LE RETOUR DE LANGLOIS


Début 2ème partie  de « J’ai eu de longs échos » à « étonnement ».
Introd : Auteur, Circonstances de publication en 46, Etat moral de Giono ; Œuvre, son titre et son triple propos (policier, westernien, tragique). Situation de l’extrait après l’arrestation et exécution de M.V. suite à ses nombreux crimes hivernaux, par Langlois, puis le départ de celui-ci qui a démissionné. Extrait : Passage qui relate son retour mais raconté par les vieillards qui l’ont vécu. Temps du passé car récit et description. Problématique posée par l’examinateur, plan. (Penser aussi à la lecture).

  1. Le changement de narrateur de ce roman polyphonique :

A) Le recours aux vieillards

Le narrateur principal (Giono, et sa parole auctoriale – celle de l’auteur – ? Une instance narratrice intermédiaire entre l’auteur et les personnages ?), celui de la 1ère partie, délègue manifestement, dès le début de cette deuxième partie, la narration à un collectif de vieillards annoncé dès le premier paragraphe : « le banc de pierre était plein de vieillards… voilà ce qu’ils me dirent. ».  Ce qui suit est donc raconté par leur soin, ce que montre le premier verbe introducteur de dialogue ou de style direct : « me dirent-ils ». On passe donc d’un narrateur singulier à un narrateur collectif. Ou à un collectif de narrateurs.
C’est la 1ère personne du pluriel qui est tout d’abord utilisée, sous la forme du « nous », pronom assez rare dans un roman, et par là même original. On en repère des occurrences dans le 2ème # : « le travail nous guérit (Pst de VG) », « Langlois qui retournait chez nous » ; au 3ème : « crépuscule que nous avons souvent » (Pst d’habitude) ou 6ème : « Nous n’avions pas l’habitude… ». Évidemment, les vieillards ne parlent pas tous d’une seule voix. Il faut donc supposer que Giono se contente de résumer ce dont il se souvient ou qu’il a pris en notes. D’ailleurs il le précise quand il cite « tantôt l’un, tantôt l’autre ». Pourquoi ce recours au « nous » ? Sans doute pour éviter le caractère décousu d’un dialogue où chacun interviendrait à tour de rôle, ou si l’on préfère pour donner une apparence de continuité à ce qui a été énoncé, de manière décousue, dans la réalité.
Comme ces vieillards s’adressent au narrateur du 1er paragraphe (et de la première partie) : « J’ai eu de longs échos de ce Langlois… » ; « ce qu’ils me  dirent », lequel ne se cache pas et intervient dans l’histoire puisqu’on comprend qu’il est venu près du banc pour les interroger, le narrateur, celui qui s’adresse à nous, est devenu narrataire, celui à qui l’on s’adresse. On voit donc comment Giono fait tourner la narration. D’autant qu’à travers l’ancien narrateur devenu narrataire (cela se voit quand ils disent (« Vous pensez bien qu’on ne le perdit pas de l’œil »), les vieillards s’adressent aussi, derrière Giono ou N1,  au lecteur, narrataire donc au second degré. On est dans la narration dans la narration, une sorte de mise en abyme. Mais pourquoi passer par ces vieillards ? Parce que, grâce à eux, on passe d’une narration écrite à une narration orale. Et que dans les milieux paysans la littérature est davantage orale qu’écrite, par ex les contes, les récits des troubadours au Moyen Age.

