UN ROI SANS DIVERTISSEMENT : La mort du loup
De « Le voilà, la bas ! »  à « l’encaisseur de mort subite ».

Introd : Auteur, Circonstances de publication en 46 après la guerre, État moral de Giono, assez déprimé. Œuvre classée comme chronique, son titre et son triple propos en 3 parties (policier, westernien, tragique). Situation de l’extrait : Fin de 2ème patrie : traque d’un loup dangereux. Récit fait par un chœur de vieillards, toujours vivants et centenaires quand le narrateur les interroge, vers 1914. Problématique : Qu’aura essayé de faire Giono en évoquant cette battue tragique ?
Plan :

I) Une fin de chasse funeste

A) Les conditions de la chasse

Le lieu choisi, synonyme de fin : Le mot « endroit » est répété à trois reprises (anaphore). C’est pour insister sur le lieu de la mort du loup, le lieu de sa fin. Le loup semble s’en accommoder puisqu’on nous précise (« un endroit… aurait choisi lui-même… »). Les rabatteurs également puisque c’était un peu leur but : « A l’endroit vers lequel, depuis ce matin… nous nous sommes efforcés de le pousser » (longueur de la phrase rappelant la longueur de la journée de traque). On a donc un consensus, un accord tacite des deux adversaires sur le lieu du drame. En fait on comprend vite qu’il s’agit d’un cul de sac : « cet abri que l’aplomb même du mur fait à sa base », une sorte de paroi infranchissable. Le lieu donc est bien choisi.
-Le moment choisi, synonyme de fin aussi : On comprend que nous sommes à la fin de la journée, moment qui se prête bien à la fin d’un être, à sa mort. Le texte précise « depuis ce matin ». Mais surtout, on évoque les « torches » qui éclairent la nuit, laquelle tombe vite en hiver, en montagne (il est question de « la neige »). Cela provoque un clair obscur mais on reste tout de même dans le noir. Ce donne une tonalité tragique, et nocturne, au passage. D’ailleurs, tout le monde semble « endormi(s) ».
-Du coup l’ambiance est quelque peu surnaturelle : Les protagonistes semblent vivre dans un rêve ou, en tout cas, un état second. Langlois donne l’impression de voler : comparaison : « comme s‘il planait ». Et l’énorme procureur royal semble glisser sur la neige : « c’est la légèreté aéronautique avec laquelle le fameux procureur royal fait traverser nos rangs à son ventre ». On notera les allitérations liquides et spirantes pour suggérer ce glissement. Lui aussi est assimilé à un objet volant, en l’occurrence un avion. Et l’allusion à son ventre est à la fois comique et irrévérencieuse. Giono n’a pas voulu faire une tragédie, mais un opéra-bouffe, cad mélanger les genres (comique et tragique). Mais ces actions surnaturelles nous font passer à de l’épique.

B) Le protagoniste animal

Dans un premier temps, le loup semble paisible (apparence) : Un adjectif nous le précise d’autant qu’il est assorti d’une litote « il n’y serait pas plus tranquille ». Il ne semble pas paniqué outre mesure : « Il nous regarde ». Il paraît immobile, au mouvement de ses « longues oreilles » près. Vers la fin il est précisé qu’il semble lui aussi « endormi ». Mais il faut se méfier des apparences. Quand il « se dresse sur ses pattes », on a l’impression d’un face à face westernien, et donc qu’il est humanisé. En tout cas, paradoxalement, il n’est pas pris de panique, comme on eût pu s’y attendre.
-Mais demeure dangereux malgré tout : Mais deux détails prouvent qu’il ne faut pas s’y fier. D’abord la mort du « chien de Curnier, couché, mort » (gradation syllabique), qui plus est dans le silence. Ce loup est donc plus dangereux qu’il n’y paraît d’autant qu’il est sournois, ne commet pas ses méfaits au grand jour. On remarquera que le loup jette un dernier regard à ce sang qu’il a aimé par-dessus tout dans son existence, et qui lui a permis de vivre un divertissement perpétuel (Dans le film M.V., dit, avec la voix de Giono : Il ne s‘ennuiera plus…). Ce loup est donc sanguinaire comme certains rois qui ont besoin du sang, cad d’un divertissement royal. L’autre preuve de ce danger c’est le risque du « saut de carpe » qui lui aurait permis de s’échapper. Et que Langlois a permis d’éviter en usant d’une tactique savamment mise en scène, comme au théâtre.
-Devient victime expiatoire de la communauté : A la fin, on comprend que le loup a compris qu’il avait perdu, qu’il se résigne à son sort. Toujours est-il qu’il devient « l’encaisseur de mort subite » face à son exécuteur/ « expéditeur ». Le loup disparu, non seulement la région sera débarrassée d’un prédateur dangereux mais la communauté villageoise se sera offert du divertissement royal pour des années. La preuve : des décennies plus tard, des vieillards en parlent encore.

