LE PAIN

Auteur, connu pour ses poèmes en prose et ses Proêmes.
1942 : Le Parti pris des choses où il entend prendre le parti des choses contre l’homme, prendre son parti (s’accommoder) de leur existence et en faire un parti pris esthétique (poétique).
Du coup, des centaines de descriptions-définitions à partir d’objets simples, voire prosaïques : un galet, un cageot, une orange, la pluie, la fin de l’automne, l’huître, un plat de poissons frits, la crevette dans tous ses états, le savon, la Seine, Comment une figue de paroles et pourquoi, la Fabrique du Pré… L’idée est que la poésie ne parle que trop de l’homme et que ça conduit trop souvent au malheur. Ponge se concentre donc objectivement sur les choses, en espérant concurrencer les divers dictionnaires existants (étymologique, analogique…).
Le Pain, vers le début du recueil, effectivement en apparence, description-définition en 4 parties/paragraphes.
Problématique : Peut-on limiter ce poème sur le Pain à son caractère descriptif ?
Plan :

I) Parti pris descriptif


A) On nous décrit le pain en effet


– Le substantif apparaît trois fois dans le texte, au tout début pour évoquer « sa surface », dans le 1er des 4 §, au 3ème pour évoquer sa déchéance (« Lorsque le pain rassit »), enfin au dernier pour nous pousser à revenir au réel pour le manger (« Le pain… objet… de consommation »). Au 2ème, il est remplacé par une périphrase (« pâte amorphe » = qui n’est pas encore du pain).
– En fait ce sont deux aspects principaux qui intéressent Ponge, et c’est normal voire banal quand on pense au pain, la croûte, jamais nommée mais évoquée dans les 1er et 2ème §, d’abord sous forme d’ « impression », puis plus en détail, de manière métaphorique (« ces plans, ces dalles »). La mie apparaît en fin de 2ème §, comme pour une transition « (la mollesse… sous-jacente »), et est décrite, voire auscultée dans le 3ème , où le mot « mie » est en revanche utilisée.
– Comme le discours est essentiellement descriptif, et que l’auteur semble désigner tous les pains en général et non un pain en particulier (le sien est décontextualisé), l’auteur utilise le présent dès lors qu’il aborde des généralités indubitables et donc quasi scientifiques pour un observateur méticuleux. On peut presque parler de présent de vérité générale. Mais quand il évoque la préhistoire du pain, sa confection, le poète recourt aux temps du passé : la masse amorphe « fut glissée » (on suppose par le boulanger) dans le four stellaire. La forme est passive cad que le sujet subit l’action. On a aussi un passé composé pronominal ; « elle s’est façonnée ». Donc la description oblige tout de même à quelques retours en arrière comme si Ponge voulait tout dire, du pain et pas seulement de son apparence extérieure.


B) En fait Ponge prend le parti de l’existence du pain


– Il montre que le destin du pain est un peu équivalent ou analogue à celui de l’homme : en effet il naît, il existe, il disparaît. Et il se permet même une discrète allusion à l’au-delà vers la fin. C’est comme si l’on avait un avant, un pendant, un après. On le voit bien dans ce texte.
– L’avant est bien mis en évidence dans le 2ème, avec l’allusion au « four » qui l’a vu naître. A propos de naissance, celle du pain est assimilable à celle d’un bébé (+ jeu de mots avec bâtards)  L’après par l’allusion au pain qui « rassit » (donc n’est plus frais) et aux miettes dures qui se forment : « elles se détachent les unes des autres… », les « fleurs… se fanent ». Le Pendant c’est l’apparence de gigantisme qu’il lui prête, sans doute parce qu’on le considère de près. Ponge le place en premier parce que c’est la vue qui est sollicitée. D’où l’adverbe « d’abord ». Il l’assimile en effet à une montagne selon la forme qu’on lui prête (ronde, courte et haute, longue). Dans un premier temps, seule le surface est visible. Mais le pain est fait pour être tranché. On peut donc voir ce qu’il y a à l’intérieur. Et chercher à le décrire aussi. Ou l’imaginer (on en a déjà mangé).
– L’allusion à après la vie est plus subtile. Ponge demeure matérialiste. Il n’envisage pas d’au-delà promis par la religion. Le pain meurt dans notre bouche, non sous forme d’aliment consacré, qui dès lors serait synonyme de « respect » quand on le mange, mais bien plutôt gloutonnement car il est avant tout satisfaisant pour le goût (comparatif d’infériorité : moins que). D’où l’interruption de la phrase au moment où il imagine la déchéance de l’aliment (« la masse en devient friable ») comme pour un corps qui se décompose ou simplement vieillit. Et son impatience de la manger traduit par l’expression « brisons-la », qui contient un jeu de mots avec « brisons là » qui signifie arrêtons sur le champ. En fait, le poète nous invite à rester sur terre et à profiter de cette « consommation » bien agréable. Quant au pain mystique, ou spirituel, d’obédience chrétienne : l’auteur, à cette époque matérialiste, ne mange pas de ce pain là.


