DON JUAN ACTE III SCÈNE 2 : SCÈNE DU PAUVRE

Pièce écrite en prose assez rapidement, en 1665, alors que le Tartuffe a été interdit. Plusieurs sources probables depuis la première version espagnole de Tirso de Molina. Adaptations en Italie et en France. Gros succès pour Molière, qui a soigné les décors et accessoires, mais Dom Juan vite retiré(e) de l’affiche en raison de son impiété supposée. Ne sera jouée, dans sa vraie version, qu’au XXème. 5 actes, sans unité de lieu ni d’action ni de tonalité. Jusqu’à l’acte 3, Dom Juan montre surtout son côté libertin en matière amoureuse. Au début de l’acte 3 il laisse Sganarelle l’interroger sur l’existence de Dieu et conclut : «Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle et quatre et quatre sont huit ». C’est juste après cet échange d’idées que se situe la scène du pauvre, en plein cœur de la pièce, nous faisant basculer dans le Dom Juan impie, et libertin en matière religieuse. Pourquoi Dom Juan perd-il son temps avec le pauvre ?
Plan :

I) Rôle joué par Dom Juan

A) Insinuer en lui le doute

– En fait, Dom Juan part du principe que le pauvre serait intéressé et que c’est la seule raison pour laquelle il a fourni les informations réclamées (« Ah ! Ah ! Ton avis est intéressé à ce que je vois » (on notera la double interjection, ironique). Pire que cela, il insinue que le pauvre devrait être riche : « Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise » (on notera la double négation. Dom Juan s’adresse à cet être comme à son égal, stylistiquement parlant, sans doute pour l’égarer).
Toute sa tactique revient à montrer que la prière est un marché avec Dieu et que, dans cette affaire, le pauvre en est la dupe : « Tu te moques, un homme qui prie le ciel tous les jours ne peut manquer d’être bien dans ses affaires ». L’idée est que normalement Dieu devrait récompenser le pauvre de ses prières. S’il ne le fait pas, c’est que la prière ne sert à rien. Or Don Juan surenchérit : « Voilà qui est bien, étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins » (phrase binaire, avec consécutive en deuxième partie). C’est bien qu’il veut lui prouver l’inefficacité de la prière et donc le détourner de Dieu en insinuant le doute dans son esprit. Dieu resterait ainsi sourd à nos prières et serait en quelque sorte avare et mauvais gagnant.
Il en profite pour lui donner une leçon de géométrie élémentaire en insinuant que le plus court chemin pour aller d’un point à un autre est la ligne droite et non de prendre des détours. Il le dit de manière agacée car il n’aime pas que l’on décide à sa place : « Eh prie-le qu’il te donne un habit sans te mettre en peine des affaires des autres ». Dom Juan ne conçoit pas la charité ni l’amour gratuit du prochain. Et bien sûr, il ne peut comprendre qu’on choisisse le dénuement (« l’habit ») au nom de cet amour du prochain. En tout cas, il ne respecte pas la vertu chrétienne qui voudrait qu’il fasse l’aumône à un être que Dieu aurait placé sur sa route.

B) Tenter de l’acheter :

– Après avoir tenté de semer le doute dans l’esprit, et toujours dans l’intention de prouver que le pauvre peut être lui aussi intéressé, avec Sganarelle comme témoin, Dom Juan va tenter de lui acheter un blasphème : « Ah Ah ! Je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer ». Construction binaire de la phrase, qui suppose une condition, et place donc le pauvre devant un dilemme. Comme cette conversation vient juste après le marché de dupes suggéré, Dom Juan veut montrer au pauvre ce qu’est un marché donnant donnant.
Il se montre alors démoniaque, puisqu’il essaie de détourner de dieu une de ses créatures.  C’est la raison pour laquelle il se fait de plus en plus insistant, reformulant ses phrases et multipliant les injonctifs, toujours en accentuant les binarités donc le dilemme : « « gagner un louis d’or ou non », « je te donne, si tu jures », « tiens, il faut jurer », « A moins de cela, tu ne l’auras pas », et surtout « prends, le voilà ; prends, te dis-je, mais jure donc » où l’on sent tout l’art de persuader de Dom Juan, qui cherche à impressionner le pauvre.
-Alors qu’il subit un échec cuisant, il s’en sort avec élégance en donnant malgré tout le louis d’or. On peut se demander pourquoi. La meilleure interprétation serait sans doute que cela lui permet de prouver la générosité humaine face à l’avarice divine. Il est donc malgré tout quelque part gagnant. Et puis, il n’aime pas s’avouer vaincu et sans doute le donne-t-il pour se donner l’illusion qu’il a gagné. Certains imaginent que c’est par respect pour le stoïcisme du pauvre… Chacun son interprétation…

