Paru dans la revue « le Français dans tous ses états » n°45-2000 dont le thème était L’humour des poètes. On peut se le procurer au CRDP Languedoc- Roussillon .

Qui connaît la chanson ? 

Et je prise bien moins tout ce que l’on admire Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire « , oppose Alceste au précieux sonnet d’Oronte.

Nerval dit son attachement aux  » vieilles chansons  » de son Valois d’adoption :  » A Dammartin l’y a trois belles filles/ L’y en a z’une plus belle que le jour…  » ; et Baudelaire à un Pierre Dupont.

Plus près de nous, Georges Pérec se souvient de  » Prosper youp-la-boum « . Philippe Delerm cite notre Johnny national en exergue d’un livre à succès. Enfin les annales 00 du Brevet incluent un texte signé Michel Berger, Monopolis.

Au demeurant, cela fait belle lurette que la chanson a droit de cité dans l’Institution qui nous occupe. La chanson à texte. La chanson dite poétique. La chanson grave et résistante… Mais la chanson qu’on dit  » populaire « , a priori digne de mépris, que les manuels ignorent, et qui semble à la Poésie officielle ce qu’un slogan publicitaire est à un aphorisme d’immoraliste, faut-il irrévocablement la bannir de nos séquences d’enseignement ? On aurait bien voulu y cantonner un Nino Ferrer. Vous savez : Z’avez pas vu Mirza ? Gaston y’a le téléfon qui son… Oh, Eh ! Hein ! Bon !. Des chansons qui se chantent dans la bonne humeur, dans le bon humour, sans prétention…

A l’usage pourtant elles pourraient se révéler porteuses d’une valeur pédagogique insoupçonnée. Tant il est vrai que c’est moins le support qui importe que ce qu’on en fait. Ainsi Mirza énonce une phrase interrogative impliquant une situation de communication précise, et les interjections exclamatives de Oh ! Eh ! Hein ! Bon ! pourraient sensibiliser les élèves aux procédés implicites de l’injonction. A l’annonce par les médias du décès du chanteur, qui ne s’est étonné pourtant du contraste entre sa réputation d’amuseur et l’état dépressif l’ayant conduit au suicide. Une action d’éclat nous amenait à écouter ses textes, temporairement rediffusés, avec une oreille nouvelle. La classe de cinquième se donne pour objectif technique la maîtrise du discours descriptif. Entre la révision du pôle narratif, inclus dans les programmes de sixième, et les fonctions de la description à l’intérieur d’un texte à dominante narrative, une séquence sur les fonctions de l’énumération permet aux élèves de cerner le vocabulaire concret (substantifs essentiellement) que suppose la description et les outils de langue qui l’accompagnent (groupes nominaux prépositionnels, adjectifs épithètes ou attributs, compléments déterminatifs, subordonnées relatives etc.).

Des énumérations il s’en trouve à foison chez Rabelais, mis en concurrence avec le Moyen Age en 5ème : Frère Jean des Entommeures et les diverses  » saintes  » auxquelles se vouent les pillards picrocholiens, les insultes des fouaciers aux bergers… Mais revenons à Nino. Ses énumérations prêtent immanquablement à sourire, notamment quand il les interprète sur le ton énervé, à la De Funès, qui fit leur succès.  » Qu’est-ce que j’ai fait De mes clés De mes lunettes Et mes papiers Mon veston Mon lorgnon Mon étui d’accordéon (Refrain ) Oui je sais je perds tout mais ce que j’veux pas C’est qu’on se moque de moi ! Oh ! Eh! Hein ! Bon !  » Le refrain précise les réactions du chanteur victime : on se moquerait de lui. Pourquoi ? Parce qu’il perd tout, répondront les élèves. Et comment expliquer qu’il perde tout ? A cause de sa distraction (pour ceux qui veulent étudier la cause…)…

