DOM JUAN : TIRADE DE LA CONQUÊTE

Pièce écrite en prose assez rapidement, en 1665, alors que le Tartuffe a été interdit. Plusieurs sources probables depuis la première version espagnole de Tirso de Molina. Adaptations en Italie et en France. Gros succès pour Molière, qui a soigné les décors et accessoires, mais Dom Juan vite retiré(e) de l’affiche en raison de son impiété supposée. Ne sera jouée, dans sa vraie version, qu’au XXème. 5 actes, sans unité de lieu ni d’action ni de tonalité. Dans la scène d’expo Sganarelle nous a présenté sa vision de Don Juan, dans la scène 2 nous le découvrons tel qu’il se présente lui-même, en particulier dans cette scène célèbre, dite de la conquête où il répond, de manière oratoire, à une simple remarque négative de Sganarelle sur le mal qu’il y a à aimer de tous côtés comme il le fait. Quelle impression nous laisse cette tirade paradoxale et exaltée ?
Plan :

I) Tirade de la conquête

A) Effectivement, Dom Juan s’assimile à de grands conquérants

Vers la fin de sa tirade, il se compare à « Alexandre », et aux « conquérants » et à leur idéal de conquête. Le mot de la fin est d’ailleurs cette expression, qui associe l’amour et la guerre : « mes conquêtes amoureuses ». Un peu plus haut il précisait : « j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants » La tirade mérite donc bien son nom. 
Comme ces derniers, il ne sait pas se limiter : « et ne peuvent se résoudre à borner leur souhait ». Il n’est jamais rassasié : « qui volent perpétuellement de victoire en victoire ». Il est donc insatiable. On notera l’usage du vocabulaire militaire. DJ s’avoue donc comme un éternel insatisfait qui aurait toujours besoin du mouvement. Il ne supporte pas l’obstacle : « Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs ». On voit bien qu’il est dans l’excès, la démesure (ce qu’en tragédie on nomme l’hybris, punissable comme telle) et le mouvement perpétuel ce qui le définit comme un héros baroque. D’autant qu’il est également hyperbolique ; les limites de la terre entière ne lui suffisent pas. Certes « il se sent un cœur à aimer toute la terre », avec une double métonymie, notamment sur « terre » qu’il réduit à sa moitié féminine. Mais surtout il précise : « je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes », désir qui le situe dans l’impossible, le rêve, l’exaltation. En fait DJ ne supporte pas les limites de la nature humaine qui contrarie son désir illimite. C’est ce qui le rend fascinant malgré ses aspects odieux. En tout ca, il est bien question de conquête dans cette tirade.
– Mais il associe cette conquête à l’amour et à la vie galante : Déjà le mot de la fin le prouve (« conquêtes amoureuses » et le passage précédent évoquait une « conquête à faire », féminine évidemment. On le retrouve aussi ce vocabulaire dans l’allusion à « aimer toute la terre » (sa part féminine) et dans l’impétuosité de mes désirs ». Dom Juan conjugue donc le vocabulaire militaire et celui de lamour.

B) Il raconte même comment se déroule une conquête

Le mot conquête lui est suggéré par le rappel de la stratégie qu’il met en place quand une belle personne lui plaît. Ainsi parle-t-il à son sujet de « conquête à faire ». Il évoque bien sûr ce terme pour qualifier une femme qui lui plaît. Dès lors, on se rend compte que son résumé d’une stratégie de conquête s’effectue en trois temps nettement contrastés : avant, pendant (la victoire), après (un nouveau départ). Manifestement, il préfère la chasse à la prise et la conquête comme telle à la capitulation.
Dans un premier temps, il résume le processus de séduction ou conquête, en recourant à deux champs lexicaux : celui de l’amour empressé, de type précieux ou courtois, et tout son processus graduel (« cent hommages », l’énumération ternaire « des transports, des larmes et des soupirs », pour ce qui le concerne, « innocente pudeur », « scrupules dont elle se fait un honneur » « résistances », pour sa victime), et de l’autre celui de la guerre de conquête (« réduire », « combattre », « rendre les armes », « forcer pied à pied », « vaincre »). Tout cela, du moment où on l’a choisie comme personne à séduire, jusqu’au moment où on arrive à ses fins (« maître une fois »). On a alors une brusque rupture marquée par « Mais »
Mais en deuxième et troisième temps, le comportement change brusquement, le vocabulaire aussi : « tout le beau de la passion est fini » (bilabiales et spirantes méprisantes). Plus du tout d’empressement mais une assimilation de l’amour au sommeil (« nous nous endormons dans la tranquillité »). L’ennui reprend le dessus : « il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ». DJ ne supporte pas l’inactivité, l’absence de désir.
La seule chose qui puisse le tirer de la léthargie c’est la perspective d’une nouvelle conquête, qu’il annonce en fin de résumé : « si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs » – « réveiller » s’oppose à « endormons »-… « et présenter à nos cœurs les charmes attrayants d’une conquête à faire ». Il y a donc bien assimilation par DJ de la stratégie militaire à la stratégie de l’amour.