II) Le roi Langlois et sa cour (divertissement royal)

A) Langlois, chef incontesté :

-Maître de cérémonie et organisateur : C’est lui qui dirige l’opération en fin stratège, ce que chacun reconnaît volontiers dans cette phrase exclamative : « Sans Langlois quel massacre ! ». Il ne faut pas oublier que Langlois est un militaire de carrière, devenu après sa démission commandant de louvèterie. Le danger en effet était grand pour les rabatteurs de vouloir être celui qui tuera le loup (d’autant que la battue du jour entier les a excités). C’est le sens de la précision apportée par la nominale : « Au risque de nous fusiller les uns les autres ». L’expression est ensuite reprise en anaphore : « Au risque même… de lui permettre le saut de carpe qui l’aurait fait retomber vers les vastes forêts ». A savoir vers la liberté. Surtout, il prononce le seul mot du texte, une exclamative nominale et minimale, « Paix !», nom repris deux fois en écho par l’auditoire : « Oh ! Paix ! Pendant que recommence à voltiger le va-et-vient des torches colombes ». Puis plus loin simplement « Paix ! ». La colombe n’a pas été choisie par hasard puisqu’elle est justement symbole de la paix. La métaphore a été expliquée plus haut dans le roman, par le bruit d’ailes que font ces torches sous l’effet du déplacement ou du vent.
-Il met de la solennité dans ce qu’il fait : On a l’impression d’assister à une messe, avec Langlois à la place du prêtre, « bras étendus », en position christique. Les narrateurs insistent sur la lenteur de son avancée : d’abord, « pas à pas », puis «grâce à l’adverbe « lentement ». La lenteur est accentuée par la répétition insistante du verbe s’avancer, et de la phrase minimale : « Langlois s’avance. », répétée 4 fois. On le voit ainsi progresser vers le but, le face à face final. Un peu pour ne pas effrayer le loup, un peu pour impressionner les témoins, ces gestes lents et solennels montrent le grand connaisseur d’âme humaine et le fin stratège qu’est Langlois.
-Il ne laisse à personne le soin de donner la mort : Il est « l’expéditeur… de mort subite », ainsi que le précise le texte, dont le loup est « l’encaisseur ». Le recours au pistolet connote le genre westernien d’autant que celui-ci est un type de film populaire mais qui renvoie aux mêmes époques évoquées ici (1840-1880), où l’on jouait du révolver du côté de l’Amérique profonde et rurale. On notera l’allusion au « conciliabule muet » qui renvoie à l’exécution non protocolaire de M.V. en fin de 1ère partie. Le loup est donc la seconde victime criminelle du livre, à chaque fin de partie. Quelle sera la troisième ? D’ailleurs, la cible est la même : « deux coups de pistolet dans le ventre». Sauf qu’ici Langlois n’a pas pris le temps d’ajuster tellement il est sûr de lui et de son fait : «  deux coups de pistolet tirés à la diable ». On se demande, puisqu’M.V. est ainsi identifié au loup, si Giono n’illustre pas la fameuse phrase du philosophe Hobbes : « L’homme est un loup pour l’homme. »

B) La cour du roi : les témoins et rabatteurs

Les rabatteurs/témoins agissent de concert : S’ils n’interviennent pas, les rabatteurs et témoins agissent de concert. D’où l’emploi permanent de la 1ère personne du pluriel « nous », ce qui fait que l’on se saurait dire qui parle, des vieillards censés avoir vécu l’événement et censés le raconter en 1914 à Giono ou à son narrateur (N1). A part le procureur royal, venu réglementairement constater les faits, ils font tous la même chose, de manière assez passive : « Nous le voyons ! » (Exclamative de suspense et soulagement)… « Nous n’avons pas envie de le suivre », « Nous voyons aussi que… ». Ainsi chacun s’efface devant le chef incontesté, grand organisateur de ce divertissement. Toutefois, l’un des vieillards se met en valeur, à moins que ce ne soir le narrataire, Giono, qui revit le fait en même temps qu’on le lui raconte. On a en effet une première personne du singulier qui s’immisce dans cette narration collective : « je craignais qu’il ne soit ». C’est dire si le loup a déclenché une certaine compassion liée à son statut de victime. Cela met plus d’émotion, de vie à l’histoire et cela fait davantage encore vécu.
-Savent qu’ils vivent un moment crucial de leur morne existence : Le moindre détail est noté comme s’ils savaient qu’ils s’en souviendraient encore longtemps après, ce qui est le cas : ainsi des allusions ternaires aux « de fanfares, de télégraphes et de cérémonies », plus précisément le clignement des yeux et les mouvements d’oreilles du loup, le mouvement des « torches colombes », « les pattes croisées du loup » laissant voir le chien de Curnier, mort…, le sang sur la neige…
Ils s’effacent et concluent : Certes ils reconnaissent les « couillonnades » qu’ils auraient faites sans leur chef temporaire, Langlois. Ils envisagent avec terreur celles qu’ils auraient pu faire, toujours en rythme ternaire : « confusion des cris, des coups, des fumées ». Mais ils notent aussi les contrastes entre la longueur de la journée passée à traquer et la rapidité du geste exécutoire ou sacrificiel :  « Ainsi donc, tout ça pour en arriver encore une fois à ces deux coups de pistolet… ». De même ce sont eux qui tirent le mot de la fin en jouant sur l’antithèse entre « expéditeur et encaisseur de mort subite. ». Manifestement certains sont faits pour tuer, savent donner la mort, ont le droit de le faire, et ce sont des rois. Ceux qui le servent ne sont que sa basse cour.