II) Parti pris existentiel et esthétique (poétique)


A) Objectivité ou subjectivité


– Le poète prétend se contenter de décrire les objets sans jamais se référer aux sentiments humains. Effectivement, se focaliser sur un pain évite de parler d’amour, de spleen, de conflits intérieurs ou de regrets du temps qui passe. On peut considérer donc qu’il s’agit d’une sorte de thérapie. Se forcer à écrire, puisque le poète est victime de « la rage de l’expression » mais uniquement sur des sujets qui ne prêtent pas à l’expression de sentiments profonds. Ainsi toutes les images utilisées dans le texte (four, vallées, crêtes, crevasses, feuilles ou fleurs) sont plausibles. N’importe qui, avec un peu d’ « application » et de culture aurait pu les trouver. Comme on dit, c’est facile à faire : ca ne mange pas de pain.
– Mais cela n’empêche pas les jugements, qui ne sont pas de même nature que les grands sentiments humains, car ici ils sont polarisés sur le pain. Ainsi, on voit très bien que le poète préfère la croûte à la mie. Il trouve la première « merveilleuse », dès le début du texte, adjectif valorisant alors qu’il traite la mie d’ « ignoble », en jouant sur le sens premier : non noble.
– Le poète, on l’aura compris joue sur les mots et leurs ambiguïtés. Ainsi quand il dit que le sous-sol du pain est « lâche et froid » (2 adjectifs antéposés) on peut comprendre certes élastique et frais mais on peut le prendre au sens moral (puisque le pain est censé avoir une existence) : « lâche » car il se cache sous la croûte et laisse celle-ci seule affronter le danger. « Froid » par rapport à la cuisson qui se lit sur la croûte où « la lumière couche ses feux ». La comparaison avec l’éponge, habituelle chez Ponge, n’est pas innocente. Elle renvoie au nom de l’auteur qui lui aussi exprime ce dont il est gorgé : sensations, souvenirs, lectures… (cf. Dans L’orange : « Comme dans l’éponge, il ya dans l’orange une aspiration à reprendre contenance après avoir subi l’épreuve de l’expression. ». Par ailleurs, il absorbe les mots du dictionnaire et les restitue, ici sous forme de pain. Et comme elle se cache en principe dans la mer, à cette partie cachée qu’est la mie sous la croûte. En tout cas, si Ponge aime la croûte il n’est pas très ami de la mie.


B) Son parti-pris esthétique :


– En fait, pour quelqu’un qui entend décrire objectivement un objet, on peut dire que l’auteur fait quand même assez preuve d’une grande imagination. L’image, à propos de la mie, des « sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois » – on notera les allitérations en sifflantes qui s’accordent au dégoût lié à la supposée monstruosité – est d’une grande originalité. Elle signifie que tout, dans ce sous-sol, se ressemble et que cela ne peut qu’inspirer l’ennui et donc l’indifférence, mais superficielle (on n’est pas chez Baudelaire). On est proche non seulement du fantastique mais d’un certain surréalisme alors que Ponge prétend s’y opposer et se veut aux antipodes de l’écriture automatique. Il y a donc de la part de Ponge la tentation de demeurer poète par l’usage des images, par là même de produire du beau, c’est ce qu’il appelle son parti pris esthétique (des choses).
– Du coup on repère aisément le recours assez fréquent aux images pour parler de la réalité prosaïque. C’est très net dans le premier paragraphe où la surface est perçue en termes de « vallées, crêtes, ondulations, crevasses » – dans une énumération assez originale et juste. C’est pour cela que Ponge parlait de concurrencer le dictionnaire analogique. Il y a autant d’images potentielles dans un simple pain que dans la tête des poètes, dans leurs rêveries et autres invitations aux voyages, ou recours aux paradis artificiels. Sans doute Ponge ironise-t-il quelque peu pour se démarquer des autres poètes qui expriment leurs sentiments. Il fait plutôt partie des travailleurs de la poésie, à l’opposé des mordus de l’inspiration, dans la tradition de Malherbe (à qui il a consacré un livre), et de l’art pour l’art.
– En fait, tout s’éclaire en ce texte si l’on comprend que, dans l’esprit du poète, le pain n’est que la métaphore du poème lui-même (en prose, donc prosaïque). En fait Ponge joue sur le champ sémantique du substantif pain, qui, au-delà de l’aliment et de la nourriture en général (notre pain quotidien) signifie aussi  masse solide moulée. Ainsi le poème que nous venons de lire se présente à nous comme une masse façonnée (« plans… articulés »), que nous venons de consommer. Et pour laquelle nous pourrions éprouver du respect si nous trouvons le travail du boulanger cad le poète trop beau. Le texte donc c’est le pain, celui qui l’a mis au four, c’est l’auteur, celui qui le consomme c’est le lecteur. « La pâte amorphe » c’est le travail de préparation, la mie c’est ce que nous ne verrons pas puisque nous ne lisons que la surface. La mie c’est tout le travail caché qui permet à la croûte d’exister et de s’exhiber en surface. Et finalement ce que nous en retirerons ce ne seront que des miettes, par rapport au temps et à l’intensité du travail de l’écrivain (des heures de travail pour quelques secondes de lecture). En fait, il faut comprendre : Ponge n’a pas seulement décrit un pain. Il a écrit un pain de mots. On parle de langage articulé : Ponge parle de « plans nettement articulés » comme l’est son texte, en 4 parties apparence, surface et sa naissance, mie et sa fin, passage à l’acte (fin pour soulager la faim).