B) Au bout du conte (compte) : Prédilection pour l’oralité :

En fait le « nous » est vite remplacé par l’indéfini « on ». Bien entendu, on peut considérer ce « on » comme la forme orale, relâchée et donc moins écrite, plus spontanée, du «nous ». Ainsi peut-on en repérer de multiples occurrences dans le texte : Au 3ème # : « On se préparait… On farfouillait » ou 4ème (« on faisait, on buttait ») : Au 5ème # : « on vit déboucher » ; 6ème « on ne le perdit pas des yeux » et 7ème « on le fêta… ». Ce « on » fait en effet plus naturel que le nous d’autant qu’il ne recouvre pas exactement ce collectif de narrateurs ; il implique aussi les absents, les vivants d’alors, morts aujourd’hui, dont on ne se souvient pas forcément du nom ou de la présence, bref les habitants du village, témoins de cet épisode. On notera que ce « on » indéfini ne souligne pas l’identité de chaque narrateur.
A y regarder de plus près ce « on » est associé par les vieillards à la mise en place de l’épisode, c’est-à-dire au fond pour indiquer d’emblée le contexte, les indices spatio-temporels : « On se préparait aux grands travaux de l’été ; vers le fin de printemps, au crépuscule du soir » (temps), « on farfouillait… dans les jardins potagers au lieu-dit Pré-Villars… route de St Maurice… A cet endroit-là, la route… » (le lieu, avec deux noms propres). C’est ce que l’on pourrait appeler les activités d’arrière plan, et elles sont, puisque le récit se fait au passé, à l’imparfait. Cela permet au passage aux vieillards de se remémorer les activités (travail) du bon vieux temps et à Giono d’évoquer les travaux et les jours (cf. : Hésiode) du temps d’avant, quand l’homme était plus proche de la nature, apte à apprécier le paysage. Le bon vieux temps où l’on prenait le temps de « lever la tête » pour apprécier le paysage, offert en divertissement (métaphore : « les beaux soirs de velours »). Ces paysans sont des esthètes. Giono se permet aussi d’utiliser aussi des termes agricoles ou techniques (rigoles d’arrosage, buttait) qui sont familiers aux paysans et même leur syntaxe pas très orthodoxe (dite emphatique) : « C’étaient des rigoles d’arrosage qu’on faisait ». En tout cas ces détails font couleur locale, réaliste, effets de réel. Et montrent la volonté de Giono de conter (oralement) plutôt que de raconter (plus écrit).
Mais surtout c’est l’épisode proprement dit et la suite d’actions qu’il implique qui est relaté à l’aide de ce « on ». On peut même le décomposer en trois : l’arrivée (« On vit arriver ; on ne le perdit pas de l’œil ; on se dit »). A ce moment-là l’identité du nouvel arrivant n’est pas connue ; ensuite les retrouvailles : « on le fêta, avant qu’on puisse… ce qu’on aurait bien aimé faire ». A ce moment-là les paysans devenus narrateurs ont reconnu l’arrivant ; enfin le départ immédiat : « on le vit prendre l’escalier… ». Avant Pendant Après. L’identification se fait donc graduellement. On peut parler de gradation. La preuve qu’il n’est pas tout de suite identifié, c’est qu’au milieu de cette gradation les pensées ou propos de l’époque sont retranscrits au style direct : « En voilà un ». Article indéfini suivi d’une ellipse ou pronom indéfini voire numéral), le mot prouve que Langlois n’a pas été reconnu. Il fut comprendre : un poseur, un original, un citadin…  un qui donne du divertissement pour des années. En tout cas souci des vieillards de bien reconstituer l’épisode tel qu’il a été vécu longtemps avant…
II) Le nouveau Langlois :

A) Silence et refus du contact :

