisé sa curiosité relativement au protagoniste.
Sur l’incomplétude du portrait : ce qui augure d’autres aspects à venir : Sganarelle parle en peintre qui vient de faire un portrait. Il considère celui qu’il vient de faire comme incomplet : « pour en achever le portrait, il faudrait bien d’autres coups de pinceaux ».
– Enfin, il faut savoir que Don Juan subira durant toute la pièce bon nombre d’avertissements, menaces et malédictions : il est à remarquer que Sganarelle, son valet, est le premier, dans cette tirade et donc scène d’expo, à en formuler une, in absentia bien sûr (« Suffit que le courroux du ciel l’accable quelque jour », même s’il craint d’être dénoncé (« s’il fallait qu’il en vînt quelque chose à ses oreilles »). Effectivement si Gusman est aussi bavard que lui…

Conclusion : vérification réponse à Q posée. Évocation par ex, de la vérification des intuitions de Sg et des autres coups de pinceaux à venir. Courroux du ciel présent à la fin. Votre avis sur le protagoniste ou sur son valet.