LA JETÉE


L’auteur, écrivain belge, proche du surréalisme,  et ses voyages (réels, imaginaires, dans le langage, le rêve, la peinture, Plume, les drogues médicalisées…) et articulés autour de la recherche du Grand secret (qui donne sens à la vie). Recueil  La nuit remue et Mes propriétés, qui inclut La Jetée.
Court texte en prose, poème (beaucoup d’images) plutôt narratif, où un malade assiste à une scène des plus étranges.
Problématique : Que veut nous suggérer l’auteur (3 : intention symbolique) à propos de cette jetée (1 : de quoi nous parle-t-on ?) où il se passe des faits mystérieux (2 : Que nous en dit-on ?)
Plan :

I) L’essentiel se passe sur une jetée :


A) Cadre :


– D’abord nous sommes dans une ville normande, « Honfleur » (1er §) au nom un peu poétique et un peu ronflant, et plus précisément un port (normalement, faisant penser au voyage, au départ), ce qui justifie la présence de « la mer » (§ 1,2,3,4, 6…+ le pronom « en «  § 5). Il s’agit de la Manche, mer froide.
– C’est dans ce port qu’il est question d’une « jetée » (une occurrence, §2). Un peu plus loin, le poète utilise un quasi-synonyme, « l’estacade ». C’est cette jetée qui est la cadre de la scène narrée. La particularité d’une jetée c’est qu’elle avance vers la mer et donc semble à la fois s’y jeter, et s’ouvrir aux bateaux et nouveaux arrivants. Le poète va jusqu’au « bout » donc le plus près possible de la mer, sans doute aussi pour s’éloigner des autres et du monde (besoin d’évasion). La jetée : transition entre terre et mer.
– La mer semble l’objet du désir du narrateur (« je n’avais pas encore vu la mer ») ce qui est quand même un peu surprenant dans un port. On a donc une sorte de gradation : chambre (à Honfleur), jetée, mer. Que l’on ne retrouve pas à la fin, au dernier §, puisque le poète se retrouve directement dans son « lit ». La phrase finale est d’ailleurs bizarrement construite,, selon le procédé de l’anacoluthe ou rupture de construction (on devrait avoir : Je me demande comment  je pus regagner mon lit… Cette phrase sème le doute sur l’existence même de cette éventuelle jetée… D’autant que le poète prétend l’avoir fabriquée…

B) Composition du texte :


– En fait si la jetée occupe bien tout le centre du texte, on repère aisément un avant et un après, à savoir une sorte de cadre dont la partie jetée serait le tableau central, animé, ou scène encadrée. On a ainsi manifestement une forme en triptyque Chambre Jetée Chambre (Lit).
– Mais on a aussi un changement de point d’intérêt : En effet si la narration commence par la 1ère personne, elle se focalise ensuite sur la 3ème avant de revenir à la 1ère. Ce qui nous donne en fait une composition : « je » (malade : « le médecin me faisait garder la chambre » « isolement »), « il » (un homme qui se dit lui-même « vieux », donc un vieillard), « je » (malade,  « tremblant de fièvre ». On revient donc au point de départ (au 1er § au rythme ternaire et 10-10-12 cad au lit du malade). Entre temps, le narrateur s’est changé les idées (« lassé d’un tel isolement »).
– Sur la jetée, le poète, contemple (« la mer »), écoute (« un murmure » puis les paroles du vieillard au style direct, enfin il le regarde faire (la pêche miraculeuse). Donc Vue, Ouïe, Vue mais on peut y ajouter le toucher puisque le narrateur prétend aider le vieux (« nous remplîmes »).

II) En fait, la jetée n’est intéressante qu’à cause du vieillard


A) Le vieillard :


– A partir du moment où il apparaît (§ 4), avec le déterminant présentatif « un »), il n’est plus question que de lui : en fait il se livre essentiellement à une action, celle de « retirer de la mer » tout un tas de choses, ce qu’il prétend faire §4 (« je vais » : présent équivalant à un futur immédiat), le fait longuement dans les § 4 et 5 (« Il se mit »… « Il sortit », au PS), avant de tout « rejeter » à la mer §6,7 et 8, lui-même compris. Appelons « pêche » cette opération de sortie (verbe sortir §5) hors de l’eau.  On a donc trois étapes : avant, pendant, après.
– On ne sait rien de lui mais son apparition est quelque peu surnaturelle, d’autant que le vieillard est dans la même position que le narrateur-personnage (« assis comme moi les jambes ballantes ». Et elle commence par du son, plutôt que par la vue : un murmure… Le vieillard parle-t-il seul ou déjà au narrateur ?
– Mais c’est surtout le contenu de sa pêche qui nous surprend. Au lieu de poissons, le vieillard rapporte des êtres (« capitaines », « femmes » et des objets précieux (« caisses cloutées de toutes sortes de choses précieuses »). L’apparition du vieillard nous fait basculer petit à petit dans le fantastique, le merveilleux, le surréalisme.
B) Mais le narrateur joue aussi un rôle important :
– Après tout s’il n’avait pas fabriqué (« je construisis une jetée », ce qui est bien sûr impossible) la jetée la scène n’aurait pas eu lieu et le vieillard, sur la jetée, n’aurait peut-être pas existé. On peut donc se demander si toute cette scène n’est pas le fruit de son imagination, d’autant qu’il est quand même fiévreux en fin de texte. Et si le jetée ne correspond pas à son imaginaire qui le conduit à l’objet de son désir : la mer (et ce qu’elle suggère d’immensité, de liberté, de beauté…).
– Par ailleurs, trois allusions intriguent : le fait que le vieillard est dans la même situation que lui (« assis comme moi », qu’il fait la même chose (« je regardai la mer §3 ; (il) regardait la mer § 4 »), et bien sûr le fait que le poète l’aide dans son entreprise, on peut se demander pourquoi (« Nous remplîmes ainsi toute l’estacade »). Ainsi, il y aurait une assimilation du vieillard au narrateur. D’autant que les deux sont ingénieux (le narrateur se sert du « brouillard » sans doute pour ne pas être vu, le vieillard de « poulies », détail réaliste qui fait contraste et ajoute ainsi une touche d’humour (Michaux pense à tout). Son hallucination serait une sorte de signe avant-coureur, d’avertissement sur ce qu’il risque de lui arriver aussi, et donc comme une anticipation de son propre destin. Le vieillard est son double : après tout le narrateur, gardé en quarantaine, pourrait peut-être ne pas, ne jamais partir…
– En tout cas les sens (sensations) de ce narrateur sont en éveil : Son sens visuel lui fait personnifier la mer (« qui respirait profondément », son sens tactile lui fait trouver glacées les gouttes d’eau de mer projetées (« vous mouillant, vous glaçait », plus loin on le retrouve « grelottant » ; il est aussi sensible au son, « au murmure venu de droite ». Il prend des initiatives (« je construisis »), et son esprit est en éveil puisqu’il titre des conclusions de ce qu’il voit : « visiblement ce n’était pas satisfaisant », a repéré « le grand espoir » du vieillard puis sa déception : « son regard s’éteignait » (métaphore), « tout était perdu, qu’il espérait retrouver et qui s’était fané » (métaphore + antithèse). Le poète donc, s’il ne fournit pas la clé de son texte énigmatique, nous prend à témoin et nous incite à une interprétation symbolique.

