AU CABARET VERT

Biog Rimbaud, en particulier ses fugues adolescentes.
Ses poèmes (Poésies) de jeunesse avant les deux grands recueils.
Sonnet en alexandrins, pas très régulier (quatrains ABABCDCD…) + non respect du découpage strophique, évoquant un moment de bien être ou de plénitude sensorielle dans un lieu banal rendu exceptionnel par l’enthousiasme.
Problématique : Dans quel but le jeune poète choisit un sujet prosaïque (la nourriture) pour célébrer une femme/muse idéale.
Plan


I) Un sujet inattendu :


A) Un cabaret/auberge populaire


-Il n’est pas courant, dans la Poésie, de célébrer une auberge comme s’il s’agissait d’un thème noble et méritant d’accéder au statut de sujet poétique. D’où l’effet de surprise de nom du « cabaret vert », au vers 3 – et dans le titre – mis en italiques au terme d’une sorte d’une sorte de gradation implicite : « j’avais déchiré » – plus que parfait – qui renvoie à la marche, « j’entrais » qui précise la ville belge et enfin le Cabaret vert où l’on commande : « je demandai ». On va en effet de la nature, thème plus poétique et habituel, à la ville, et de la ville à un lieu précis, un peu provocateur (« vert »). Il s’agit d’un lieu où l’on est censé se détendre ce qui est bien précisé au vers 5 : « j’allongeais les jambes/Sous la table/verte » : Allitérations de chuintantes, et rejet qui prouve qui imite le relâchement.
-L’heure se prête bien à la fatigue puisqu’il est bien précisé (« cinq heures du soir », sachant que nous sommes en Belgique (« Charleroi »), au mois d’octobre (les jours sont plus courts) et que c’est l’heure où le soleil se couche (d’où l’allusion au « soleil arriéré » dans la chute ou pointe du sonnet, avec inversion syntaxique. Et comme le poète précise d’emblée qu’il marche « Depuis huit jours », (allitérations en chuintantes v.1 et 2), on suppose qu’il a aussi marché ce huitième jour, et qu’il a besoin de se poser/reposer/restaurer.
– Le décor est tout aussi prosaïque et simple : la table est « verte », Rimbaud souligne les « sujets très naïfs/De la tapisserie » (enjambement, pour se rapprocher de la prose et aussi parce que l’attente se prolonge), qu’il a le temps de contempler (« je contemplai »), en attendant qu’on le serve. Assonances en i pour souligner l’état de gaieté du Poète, ou l’ironie face à cette naïveté, qui n’est plus, pense-t-il, de son âge. On n’est manifestement pas dans un lieu pour riches bourgeois où, probablement, avec ses « bottines » déchirées, on ne le laisserait pas entrer.


B) Une nourriture appétissante.


– Si le Cabaret vert est un lieu où l’on se détend, c’est aussi un endroit où l’on se restaure. Surtout si l’on est affamé. Aussi, la première chose que fait le Poète est de commander (« je demandai » verbe au PS, au v. 3). Sa détermination se devine dans l’enjambement du v.3 sur le v.4 : malgré son âge, le Poète sait ce qu’il veut, et surtout semble avoir grand faim : « des tartines/De beurre et du jambon qui fût à moitié froid ». Le subjonctif s’explique par le fait qu’il exprime un souhait non encore réalisé. Dès lors, la nourriture, simple et pas très cuisinée, va occuper une place prépondérante dans le poème, notamment dans les tercets : au v.10 et 11 : « des tartines de beurre,/Du jambon tiède » cad exactement ce qu’il a demandé (son vœu a été exaucé, d’où le passage au passé simple de l’indicatif). Repris, comme pour montrer que le jambon est plus important que le reste, dans le dernier tercet : « Du jambon rose et blanc… ». On comprend alors que le jeune poète a une grande faim et ne se nourrit pas que de rêveries ni de petits cailloux, ni de rimes (« Petit Poucet rêveur j’égrenais dans ma course/Des rimes »– cf. Ma Bohème. Jambon : nourriture ordinaire et quelque peu rurale, de même que le beurre et les tartines. Un peu enfantin aussi. Il est en tout cas rare de consacrer un poème à de la nourriture. On verra pourquoi plus tard.
– On notera le souci du détail qui montre d’une part le degré d’exigence d’un jeune adolescent (16 ans, le 20 octobre) qui veut jouer les adultes. Déjà la précision quant au degré de température de sa commande (« à moitié froid »), et la satisfaction quand il vérifie que cette commande a été honorée (on le respecte comme client malgré sa jeunesse) : «… m’apporta…/ Du jambon tiède », au v.10-11. On suppose que cette insistance sur la chaleur est en cohérence avec la fraîcheur de la température extérieure que le Poète a dû affronter. Mais le souci du détail concerne aussi la couleur (« rose et blanc ») et également, comme une cerise sur le gâteau, la saveur. Rimbaud insiste bien en effet sur la « gousse/D’ail » par le biais du rejet des vers 12 et 13. On a donc d’une part trois sens sollicités, Vue, Toucher, Goût, ce qui est plutôt logique. D’autre part beaucoup de références aux couleurs, ce qui forme comme un tableau contrasté (vert/rose).
– Mais il est une autre surprise que nous réserve Rimbaud dans la façon de construire son texte. Il n’a parlé que de la commande alimentaire. Or, soit que ce soit convenu dans les coutumes des cabarets d’époque, soit qu’il nous ait sciemment caché sa commande, on lui sert également une bière. Par métonymie (ou synecdoque), « une chope », sur laquelle il insiste tellement qu’il termine quasiment le poème avec elle. Elle lui paraît « immense » (allitérations nasales pour le désir qu’elle suscite + mollesse) sans doute parce qu’il a grand soif, et le soleil vient comme pour l’éclairer, la mettre en évidence (« dorait » + rythme 3333 traduisant la satisfaction). Buvant des boissons alcoolisées d’adulte, Rimbaud s’en sent déjà un. L’enjambement du v.13 sur la pointe (vers final 14) donne l’impression que l’on ne peut arrêter une mousse qui déborde. A la nourriture s’ajoute la nécessité de la boisson et le poème donc met bien en évidence ce sujet inattendu.