III) Des souvenirs et leur sens caché

A) Récit de témoins oculaires

Il s’agit d’un récit collectif , mais avec deux actions seulement : En fait ; l’épisode final du chapitre relate l’épisode crucial de la traque du loup , narré par ses témoins et participants oculaires. Mais à y regarder de près, on ne note que deux occurrences de verbes au passé simple. Et toutes deux sont réservées à Langlois : « Il resta devant nous »,  et surtout « il tira ». Entre les deux on est passés de l’attente à l’action, de la lenteur à l’accélération « subite ». On peut hésiter sur le verbe introducteur de dialogue « dit » mais il peut tout aussi bien être au présent de narration.
-Mais entrecoupé de présent de narration (hypotypose) : En effet, la plupart des verbes d’action sont au présent dit de narration qui donne plus de vie au passage. C’est ce qu’on nomme hypotypose, scène que l’on a l’impression de voir se dérouler devant nos yeux. On le remarque dès le début du texte : « Il est bien à l’endroit où je craignais qu’il soit ». Un peu plus loin « il nous regarde. Il cligne des yeux… ». Puis toute la série des « Langlois s’avance » avant de revenir à l’animal traqué : « Le loup regarde »… Le procureur aussi « fait avancer son ventre ». Tout est fait pour donner l’impression que les témoins ont encore sous les yeux ce qu’ils ont vécu, au moins sept décennies avant. C’est dire si le souvenir est profondément ancré dans leur mémoire. On note aussi quelques actions au passé récent : « il est couché » suppose une courte durée.  Et on a un passé composé de la forme pronominale pour rappeler le travail effectué tout le jour : « nous nous sommes efforcés de le pousser » qui renvoie à la journée achevée.
Ton évident de l’oralité : Mais au fond Giono conserve le ton du conteur, d’où les nombreuses exclamatives (« Le voilà là-bas ! Nous le voyons ! »). Les interjections (« Eh bien, il y est », « Oh ! Paix ! »), l’abus systématique et relâché du démonstratif (« Tout ça, pour en arriver… », ou « c’est de coucher deux ou trois fois ces longues oreilles », voire « si c’était un endroit »), l’abondance de verbes pauvres comme être (« Il est bien à l’endroit »), les nominales (« Au risque de nous fusiller…), les parenthèses pour apporter des précisions (ce qu’il se serait passé si Langlois n’avait pas pris les opérations en mains). Ces procédés paraissent plus authentiques puisque Giono laisse s’exprimer les témoins de la battue. Et que ceux-ci, simples paysans, ne s’expriment pas comme un romancier.

B) Qu’en comprendre ?

– D’abord, Giono se souvient de la Mort du loup, de Vigny : Il s’agit ici d’intertextualité. Ceux qui connaissent l’auteur romantique Alfred de Vigny, reconnaîtront La mort du loup, qui fait partie des Destinées et qui est un des textes les plus célèbres de la poésie française. Qui plus est, de cette époque, où triomphe le Romantisme, dans les années 1840. (cf. : le citer au besoin). C’est d’autant plus intéressant que ce poème de Vigny donne une leçon de stoïcisme à l’homme, à partir d’un exemple animal. Inversement le regard du loup sur le sang et la neige peut faire penser à Perceval (cf.fin du livre)
-A montrer que tout est prétexte à divertissement, même la vue du sang : Le passage s’éclaire si l’on comprend que le but de Langlois est de donner aux villageois, et sans doute à lui-même, du divertissement pour des années, tout en étanchant son goût du sang dont il n’avait jusque-là pas conscience (mais que lui a révélé M.V.). IL faut en effet mettre cet épisode en relation avec les Pensées de Pascal sur le divertissement, présentes dans le titre. D’où la durée particulièrement longue de la traque (toute la journée, avec les moyens adéquats : fanfares, cérémonies…
-Langlois, La loi, le roi : Dans le nom même de Langlois, on sent sonner le nom de la loi. Il donne des ordres. Il est donc la langue de la loi. Il est d’ailleurs couvert et épaulé par le « fameux procureur royal ». Pour Giono, le sang est un divertissement de roi puisque lui seul, en tant qu’il incarne la loi, a le droit de le faire couler. Langlois, après M.V. et le loup est donc un roi, celui du titre. Lui autant voire plus que les autres a besoin du divertissent pour ne pas devenir « un homme plein de misère ».

Conclusion : bilan, réponse à la problématique, ouverture.