III) Interprétation symbolique :


A) Le pêche miraculeuse :


– On note aisément l’emploi d’une construction ternaire concernant la pêche miraculeuse. On peut facilement en décrypter le mystère. Les « capitaines » pourraient incarner l’aventure et la gloire, la carrière réussie dans le voyage et l’action. Ils sont « d’autres âges » d’abord à cause de l’âge du vieux mais aussi parce qu’il a dû lire ou entendre des exploits du passé; les « caisses cloutées » tout ce qui relève de l’argent, de la fortune et des rêves de trésor, ici aussi alimentées par la littérature et les récits de voyage ; les femmes, l’amour et toutes les conquêtes féminines accumulées ou espérées. Ici encore référence à l’ancien temps (« habillées comme elles ne s’habillent plus ? »). Bref tout ce qu’un jeune homme aspire à obtenir quand il est au début de sa vie – et qui lui donne du sens ( à cette vie). Le vieillard, quant à lui, considère tout cela comme « pas satisfaisant ».
– Car il ne s’agit là que de choses matérielles, que l’on n’emporte pas avec soi après la mort. Pour le vieillard, elles n’ont plus l’intérêt, la saveur, la signification qu’elles avaient avant, quand il était jeune. D’où sa déception (le caractère péjoratif du pronom « ça », poussé derrière lui, comme rejeté déjà… Il est vraisemblable que le vieillard cherche quelque chose de plus consistant, de plus spirituel, qui donnerait un sens plus profond à la vie. C’est le fameux grand secret.
– Dès lors, si le vieillard n’a plus rien à espérer, il est normal qu’il se laisse entraîner, comme un « débris » dans l’eau qui l’engloutit (avant-dernier §). La mort semble pour lui la  seule issue à son échec existentiel. En effet, il est probable qu’il se noie (« l’entraîna lui-même, comme un vulgaire objet, un vieux débris).


B) La mer et ses symboles


– La mer semble mise en rapport avec la mémoire : c’est ce que semble signifier les propos du vieillard : « je vais en retirer tout ce que j’y ai mis depuis des années ». Il s’agirait alors de ses meilleurs souvenirs, y compris des actions inaccomplies mais auxquelles il a pu penser. Ce que l’on sait c’est que le nombre des objets mis dans cette mémoire est considérable (ils remplissent « toute l’estacade ») ? Curieusement, à propos de mémoire, le narrateur prétend ne pas en avoir. N’est-ce pas parce qu’un rêve laisse souvent une impression d’imprécision ?
– Mais pourquoi se limiter aux souvenirs ou à la mémoire ? La mer peut également symboliser tous les désirs, toutes les aspirations, tous les rêves que l’on a faits. C’est peut-être pour cela que le poète isolé tient tant à la voir, pour qu’elle lui donne une raison d’espérer et donc de vivre (il veut peut-être partir, voyager, devenir marin, comme ce fut le cas pour le jeune Michaux). En tout cas, si l’on dit que la vie ne tient qu’à un fil, l’enchaînement des souvenirs se limite à un « ruban » avec, encore une fois, une construction étrange, en anacoluthe : « Un long ruban ce qui tomba »…
– Enfin, on ne pourra s’empêcher de repérer une association entre le mot « jetée » et le verbe « rejeter » employé à propos de l’action du vieillard. Quant à cette « jetée » elle symbolise l’imagination du poète qui prétend l’avoir construite, et lui permet d’atteindre son souhait. Imagination puisque lui-même se demande, comment il a pu regagner sa chambre … Qu’il n’a probablement jamais quittée…


Conclusion : vérif réponse à question posée. Avis sur ce genre de texte et son interprétation. Rappel Michaux, grand artiste et explorateur de l’espace du dedans.