UN ROI SANS DIVERTISSEMENT : INCIPIT jusqu’à « C’est un V ».


Introd : Auteur, Circonstances de publication en 1946 après la guerre, État moral de Giono, assez déprimé. Œuvre, son titre et son triple propos en 3 parties (policier, westernien, tragique). Situation de l’extrait : incipit, début censé présenter  la situation. Extrait essentiellement narratif et présentatif avec une forte présence de l’instance narrative. Problématique : En quoi cet incipit donne-t-il le ton au contenu et à au style du roman ?
Plan :


I) De quoi est-il question dans ce passage ?

A) D’un arbre et plus précisément d’un hêtre

Il est célébré, vanté… : L’auteur ne cesse de faire son éloge à grands coups d’hyperboles et de superlatifs. Dès le début, toujours en modalisant fortement et positivement son énoncé : « Je suis bien persuadé qu’il n’en existe pas de plus beau » ; « Il n’est pas possible qu’il y ait, dans un autre hêtre, une peau plus lisse, de couleur plus belle, une carrure plus exacte, des proportions plus justes… ». On notera la quintuple répétition de l’adverbe « plus ». Dans un autre passage de l’extrait, le narrateur en rajoute : « vous pourrez voir plus de cent hêtres énormes ou très beaux, mais pas du tout comparables au hêtre qui est juste à la scierie de Frédéric ». Celui dont il parle donc. Avec une nuance à la fin, la beauté peut s’atténuer sous l’effet des éléments extérieurs (« frisson de bise, lumière du soir, porte-à-faux dans l’inclinaison des feuilles » avec nouveau rythme ternaire, lequel fait le tour de la question). Donc le narrateur ne tarit pas d’éloges au sujet de ce hêtre. Comme s‘il était lui aussi un roi, le roi de la forêt.
Il semble humanisé : Il est question de sa « peau… lisse », de sa « carrure» et d’expressions que l’on prête plus usuellement à un être humain : « noblesse » ou « grâce » voire « éternelle jeunesse » (Rythme ternaire). Un peu plus loin, Giono évoque le plan moral comme si cet arbre était doté de conscience : « Il est hors de doute qu’il se connaît et qu’il se juge ». On insistera sur la modalisation (hors de doute, litote).  La question rhétorique qui suit confirme cette personnification : « Comment tant de justice pourrait-elle être inconsciente ? ». De même, Giono établit un contraste entre le physique et le mental : « Le plus extraordinaire est qu’il puisse être si beau et rester si simple ». Avec un parallélisme apporté par l’adverbe d’intensité « si ». Tout est fait pour faire passer ce hêtre pour un être humain, un être existant…
Il est même divinisé : Il est en effet assimilé à « Apollon », dieu entre autres des arts et de la beauté. Dans un premier temps, il s’agit d’une référence à une statue : « c’est l’Apollon citharède des hêtres » (avec recours à la forme emphatique pour lui attribuer plus de noblesse). Il est également question de son « éternelle jeunesse », qualité en principe dévolue aux dieux. De toute façon dès le début, l’emploi de l’article indéfini, qui distingue l’objet choisi donc, nous met la puce à l’oreille : « Il y a là un hêtre ». C’est un peu normal dans un paysage forestier de «  traverser des foules vertes », périphrase pour forêts). Mais celui-ci est différent des autres. On comprendra pourquoi plus tard dans le roman. Or l’insistance sur ce hêtre nous importe d’autant plus qu’un quidam s’en est beaucoup servi : (« M.V. se servit beaucoup de ce hêtre »). Et puis ce hêtre est au moins centenaire puisque M.V. s’en servit en 1843,44,45. Pourquoi ? Mystère. Giono a l’art de disposer des signes qui prennent leur sens au fur et à mesure qu’on le lit.