Avant identification et reconnaissance. Même si le nom de Langlois est repérable dans les deux premiers paragraphes, ne serait-ce que pour assurer la continuité avec la partie précédente (« ce Langlois »), on ne l’assimile pas tout de suite au cavalier évoqué dans le 5ème. L’usage de l’article indéfini « un cavalier » prouve qu’il n’a pas été identifié. Un peu plus loin « Le cavalier »,évoqué deux fois n’a toujours pas d’identité, ni même le fameux : « En voilà un ! » du 6 #. Lequel sera d’ailleurs tout de suite contredit par le 7ème (« Non, ça n’en était pas un ».). . Ce n’est que dans le 7ème # que son nom est prononcé à nouveau : « c’était Langlois ». A partir de ce moment-là, le pronom prend le relais et tout tourne autour de lui.
Les retrouvailles. On note d’emblée le contraste entre les initiatives plutôt sympathiques des villageois, heureux de le retrouver, ce qui est résumé  de manière sommaire en trois mots (« On le fêta ») et la fin de la phrase en nette opposition (« Mais ») puisque Langlois refuse la familiarité (« il rompit les fêtes, – nouveau polyptote – avant qu’on puisse lui frapper sur l’épaule »). On a donc l’impression d’avoir affaire à un être distant, quasi intouchable, sacré, bref un roi, comme dans le titre. La fin du paragraphe joue sur des effets d’asyndètes (« Il tourna les talons, pénétra dans la cuisine, ferma derrière lui ») qui assurent une accélération du rythme, témoignant de la volonté de Langlois de précipiter les choses et donc de mettre fin aux retrouvailles. Trois actions successives au passé simple traduisent le passage de l’extérieur vers l’intérieur. Manifestement ne veut pas communiquer au point d’étonner ses intimes (Dernière phrase : « Saucisse même le regarda avec étonnement ».
Petite déception. Enfin on note son peu de loquacité : « A peine s’il dit trois mots »… Manifestement, ne veut pas communiquer. Cela se voit dans son attitude avec Frédéric II (au nom royal pourtant), lequel justement fait preuve d’une trop grande familiarité (« qui s’était claqué les cuisses », comportement un peu grossier marquant la surprise et le contentement.). Du coup les quelques paroles prononcées se diluent (« on fut même incapable de dire ce que c’était qu’il avait dit ».). C’est le Langlois cassant, distant des deux dernières parties. On notera l’amplification du rythme dans la phrase avec 3 verbes (tourna, entra, monta) d’action au Passé simple et qui traduit l’éloignement progressif.
B) Une insolence rare :

– C’est l’épisode de son arrivée à cheval qui est le plus décrit dans ce passage. D’abord parce qu’il arbore une tenue à laquelle les paysans ne sont pas habitués : « redingote boutonnée jusqu’au cou, un gibus tromblon – on relèvera l’antonomase ». On notera d’une part les détails fournis par les vieillards et qui laissent supposer que ce cavalier est un être strict, militaire (« sanglée, très étroit »), tiré à quatre épingles. Et surtout la description du port du gibus qui, d’une part est qualifié « d’une insolence rare » et, de façon plus vulgaire « un coup de pied au cul de tous ceux qui le regardaient ». Cad qui donne l’impression d’avoir un homme qui é réussi par rapport à des médiocres. Manifestement le cavalier se sait supérieur. Il a voulu donner une certaine solennité à son retour, peut-être pour donner du divertissement qui demeure dans les mémoires, mais sans doute aussi pour bien garder les distances.
Le cheval aussi, parce qu’il surélève le cavalier, concourt à cette insolence. Il stipule la noblesse de caractère, la majesté de comportement. Manifestement, Langlois sait le manœuvrer, le maîtriser (« le cavalier dominait fort bien ») ce qui prouve qu’il est un chef qui sait se faire obéir (alors qu’il s’agit d’un cheval avec « beaucoup de nerfs », un cheval d ecaractère). Termes laudatifs pour le cheval (« très attirant » ; « jolie parade »… Rythme ternaire  (« nerfs, courbettes et pétarades »). Langlois est un bon cavalier qui sait monter à cheval.
On notera qu’on a ceux qui regardent (« on ne le perdit pas d’un œil »), et qui se sentent infériorisés (« chatouillés sur nos terres »). Et celui que l’on regarde, autour duquel tourne toute la scène, et dont on ne connaît pas les pensées (focalisation externe du pont de vue des vieillards narrateurs). C’est bien le roi, dont les vieillards ne sont que les chroniqueurs, et le roman est appelé Chronique par Giono.

III) Ce qu’a voulu suggérer ou faire Giono ?