Donc on sourit d’un défaut humain et l’énumération porte le témoignage de cette distraction à effet comique. Mais pour le distrait, la situation est-elle véritablement drôle ? Non. On sent poindre une angoisse de la perte d’objet, du point de vue de la victime, qui nous interdit de considérer ce texte à succès comme dépourvu de profondeur. Angoisse d’un homme déphasé dans un monde qui exige de l’individu une attention permanente et soutenue. Le masque du clown cachait ainsi le désespoir de vivre ! Ce texte s’avère plus riche qu’il n’y semblait d’abord. Comment l’exploiter pour déclencher la production écrite ? En proposant par exemple aux élèves de se placer dans une situation d’énonciation où eux-mêmes auraient perdu des êtres ou des choses hétéroclites. Il suffirait de garder le même nombre de syllabes que dans l’interrogative initiale, par exemple :  » Où sont partis Mes amis, mes outils, mon canari « , avec obligation d’utiliser des groupes syllabiques terminés phonétiquement par i, en respectant autant que possible le rythme du texte de référence (4-3-3-4).

Les consignes peuvent être aussi de type grammatical : utiliser des groupes nominaux dont les substantifs seront animés/inanimés, dénombrables/indénombrables, singuliers ou pluriels. On peut également, en se référant à la syntaxe du texte, utiliser un certain nombre d’expansions (complément déterminatif, subordonnée relative comme pour le  » cousin Célestin  » qui était académicien, ou « l’étui d’accordéon » précédemment cité). L’objectif de la séance serait de définir l’énumération (rencontrée déjà chez Rabelais), ses outils, sa fonction : montrer l’étendue de la distraction, excessive et donc risible. L’exercice peut se préparer collectivement en classe et se terminer individuellement, à partir d’interrogatives jouant le rôle d’embrayeurs et terminées par des sonorités variées : en a/oi (Où est mon hautbois, mon papa, mon chocolat) , en on, an, u, ou etc. Prenons un second exemple : celui du pique-nique des Cornichons « … En emportant des paniers, des bouteilles, des paquets, et la radio ! Des cornichons, de la moutarde, Du pain, du beurre, des petits oignons, Des confitures, et des œufs durs, Des cornichons. Le corned-beef, et les biscottes, Des macarons, un tire-bouchon, Des petits beurres et de la bière, Des cornichons… Le poulet froid, la mayonnaise, Le chocolat, Les champignons, Les ouvre-boîtes et les tomates, Les cornichons. » etc. Ici l’effet comique est renforcé par le contraste entre l’ampleur des préparatifs et le piètre résultat : pour cause de pluie, obligation pour tous de rentrer à la maison, cornichons compris. Ici encore on peut découvrir l’inquiétude comme face cachée du comique, celle d’oublier une chose et notamment ces satanés cornichons, négligés la fois précédente (implicite), ce qui avait gâché le pique-nique (moins que la pluie présente, toutefois).

L’exercice d’écriture s’impose. On donnera des consignes concernant les outils de langue (champs lexicaux imposés, assonance ou rime à respecter, obligation de mettre au moins un partitif par strophe, ou un adjectif etc.). Le champ lexical du pique-nique (et son hyponyme le repas) ayant été repéré par les élèves, on peut leur proposer d’autres mots que ceux du texte (en cours), de produire (à loisir) une énumération à partir d’un champ lexical déterminé. Un départ en voyage supplanterait alors le pique-nique. Le premier vers ayant été plus ou moins conservé :  » On est partis en famille dans une grosse voiture Faire tous ensemble un grand voyage vers la nature En emportant… « … des paquets, des valises et des poupées… Une caricature de Dubout serait utile pour faire ressentir le caractère humoristique des préparatifs de voyage. Enfin pourquoi ne pas faire apprendre ce texte par cœur ou le faire chanter par ceux qui le souhaitent (les parents, le professeur de musique connaissent la mélodie, possèdent le disque). Les critères d’évaluation pourraient être : la mémoire (10 points), la diction (4 points)voire l’interprétation (texte+musique), une ou deux questions de grammaire au service du sens (3 points), une ou deux de compréhension permettant de vérifier que l’explication a été bien comprise…