B) Mais aussi d’êtres humains, des êtres, plus ou moins en rapport avec ce hêtre :


D’abord, un certain « Frédéric », premier mot et premier nom propre de l’extrait. On remarque qu’il porte un nom de roi (celui de Prusse, expression que l’on utilise pour les vantards), ce qui nous renvoie au titre, et que comme tout roi, il s’inscrit dans une dynastie : « Il y succède à son père, à son grand-père, à son arrière grand-père, à tous les Frédéric ». On souligne la gradation ascendante qui s’élargit vers la fin vers ceux que l’on n’a pu connaître, les ancêtres. Le narrateur insiste bien sur la proximité de cet être avec le hêtre, d’abord par sa profession (« la scierie », donc il scie du bois qui vient des arbres), ensuite car il en est le voisin : « au hêtre qui est juste à la scierie de Frédéric ». Il y a d’ailleurs une ambiguïté dans le point de vue : le hêtre est-il perçu par le narrateur, ou celui-ci adopte-t-il celui de Frédéric ? Toujours est-il que, grâce à ce hêtre, dont il est voisin, Frédéric a du divertissement sous les yeux pour la journée. Et ainsi ne peut être sujet à l’ennui, ce qui renvoie encore au titre. Ceci dit, Frédéric n’en voit que l’extérieur, donc l’apparence trompeuse. Or, il y a aussi M.V.
Ensuite, on nous parle d’un mystérieux M.V. : lui aussi porte un nom royal puisque le V peut être un 5 en chiffre romain, ainsi qu’on l’écrit pour nos rois de France. Le M peut aussi bien signifier Monsieur, que Monseigneur, le titre des princes. D’autres hypothèses sont plausibles comme Fritz Lang l’a fait pour son célèbre film expressionniste M. le Maudit. Ou M. ici le Mystérieux. V comme Voisin. Par ailleurs, Giono prétend voir eu un capitaine, pendant la guerre de 14, qu’il nommait M.V. pour ne pas révéler son identité, ce qui aurait pu faire du tort à sa famille. Toujours est-il que l’on s’interroge sur ce mystérieux V (pourquoi ne pas révéler son nom ?) qui « se servit de ce hêtre »… Tout cela est bien énigmatique. D’autant que M.V. est associé à un village : « Chichilinane ». Et que ce village est assez éloigné de celui du hêtre (« vingt et un kilomètres »). Or nous sommes plus d’un siècle avant la publication du livre (1843… 1845). Les routes étaient difficiles et on se déplaçait avec un âne à pied (« en bardot au pas »). Donc, que pouvait bien faire ce M.V. avec ce hêtre dont il se servit – notons l’adverbe de fréquence ou d’intensité « beaucoup ». Le narrateur nous le précise en fin de paragraphe : « C’était donc très extraordinaire, Chichiliane » (avec une anacoluthe). Il veut dire qu’il fallait vraiment de bonnes raisons pour faire ce parcours difficile et ingrat. Donc quoi et pourquoi ?
Enfin, le narrateur évoque un descendant des V, ici encore on se demande bien pourquoi. L’extrait s’arrête sur ce personnage : « C’est un V. » comme s’il était moins intéressant en tant qu’individu qu’en tant qu’être soumis à la descendance familiale. Il s’agit manifestement d’un étudiant, d’ailleurs il lit (« Il lisait Sylvie, de Gérard de Nerval »). Sans doute amené à devenir instituteur (il est question des grandes vacances, et de celles de Pâques). Contrairement aux deux autres personnages, on nous en fait le portrait, certes rapide, mais qui fait vraisemblable, et donc ajoute un effet de réel : « enfin quand je l’ai vu, moi ». On sait ainsi qu’il est jeune et rêveur (« un jeune homme très brun, maigre, avec un peu de barbe, ce qui démesure ses yeux déjà très larges et très rêveurs »). Donc plutôt un homme de culture et d’esprit par opposition à son ancêtre, plutôt porté sur l’action (la marche, « se servit du hêtre »). Derrière l’apparence trompeuse d’un être sympathique, on peut imaginer tout un ensemble d’actions plus ou moins négatives. Les apparences ne correspondent pas toujours à la réalité. Autre sujet d’intrigue, pourquoi insister sur la disparition des V. à Chichiliane (modalisation incertaine : « je ne crois pas qu’il reste des V à Chichiliane ») ? Pourquoi nous énumérer tous les lieux où ils ne sont plus (« bistrot, épicier, monuments aux morts »). Pourquoi nous entraîner vers le « Diois » par le « col de Menet » ? Le narrateur aurait-il enquêté pour retrouver des V ? Mais pourquoi ? Pourquoi nous décrire si longuement leur ferme ? Tout cela accentue le côté mystérieux du début. D’autant que l’on voit bien que le narrateur part du présent (Frédéric, l’étudiant) pour nous déporter vers le passé (M.V., les ancêtres de Frédéric »).