II) Une servante ou une Muse ?


A) La servante appétissante aussi


-Mais il est un personnage qui semble aussi important que l’est la nourriture convoitée c’est, bien sûr, la serveuse. A partir du moment où elle apparaît, le poète semble oublier tout respect de la métrique et de la versification. Débute en effet, en milieu de vers 7, précédée d’un tiret « – Et ce fut adorable »… une longue phrase au passé simple, qui va jusqu’au bout du poème, qui met en évidence ce laisser-aller, cet abandon et donc ce refus apparent de travailler les vers de manière traditionnelle. Il recourt à une sorte de périphrase, « la fille aux tétons énormes » avec assonances arrondies et allongement de la voyelle sur le o. Elle est par là-même appétissante et l’on peut se demander si, dans l’esprit du Poète, elle ne fait pas partie du tout, cad du plat à consommer. On pense aussi à certains tableaux de Manet ou de Renoir.
– Elle semble généreuse de ses formes physiques mais elle se montre généreuse aussi de deux autres manières au moins : dans sa façon d’emplir la chope v.13 avec insistance sur « immense », et aussi dans le fait qu’elle ne semble pas farouche – l’aparté du vers 9, dont on se demande par qui il est prononcé : le poète, un client dont il reprendre les propos ? (Polyphonie énonciative) : « – Celle-là ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! » (tournure exclamative avec mise en relief du pronom démonstratif, un peu gaillard (donc « vert ») voire machiste, + litote + rythme 3333).
– Mais c’est son tempérament qui plaît au jeune homme, sans doute parce qu’à son âge la convoitise sexuelle fait partie des arrière-pensées. D’où le fait de la présenter comme « rieuse », adjectif qui la rend sympathique, et correspond bien à ce qu’attend le Poète à ce moment-là. Elle concourt au sentiment de perfection, de plénitude. Le Poète en a plein les yeux, bientôt plein la bouche (de bière et de mangeaille), et plein l’estomac. Le Poète insiste aussi, par contraste avec les tétons, sur les « yeux vifs », qui prouvent qu’elle est pleine de vie, sans doute jeune comme lui, sûrement aussi pleine d’intelligence de la situation (il a fugué), donc de connivence avec lui. Bref pour lui, c’est la femme idéale.


B) Qu’incarne entre autres cette fille ?