A) Pourquoi ce retour hors-saison :

Le collectif de narrateurs insiste sur l’été ou le printemps : ce sont en effet des saisons euphoriques, où tout va bien, où l’on travaille (cf. texte), ou la nature est belle (cf. texte) et où donc l’on a de quoi se divertir suffisamment pour échapper à l’ennui, à l’isolement, à la claustration, au blanc de la neige et du brouillard etc. Du coup, que vient faire Langlois ? C’est la question que l’on peut se poser si l’on sait que tous les crimes ont été commis l’hiver.
De la même manière, la tenue qu’il arbore est en complète contradiction avec celle que l’on attend dans un milieu paysan, y compris de sa part puisque manifestement les témoins ne le reconnaissent pas. Elle est donc e décalage. On peut même se demander si elle n’est pas en contradiction avec la saison. Les réactions de surprise, notamment de Frédéric 2, tendraient à prouver qu’ils se demandent tous si l’énergumène n’est pas un excentrique (« on ne savait pas de quoi, mais c’en était un sûrement »), venu pour en imposer. Ou un égaré. Un pas très au courant des mœurs du pays. En tout cas pas « un » de leur monde. Un farceur ? Mais ce n’en est pas un. Ou bien vient-il annoncer quelque chose d’important, de solennel, mais quoi ?
En tout cas cela relance le suspense après la résolution de l’énigme du meurtrier M.V. Et en effet, à partir de ce moment-là, que ce soient les vieillards (et parmi eux peut-être encore Frédéric 2) ou Saucisse, il ne sera plus question que de Langlois dans le roman.


B) La raison profonde de ce recours aux vieillards :

D’abord cela permet de nous déporter dans le passé, non seulement par rapport au moment de la rédaction du livre (1946 : en admettant que l’auteur se confonde avec le narrateur) : « à une certaine époque, il y a plus de trente ans ». Cela nous permet donc de nous retrouver autour de la guerre de 14 qui a traumatisé Giono (Refus d’obéissance) et donc plongé les hommes dans un bain de sang, thème majeur du livre. Mais cela permet aussi de nous déporter 70 ans auparavant (« en 46 » cad en 1846) à l’époque donc où ces vieillards n’étaient que des jeunes gens ou des enfants. Ce qui signifierait que certains pourraient être centenaires. Ainsi, ils auraient connu le personnage principal et vécu l’épisode qu’ils datent « un an après » les faits, racontés dans la première partie. Cela signifie combien le souvenir est encore vivace en leur mémoire (« J’ai eu de longs échos… », allitérations en l) et donc combien le divertissement qu’il a apporté lors de son retour est resté dans leurs mémoires a été décisif dans leur vie. Leur témoignage permet de ressusciter ce passé.
– Par ailleurs, il est dit dès le début que ces vieillards « savaient vieillir » (mots de la même famille : polyptote). C’est, bien sûr, pour rappeler un mode de vie qui favorisait les âges canoniques, moins moderne, où l’on prenait le temps de vivre, même s’il était teinté d’ennui, ce qui n’en faisait que mieux ressortir le divertissement. Et où on menait une vie saine. D’ailleurs, l’un d’eux énonce une vérité générale à ce sujet (« Le travail guérit de tout »), à relativiser toutefois puisqu’il précise « Ici ».
-Bien sûr les allusions aux beaux soirs de velours, aux travaux de préparation de l’été et surtout au retour de Langlois illustrent le thème du divertissement. Langlois sait, en s’habillant de la sorte, et en arrivant à l’heure où il sait qu’il sera vu de tous qu’il va frapper les esprits. Ils leur donnent du divertissement pour des années ; D’ailleurs ces anciens paysans devenus vieillards s’en souviennent plus de sept décennies après.

Conclusion : Un exemple à la fois de la façon dont Giono joue sur la polyphonie et l’art de conter en privilégiant l’oralité. Une énigme en revanche : dans quel but ce retour et ce changement d’attitude ?