II) Le contexte spatio-temporel

A : Lieux naturels

-Beaucoup de noms de lieux nous sont fournis, qui permettent de déterminer une région. On comprend vite que nous sommes dans une région montagneuse : il est question de « vallon haut », du « col de Menet », « il gèle encore » à Pâques, et puis Chichiliane ou le Diois se repèrent facilement sur une carte. Dans la phrase qui suit l’extrait, le narrateur évoque Valence et Grenoble. On a aussi, plus précisément, « Clelles » et « la route d’Avers » (avec un rythme ternaire : « c’était juste au virage, dans l’épingle à cheveux, au bord de la route » parfaitement équilibré 555 ; plus des allusions à des forêts (« foules vertes »). Nous sommes donc dans le Trièves, juste en dessous du Vercors, dans la Drôme et les Alpes. Le narrateur ne donne volontairement pas le nom du village où vit Frédéric mais, dans son film, il le nomme Prébois. Et on sait que Giono passait ses vacances à Lalley, où se trouve aujourd’hui son musée (en plus de celui de Manosque, sa ville natale).
Il est aussi question de l’impression que nous fait cette région : Elle a l’air ingrat. En fait, on l’impression qu’à part lire ou travailler, il n’y a pas grand-chose à y faire. Déjà les routes sont ingrates (« en route torse »). Mais surtout les activités ont l’air limitées (« On irait, on y ferait quoi ? On ferait quoi à Chichiliane ? Rien. C’est comme ici. » L’adverbe « Rien » suppose l’ennui ou le manque d’intérêt. « Ailleurs » n’est pas tellement mieux loti, puisqu’on ne peut en espérer qu’« un découvert, ou des bosquets, ou des croisements de route ».  On comprend que nous sommes dans une région sauvage, austère, où les activités sont limitées. Donc sans grand « divertissement » à part le hêtre. Justement, pour se divertir le narrateur se plonge dans le passé, et semble chercher la ferme des descendants de V…
Enfin, l’allusion à Gérard de Nerval n’est sans doute pas là par hasard. Dans cette nouvelle, Nerval décrit une nature en accord avec l’individu, laquelle sert de refuge, de repère stable et donne envie de s’enraciner, de fuir la ville. Lire donc Sylvie (en latin : la forêt) dans un contexte où elle montre toute son hostilité, est évidemment ironique. Giono montre ce qu’était la vraie nature dans les années romantiques de Nerval, qui sont celles où vivait justement M.V. (l’ancêtre). Et donc la différence qu’il y a entre la représentation idéale que l’on se fait d’elle dans les livres et la réalité de son hostilité.

B) Liens entre le passé et le présent :

 – Il est fait mention de trois dates : L’auteur mentionne précisément 3 dates placées dans un ordre croissant « 1843-44-45 » et nous déplaçant cent ans en arrière par rapport à la date de rédaction du roman (1946). C’est assez important parce que cela nous déporte au 19ème siècle, au moment où la paysannerie est encore prépondérante mais cède peu à peu le pas au milieu urbain, à l’industrialisation, et à la colonisation. Pas de voitures alors, on circule avec des ânes au pas et pas de moyens de communication moderne, pas d’électricité, pas de sports divers pour se divertir. On vit au rythme de la nature, des animaux et des saisons. On est encore sous la monarchie et le Romantisme bat son plein. Cela permet de contextualiser un mode de vie ancestral et traditionnel qui nous est devenu étranger.
On remonte vers ces périodes lointaines, du côté de Frédéric : Certaines choses ou coutumes ont ainsi changé mais d’autres perdurent encore, comme le fait que l’on occupe certains métiers de père en fils. C’est le sens de la succession des « Frédéric » en début de texte. Les êtres changent mais les prénoms ou noms restent. L’essentiel, la propriété, le corps de métier, est sauvegardé. Ce n’est que plus tard qu’aura lieu l’exode rural.
-Les repères ne sont plus les mêmes : pour bien montrer combien les repères se sont modifiés, le narrateur se croit obligé de traduire en mesures de l’époque, « plus de cinq lieues », ce que nous mesurons, et qu’il mesurait en 1946, en termes de kilomètres (« vingt et un »). Petit à petit, Giono nous plonge, non seulement dans le mystère, mais dans un passé qui ne signifie plus rien pour nous et qu’il nous est difficile de reconstituer. Un peu comme le visage d’un descendant n’a plus que quelques signes à voir avec son lointain ancêtre (M.V. par ex). Et il suggère la difficulté à remonter dans le passé vu que nos critères ont changé, comme ont changé les routes et le temps nécessaire pour les parcourir.