– Sans doute un substitut positif et émancipé de la mère, qu’il vient de quitter et qui est tout le contraire de cette jeune femme (stricte, religieuse, sévère…) : libérée, compréhensive, sensuelle. D’où l’insistance sur les « tétons énormes » qui peuvent renvoyer au sein maternel. Et au-delà à une sorte de déesse maternelle de la fécondité. Celle qui nourrit en abondance sans règle ni loi. Le mot « adorable », du v.7 peut aussi signifier « à adorer », comme une déesse. A remarquer qu’en fuguant loin du village maternel, il imite le Père et s’en rapproche quelque peu.
– Elle répond à tous les désirs ponctuels du jeune homme, comme une bonne fée, et lui permet d’atteindre une plénitude sensorielle (vue, goût, saveur) évidente ; elle est donc, temporairement ; et de manière inattendue pour le Poète (d’où le tiret en milieu de vers), la femme idéale. Celle qui le fait accéder à « une autre vie ». Où l’on se sent bien.
– Mais surtout elle devient la Muse, la source d’inspiration. Le Poète a ainsi l’impression d’accéder au divin au cœur même de la réalité brute. Il accède à l’idéal derrière la réalité des apparences : une scène ordinaire de la vie urbaine. En ce sens, on peut parler de symbolisme. Et le Poète peut se présenter comme « voyant ». Qui sait déceler une réalité cachée.
III) Pourquoi ce poème (interprétation)


A) Recherche du bonheur sensoriel


– Il est évident que ce texte témoigne de la recherche précoce du bonheur de la part du jeune Arthur. Comme pour Baudelaire, celui-ci, le bonheur, ne peut se trouver qu’ailleurs, en l’occurrence, pour Rimbaud loin des siens et du confinement familial. Mais Rimbaud est plus audacieux que Baudelaire qui se contentait de rêver (mais ne partait pas). Il affronte la réalité brute et c’est ce que l’on constate dans ce poème où il accède au bonheur quasi-divin (comme un saint) puisqu’il se présente lui-même, comme « Bienheureux » au v.5, adjectif bien mis en évidence par sa position antéposé et détachée en début de quatrain, de phrase et de vers.
– Ce bonheur, il le vit dans la solitude (le poème est à la première personne) et le vagabondage synonyme pour lui de liberté. Les deux premiers vers nous résument les difficultés et épreuves de sa marche fugueuse : « j’avais déchiré mes bottines/Aux cailloux des chemins. L’enjambement et le pluriel soulignent bien la longueur de la marche. L’euphémisme est censé nous faire comprendre dans quel état le jeune homme entre en ce cabaret belge (Charleroi), où manifestement, on ne pose pas trop de questions : en guenilles. Le « je » présente aussi un Poète suffisamment déterminé pour imposer son désir.
– Mais surtout il le vit dans l’expérience sensorielle, Rimbaud prétendant expérimenter un « dérèglement raisonné de tous le sens » afin de se faire voyant. Grâce à cette symphonie de couleurs (le rose et le blanc, le vert, le « plat colorié » du v.11, le rayon de soleil qui « dorait » (v.14) de saveurs (l’ail) et de sensations tactiles (le tiède et le moitié froid, le baiser à la serveuse), le son aussi puisqu’elle est dite « rieuse » (v.10) en position initiale, épithète détachée, et même l’olfactif puisque le Poète utilise le participe « parfumé »… Le poète atteint un état second de perfection, de plénitude propice à une expérience plus profonde, plus spirituelle ou mentale : résumée dans « ce fut adorable ». Comme un saint en paradis (Bienheureux).


B) Aspect provocateur.


-Mais bien sûr il y a un côté malicieux et provocateur dans le fait de partir d’un jambon et d’une serveuse dévergondée pour susciter une élévation spirituelle. En principe, on accède à des états seconds par des moyens plus complexes, parfois au bout de quelques années de méditation ou d’exercices mentaux. Rimbaud se moque sans doute aussi du Romantisme et des recherches des lieux nobles : lacs, montagnes, ruines, océans. C’est en ce sens que le soleil « arriéré », cad attardé, peut faire allusion, par dérision, aux couchers de soleil traditionnels ou romantiques.
– le fait même de situer la scène à Charleroi montre la volonté de dépasser les frontières. Et le cabaret peut être perçu comme un espace de transgression, surtout pour un ado d’à peine 16 ans. Un lieu pour les hommes. Ce qu’il prétend être puisqu’il maîtrise la poésie et voyage seul.
– Enfin, la syntaxe particulière de ce sonnet, où la ponctuation déborde les strophes. Où certaines phrases font un hémistiche (« J’entrais à Charleroi ») d’autres la moitié du poème, prouve la volonté de Rimbaud de briser les règles et les conventions. Plus l’abus des rejets et enjambements, de la ponctuation interne qui rapprochent la Poésie de la prose. Plus le vocabulaire : des mots vulgaires (tétons) ou populaires («épeure»)…


Conclusion : Vérifier réponse à Question posée. Penser à la correspondance et à d’autres textes.

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