On ne saurait imaginer le plaisir que les élèves prennent à débiter ainsi des tranches de langage dont ils sentent bien intuitivement qu’il n’est pas purement fonctionnel mais ludique. Dans la continuité de Nino Ferrer, pour approfondir les rapports de l’énumération et de l’humour, on peut se référer à un auteur que l’on dit poète, Boris Vian. Dans sa Complainte du progrès, le sentiment amoureux est mis en balance de manière plaisante avec les cadeaux ménagers qu’il faut promettre à son aimée en échange d’un tendre baiser. Le texte opposant les indices temporels  » Autrefois  » et  » Aujourd’hui « , on peut demander aux élèves d’actualiser la liste d’appareils offerts à la Gudule sollicitée :  » Un frigidaire Un joli scooter Un atomixer Et du dunlopillo Une cuisinière Avec un four en verre Des tas de couverts Et des pelles à gâteaux Une tourniquette Pour faire la vinaigrette, Un bel aérateur Pour bouffer les odeurs…  » Pour sensibiliser les jeunes générations à la place occupée par les objets dans notre univers familial, sentimental, professionnel… on trouverait difficilement plus efficace, dans la simplicité s’entend. L’humour ici tient à la disproportion flagrante entre l’accumulation de cadeaux nécessaires et la contrepartie espérée : un modeste (mais tendre ) signe d’affection. Pourquoi ne pas prolonger la réflexion en montrant des reproductions de tableaux pop’art ou des publicités poussant à la consommation ? La tourniquette à vinaigrette fournit par ailleurs un bel exemple de comique de répétition, à l’instar des obsessionnels cornichons. Actualiser  » Aujourd’hui  » c’est-à-dire énumérer les présents… du présent. Et la description, direz-vous ? L’Inventaire de Prévert (un pas de plus vers la poésie.. ), dont Michel Delpech avait donné une version yéyé en 1966, invite à se demander ce que le poète avait à portée de regard, ou dans la tête, quand il rédigea son poème.

En proposant aux élèves d’énumérer ce qu’ils ont sous les yeux quand ils font leurs devoirs, on recueille une amorce de description, qui fonctionne comme une évaluation diagnostique. Certains élèves se heurteront en effet intuitivement à des problèmes de point de vue, d’ordre dans la description, d’autres useront de termes valorisants/dévalorisants voire de comparaisons… L’évaluation sommative, portant sur le respect des notions grammaticales étudiées en cours de séquence, mais aussi sur l’obligation de faire suivre trois mots à sonorité identique, pourrait placer les élèves dans la situation d’un marchand de produits bizarres qui énumère tout ce qu’on peut trouver dans son magasin, et rêve à tout ce qu’il pourra s’offrir avec l’argent escompté. C’est d’autant plus pertinent, dans le cas qui nous occupe, que Nino Ferrer a justement écrit une chanson sur ce sujet : Je vends des robes. Le commerçant énumère ses produits (… des pulls et des manteaux, des bas, des gants, des jupes, des pantalons, des sacs, des ceinturons…) tout en se plaignant de ne pas vivre à la campagne dont il énumère aussi les éléments (le crottin, les poussins, le purin, le raisin…).

Ayant fourni aux élèves une phrase d’introduction ou une trame à trous, on évaluera évidemment le respect des consignes grammaticales, phonétiques, l’orthographe et bien sûr  » l’inspiration « . Comme on le voit, la chanson populaire d’humour peut nous conduire sur des pistes insoupçonnées. N’oublions pas, n’importe quel hit-parade l’atteste, que la chanson française est à présent reléguée, dans les goûts des élèves, loin derrière les airs du monde entier. Qui sait si ces chanteurs que nous considérions avec condescendance voire dédain ne seront pas les nouveaux traits d’union pour réconcilier les jeunes avec leur patrimoine ? En d’autres termes la chanson ne serait-elle pas à la Poésie ce que le rêve est à l’inconscient : une voie royale ? Et l’humour sa double aire de sécurité ?