III) Les secteurs d’activité auxquels renvoie ce texte.


A) Les références scientifiques :


Ponge travaillait énormément ces textes (cf. la fabrique du pré), multipliait les versions préalables, envisageait tous les jeux de connotation appelées par l’objet-mot choisi. Car le signifié l’intéresse davantage que le référent réel. Contentons nous de proposer les plus évidentes :
– Il est assez net qu’avec son four « stellaire » qui renvoie donc aux étoiles, Ponge fait une analogie avec le cosmos qui nous entoure, et plus précisément à la Création du monde, de la terre, mise au four humoristiquement comme un pain. On est donc à la fois dans la cosmologie (le geste divin créateur pour les croyants, via la Bible), dans la vulcanologie (les volcans cad les titans mythologiques) à l’origine sur la surface de la terre (d’où le verbe « éructer ») qui ont fini par se refroidir (« durcissant ») et à se modeler (« façonnée ») donner des vallées, crêtes, ondulations, crevasses… On est donc aussi dans la géologie. Sans oublier le soleil (« la lumière qui couche ses feux ») qui vient éclairer tout cela.
– Mais aussi dans la géographie ainsi que le prouve le groupe ternaire sur « les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes », allusions aux formes des montagnes successivement d’Europe, d’Asie mineure et d’Amérique, dans lequel nous permet de voyager dans le monde entier, tout en nous donnant une impression de supériorité quasi divine voire omnisciente (on perçoit la mie) puisque les rois sont « à sa disposition sous la main ». On se trouve dans la position d’un démiurge où tout simplement dans une vue aérienne (débuts de l’aviation quand Ponge commence à écrire).
-Mais le poète ne connote pas son objet uniquement par rapport à l’infiniment grand, il s’intéresse à l’infiniment petit : la biologie, les « feuilles ou fleurs », la zoologie « les éponges ». Tout cela renvoie aux origines de la vie, aux créatures primitives. Ponge veut montrer que le pain est à lui seul tout un monde. D’où son choix « poétique ».


B) Les références artistiques :


– Référence probable à le peinture d’autant que Ponge a écrit sur Chardin et sur les peintres de nature morte en général (Braque). De plus, on notera l’analogie des mots pain et peint. L’allusion à la lumière qui couche ses feux sur la surface nous donne à penser que celle-ci est colorée. Et donc peinte.
– On peut penser à la sculpture puisque l’on parle de pain de sucre, de pain de glace ou de pain de cire pour un bloc de matière. Ce serait confirmé par des verbes comme « façonnée » et c’est vrai que l’on ne voit ici non plus, jamais le contenu d’une statue, ce qu’elle contient d’ennuyeux intérieurement. On peut pousser jusqu’à l’architecture à cause de l’allusion aux « dalles minces » voire aux « plans articulés. »
-Enfin, le premier adjectif, « panoramique » est d’origine photo ou cinématographique. Pour exprimer ce mouvement de caméra et sa linéarité il use d’allitérations liquides, l et r. Ponge sait bien que malgré sa volonté de concurrencer les dictionnaires, il n’a donné qu’une définition, qu’une image de toutes les richesses poétiques d’un prosaïque pain.

Conclusion : vérifier réponse à question posée.
Donner votre avis sur cette conception de poésie.

NB : Autres jeux de mots célèbres de Ponge : Le savon mis en rapport avec le Savoir, son recueil Lyres avec le verbe Lire, Le néologisme Objeu ou objoie. A mi-chemin de la cage au cachot la langue française a le cageot.