II) Les deux témoins de cette scène

A) Le pauvre quelque peu perdu

– Le pauvre a bien du mal à exister face  aux insinuations et injonctions de Dom Juan. Au début, il fait simplement son devoir de pauvre et de bon chrétien en répondant de manière détaillée et en deux temps à la question des deux voyageurs (D’abord : « Vous n’avez qu’à suivre, et détourner…», il ajoute un conseil de prudence : « je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes… ». Ne pas le faire aurait été pour lui non seulement un manque à son devoir mais une source de remords, au cas où les voyageurs auraient été attaqués.
– Il se voit contraint d’adopter une stratégie de défense à laquelle il n’est manifestement pas habitué. D’abord, en quémandant avec humilité, puisque les voyageurs ne lui ont pas fait spontanément l’aumône (et donc n’auraient pas fait leur devoir de chrétien, péché dont il serait quelque peu responsable. D’où sa demande : « Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône ? ». Ensuite en insistant sur son réel dénuement (puisqu’on l’accuse d’être riche) : « « pauvre homme, retiré dans ces bois… », « je suis dans la plus grande nécessité du monde » (hyperbole), « pas un morceau de pain à me mettre sous la dent », euphémisme pour signifier qu’il est affamé. Enfin, en insistant sur sa seule occupation : la prière : « je ne manquerai pas de prier le ciel », « De prier le Ciel tout le jour ». Pour le pauvre, l’ordre du monde est simple : les pauvres prient pour les riches, les riches donnent aux pauvres, et tout le monde y trouve son compte. Les deux points de vue sont évidemment opposés, voire antithétiques. Le pauvre est un ermite (dix ans…), Dom Juan un mondain.
-Enfin, il lui suffit d’un simple « Non » final et monosyllabique pour vaincre l’être de langage qu’est Don Juan. Son sacrifice est sublime car, avec ce louis d’or, il aurait pu subvenir à ses besoins. Mais le pauvre est un homme de foi, et qui par là même demeure inébranlable. Ce refus final est précédé d’exclamatives indignées voire scandalisées. Certains metteurs en scène l’imaginent pourtant tenté mais c’est une interprétation moderne. En tout cas il est le premier vainqueur, paradoxal de cette scène.

B) Sganarelle, fidèle à lui-même.

-Comme le pauvre, et bien que déguisé, il joue aussi son rôle de valet puisqu’il va interroger le pauvre sur « le chemin qui mène à la ville » (injonctive), ainsi que Dom Juan le lui a demandé. Ce sera l’une de ses trois interventions dans cette scène où il se montre plus discret qu’à son habitude.
-Mais il intervient de manière burlesque, pour faire comprendre au pauvre qu’il ne faut pas discuter avec Dom Juan qui est un original. Il cite ainsi la fameuse phrase énoncée par son maître : 2 et 2 sont quatre…, preuve qu’il a mis en rapport les propos de Dom Juan sur la prière, et une leçon de mathématique ou de géométrie élémentaire (la ligne droite). Il le fait sans doute par compassion envers le pauvre mais, énoncé ainsi, cela produit un effet comique car le pauvre ne peut comprendre, et cela ne peut que l’égarer davantage encore…
– Surtout, il intervient dans la proposition du blasphème, de manière pas très catholique, montrant que de son côté, il s’arrangerait avec sa conscience et accepterait le marché : « Va, va, jure un peu il n’y a pas de mal ». En quelque sorte, il aide un peu les deux : Dom Juan en faisant pression lui aussi sur le pauvre, et le pauvre en l’aidant à vaincre un scrupule. Comme en plus, il a dû s’adonner à ce genre de bassesse, dictée par la cupidité, cela le déculpabiliserait de voir que d’autres font comme lui. En tout cas, ce genre d’intervention a choqué le public de l’époque, d’autant que Sganarelle incarnait le chrétien moyen, défendant les intérêts du ciel.

III) Que conclure ?

A) Échappatoire finale

– D’abord, il a le dernier mot en joignant la parole au geste, et en usant d’un présent performatif. Cela lui permet de détourner la formule consacrée (« Je te le donne pour l’amour de Dieu ») au bénéfice « de l’humanité ». Ce qui montre qu’il demeure fidèle à sa manière de penser et à son impiété. C’est une nouvelle provocation de la part de Dom Juan, il est vrai face à un témoin mineur. En tout cas c’est lui qui a le dernier mot, même s’il n’a pas réussi dans son entreprise de détourner de Dieu une nouvelle créature (après Elvire).
Il change de conversation, bien servi par les événements puisqu’il aperçoit un confrère attaqué par des brigands (« Mais que vois-je. Un homme attaqué par trois autres ? »). Du coup, il retrouve son instinct de condition noble et son courage. Au demeurant, il adore se battre. Et il oublie son échec relatif.
Cette transition va naturellement nous amener à la rencontre des frères d’Elvire, et retrouver par là même, le fil d’une intrigue. Cela va nous permettre aussi de voir un autre aspect de Dom Juan, à la fois son hypocrisie, son courage quand il est démasqué, sa capacité à s’adapter à toute situation nouvelle…

B) Intentions probables de Molière

Faire franchir un degré de plus à Dom Juan sur la route du châtiment final. On a en effet affaire ici à un Dom Juan irrespectueux voire diabolique, joueur et tentateur, qui pousse au blasphème. On comprend que la pièce lui ait valu des ennuis et réactions outrées. Au point de supprimer la scène et donc le pivot de la pièce.
Montrer un renversement de situation. C’est le plus fort qui perd et le plus faible qui gagne. L’ermite vainc le mondain. L’être de langage vaincu par un simple refus. C’est un des échecs subis par Dom Juan.
– Montrer que Sganarelle, en tant que défenseur de la religion, n’est pas très crédible.

+ Conclusion.