III) La façon particulière de conduire cet incipit…

A) Qui parle ?


Le récit est mené à la 1ère personne : On ne sait s’il s’agit de Giono en tant qu’auteur ou d’un narrateur dont il se servirait pour rendre la situation vraisemblable. Il utilise la première personne tantôt pour signifier son incertitude : « Je ne crois pas qu’il reste des V. à Chichiliane », tantôt au contraire pour signaler ce qu’il sait : « Je suis bien persuadé qu’il n’en existe pas de plus beau ». Mais les occurrences sont assez limitées et ne permettent pas de distinguer l’instance auctoriale de la voix narrative. Elles montrent l’implication du narrateur ou auteur dans ce qu’il dit et donne une impression de véracité (« quand je l’ai vu, moi »).
Mais le « je » est souvent concurrencé par l’indéfini « on » : Ce « on » est moins synonyme de « nous » que de « n’importe qui», ou « quiconque ». C’est surtout remarquable dans la description (quasi ekphrasis) du hêtre : « c’est ce qu’on se dit dès qu’on le voit et c’est ce qu’on se redit inlassablement quand on le regarde ». La phrase est binaire et la cadence majeure puisque la fin est plus longue que le début. L’idée est qu’il faut plus de temps pour « regarder » que pour « voir ». L’adverbe « inlassablement » ajoute du temps à cette contemplation. Mais le passage le plus remarquable est celui qui tourne autour de Chichiliane, car il est construit sur un chiasme : « On n’y va pas, on va à Clelles, on va à Mens… mais on ne va pas à Chichiliane ». Le chiasme s’opère entre les négations et les affirmations : NAAN. On en a un second juste après : « On irait, on y ferait quoi, on ferait quoi à Chichiliane ? Rien ». Le chiasme porte cette fois sur action/interrogation. AIIA. Le narrateur veut suggérer que ce village est synonyme d’ennui. Donc c’est parce qu’il s’y ennuie que M.V. est venu au village du hêtre pour s’en servir. L’ennui appelle le divertissement, du titre… Lequel ? Et M.V serait-il le roi du titre ?
Apparition étonnante d’un « vous », qui s’adresse à nous, les lecteurs. Par exemple, quand le narrateur vous demande de partager avec lui l’itinéraire qui mène chez les V : « si vous montez, et la route vous fait traverser, vous pourrez voir, si vous descendez, vous pourrez peut-être voir ». Tout cela bien sûr vise à accentuer l’effet de réel, puisqu’il est peu probable que nous cherchions à vérifier.

B) L’art d’impliquer le lecteur :


Le ton adopté est souvent celui de l’oralité (plus que de l’écriture) : On note plusieurs phrases qui relèvent davantage du ton oral d’un  conteur qui établit un rapport de complicité avec son auditoire que de celui d’un écrivain. Donnons-en 3 exemples : « C’était donc très extraordinaire, Chichiliane » (pour : Chichiliane était extraordinaire), « Enfin quand je l’ai vu, moi », le pronom tonique n’était pas utile, et enfin « eh bien là, il y a des V. » pour dire : Là habitent des V. L’interjection fait plus orale.
Des questions se posent, que le narrateur nous pose… : « On ferait quoi à Chichiliane ? » Parfois indirectes. On partage ainsi ses interrogations.
Usage fréquent des parenthèses par souci de précision (à l’attention du lecteur) :  Nous en avons une à propos de Clelles (« qui est dans la même direction»), une autre plus longue et c’est normal puisqu’il s’agit de traverser des forêts assez épaisses (« de « et la route » à « la scierie de Frédéric »), une autre à propos du temps pascal dans la région (« mais à ce moment-là il gèle encore dans les parages »), enfin l’effet de réel à propos du jeune V. (« enfin quand je l’ai vu, moi »). Les parenthèses sont des digressions qui prouvent que le narrateur est bavard mais surtout soucieux de faire imaginer ce qu’il raconte à ses lecteurs.

Conclusion : Réponse à la question posée, récapitulation et ouverture.