II) Comment il réfute ce qu’on lui reproche

 A) Il commence par reprendre les arguments de Sganarelle, non sans mépris ni ironie

Il recourt au « tu » 2ème personne du sing, comme pour laisser entendre quels arguments pourraient avancer Sganarelle, qui en serait bien incapable (ironie). Après l’interjection initiale qui marque son indignation (« Quoi ? »), il se lance dans des périodes ternaires interrogatives ou exclamatives qui traduisent sa désapprobation. Il s’en prend à la fidélité qu’il associe à l’esclavage ou aliénation définitifs (« qu’on se lie au premier objet qui nous prend », à la cécité ou claustration (« qu’on renonce au monde », « qu’on n’ait plus d’yeux »). Plus loin à la mort progressive (« s’ensevelir dans une passion », « être mort dès sa jeunesse »). Comme on le voit, la fidélité est considérée en termes péjoratifs.
Mépris pour la fidélité. Alors qu’elle est considérée comme une vertu par la tradition amoureuse, DJ la traite avec mépris de « vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle » (allitérations spirantes et bilabiales). De ce point de vue, il s’oppose au modèle de courtoisie que serait Tristan, exemple de fidélité jusqu’à la mort. Il est l’anti-Tristan.
Il s’en fait une formule ou vérité générale : « La constance n’est bonne que pour des ridicules », (formule restrictive et adjectif péjoratif), juste après une double dénégation entêtée. En fait, il cultive le paradoxe. C’est une vertu traditionnelle qui devient ridicule, sans doute parce qu’il l’assimile à la médiocrité. On reconnaît là l’art du sophiste. Il recourt à un discours brillant et séducteur mais que l’on pourrait aisément contredire.

B) Il avance alors les siens

– Il est à remarquer que Don Juan quitte le Tu pour le je (« Pour moi… »). Il développe alors son point de vue. D’abord son goût pour le changement. Il avance une autre vérité générale qui s’oppose à la fidélité et justifie donc son choix de l’infidélité : son besoin permanent de bouger : « Tout le plaisir de l’amour est dans le changement ». Comme on le voit le mot « plaisir » précède le mot « amour » qui n’est que complément du nom. Donc l’amour est subordonné au plaisir pour DJ. Pour ce faire il récupère à son usage deux valeurs dont il fait ses alliées : la justice et la Nature.
– Il se prend pour un véritable justicier de l’amour. Les mots « droit et « justice » sont récupérés pour rétablir sa conception particulière de la justice en amour : Ainsi « Toutes les belles ont le droit de nous charmer » (sentence). Et « l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions… ». DJ inverse les rôles Il a l’air d’insinuer que ce sont les femmes qui le réclament et qu’il ne saurait rien refuser (« je ne puis refuser mon cœur ») sans « faire injustice aux autres ». En fait, son sens de la justice cache bel et bien sa convoitise égoïste de toutes les femmes rencontrées. Il se fait passer pour généreux mais c’est une générosité tournée vers soi.
– Prétend parler au nom de la nature. Quant à la Nature en effet, il entend « rendre les hommages et les tributs où la Nature nous oblige », cad qu’il entend récupérer également la nature pour justifier sa convoitise sexuelle. En quelque sorte, c’est comme s’il disait qu’il ne fait que suivre les lois de la Nature qui nous poussent vers l’autre sexe. C’est la nature elle-même qui, en raison de la diversité des propositions, nous pousserait au changement. L’expression : « la mener doucement où nous avons envie de la faire venir » est un euphémisme pour désigner le lit.

III) Il dévoile sa conception de l’amour

 A) Indissociable de la Beauté

Esthète de l’amour. Le mot « femme n’est jamais utilisé. DJ l’associe toujours à la beauté par métonymie : « les autres beautés », « toutes les belles ont le droit de nous charmer », « Pour moi, la beauté me ravit… », « …l’amour que j’ai pour une belle », « dès qu’un beau visage me le demande » ; DJ est un esthète de l’amour. Seul le physique lui importe. Il ne s’encombre pas des autres qualités féminines qui pourraient le retenir. En ce sens, il s’attache à l’éphémère, à l’inconstant et inconsistant, encore un aspect de son côté baroque. DJ recourt à la 1ère personne pour envisager cette beauté qu’il présente avec plaisir et quasi nostalgie.
Du coup, il recourt au vocabulaire de la vue : « tout ce que je vois d’aimable », « les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux », « je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes ». On comprend mieux son indignation initiale : « qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ». Ne plus pouvoir apprécier ni honorer la beauté est vécu comme une véritable mutilation.
Indissociable aussi de la jeunesse et de la nouveauté : « le cœur d’une jeune beauté », « l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes » et bien sûr quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs »…C’est là que l’on voit l’hédonisme de DJ ou si l’on préfère son libertinage. Il séduit des créatures innocentes et les abandonne, avec les conséquences que l’on peut prévoir.

B) Plaisir et désir tout puissants.

Les mots « plaisir et « désirs » ou leurs équivalents, l’oxymoron « douce violence », « inclinations naissantes », « douceur extrême », « réveiller de nos désirs », « impétuosité de mes désirs » ; « tout le plaisir de l’amour », sont fréquents dans ses propos. Dj les associe au mot charme (« charmes inexplicables, charmes attrayants, le droit de nous charmer »). On voit que Dj mêle l’amour à l’un de ses attributs (le désir), et ainsi le pervertit par rapport aux normes sociales.
-Cette suprématie du désir est également souvent confondue avec le mot « cœur », siège habituel des sentiments : « je ne puis refuser mon cœur » « présenter à notre cœur », « je me sens un cœur à aimer toute la terre », et l’anacoluthe, « dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix-mille, je les donnerais tous » (il parle de son cœur). Outre l’anacoluthe, on notera l’hyperbole. Dans les deux cas il s‘agit d’excès, de démesure inhabituelle chez un simple mortel.
Enfin cette toute puissance du désir et de la recherche du plaisir exclut toute morale : « j’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme.. ». DJ s’arrange avec sa conscience dont il semble dépourvu.

Conclusion : Réponse problématique. Caractère oratoire de cette tirade impressionnante et réaction de Sganarele. Votre avis sur sa conception de l’amour.