HUIS CLOS EXTRAIT 4 : Le bourreau, c’est chacun de nous… (38-42)

Rappel Sartre philosophe, homme d’action et de combat, engagé, Existentialiste athée.
La pièce Huis clos, censé se passer en enfer (allégorie). 1 seul acte mais 5 scènes dont la dernière interminable.
La scène 5 de l’unique acte démarre sur des politesses et conventions sociales. Les 3 personnages cherchent à comprendre pourquoi on les a rassemblés. Garcin a proposé « le hasard » mais Ines a rejeté cette idée (les canapés sont fixés au sol). Elle semble en revanche avoir une intuition et  pose, à cet égard, une question cruciale à Estelle.
Problématique : Quelles illustrations de la philosophie de Sartre sont en jeu dans ce passage ?
Plan :

I) Des récits trop beaux pour être vrais

A) La petite sainte :


– Estelle se présente manifestement comme une victime (du sort : 2 adj pathétiques « orpheline et pauvre »), du coup de foudre (périphrase : « j’ai rencontré celui que je devais aimer »), et bien sûr d’une mort prématurée en raison d’une « pneumonie ». Bref d’une femme qui n’a pas eu de chance dans l’existence. Ni qui n’a pas eu le choix. Or pour Sartre on a toujours le choix.
-Elle oublie seulement qu’en enfer on vous juge sur des actes et donc qu’il y a certainement des choses à cacher. Par ex, qu’il y a contradiction entre la supposée histoire d’amour (pronominal réciproque : « nous nous sommes reconnus tout de suite ») et le fait qu’elle ait « refusé » de partir avec lui, ce qui aurait prouvé la sincérité, l’authenticité de cette relation fusionnelle. Donc elle ment.
– En fait Estelle oriente les autres vers la façon dont elle voudrait être vue, comme une personne qui a « sacrifié sa jeunesse à un vieillard », sous le prétexte d’un petit frère dont on ne parle jamais par la suite alors qu’il pourrait plaider en sa faveur. Elle souligne son abnégation, son altruisme, et sa fidélité durant six ans, bref elle se fait passer pour une femme vertueuse qui a cédé à la tentation mais avec des excuses. Elle a même le culot à la fin de dire comment elle voudrait qu’on la perçoive : ayant (sacrifié » sa « jeunesse à un vieillard ». Elle dit bien qu’il est riche mais en faisant suivre cet adj de l’adj mélioratif « bon » pour atténuer la cupidité.

B) Le héros sans reproches :


– Garcin se présente comme un héros que l’on a fusillé parce qu’il était resté fidèle à ses idées (« Je me suis croisé les bras et ils m’ont fusillé ». La conjonction  « et » joue un rôle consécutif. Notons qu’il est sensible au regard d’autrui « Ils avaient tous les yeux fixés sur moi ». On sait combien ce thème du regard est capital dans la pièce ce qui explique la présence du bronze. Garcin veut dire que l’on attendait un acte de bravoure de sa part, pour montrer l’exemple, et qu’il y a répondu parfaitement. Ce n’est évidemment pas ce qu’il s’est réellement passé.
– Il se fait le héraut d’une cause noble, le pacifisme, et évoque le fait d’avoir été un meneur d’hommes, un être qui avait pris ses responsabilités (« Je dirigeais un journal ») malgré les risques encourus, car en temps de guerre l’insoumission est passible de la peine de mort.
– Côté privé, il aurait fait preuve de générosité puisqu’il a épousé une fille pauvre, voire de mauvaise vie « je l’ai tirée du ruisseau » (image un peu méprisante. Donc Garcin n’aurait lui non plus pas grand-chose à se reprocher. Son histoire, plus courte que celle d’Estelle, est trop belle pour être vraie, tout comme celle d’Estelle. On se doute, Ines la première, qu’ils ne disent pas toute la vérité, ou l’ont quelque peu transformée.

II) Révélant la mauvaise foi de certains

A) L’hypothèse de l’erreur


– Cette hypothèse est naturellement avancée par Estelle (« Je me demande même si ce n’est pas une erreur »), sûrement la plus de mauvaise foi des trois (cf. sa peur panique en entrant en scène de retrouver son amant défiguré, puis son jeu de coquetterie immédiat). Elle a deux raisons pour cet argument : le nombre (« pensez à la quantité de gens qui s’absentent… par milliers ») et l’inefficacité ou l’incompétence du personnel (« que des subalternes, des employés sans instruction » ; On notera le refus de voir la réalité en face (irréalisme ou fuite dans l’imaginaire) dans le refus d’employer le mot « mort », et le mépris de classe exprimé (alors qu’elle est une ancienne pauvre), dans la façon péjorative dont elle traite le prolétariat (dont Ines fait partie. On imagine sa réaction). Son hypothèse ne tient pas la route  un instant et Estelle l’avoue à la fin puisqu’elle demande s’il ne « vaut mieux pas croire que nous sommes là par erreur ?». Le verbe « croire » traduit sa mauvaise foi.
– La conversation tourne grâce à Garcin autour des « principes », mot valorisant, qui seraient « une faute », comme si c’était pour cette raison qu’on l’avait condamné. En gros, il aurait refusé de partir à la guerre (« je me suis croisé les bras » métaphore). L’hypothèse ne tient pas non plus. On ne damne pas les gens parce qu’ils refusent d’en tuer d’autres au nom de leur conviction authentique, et professent des idées humanistes. Garcin est donc de mauvaise foi, d’autant qu’il a à plusieurs reprises donné des signes de peur dans la pièce.
-Enfin, il est à noter que Garcin et Estelle s’énervent, et menacent, quand Ines ironise sur le portrait qu’ils ont voulu donner d’eux : « Damnée la petite sainte, Damnée le héros sans reproche ». Leur réaction s’explique par le fait qu’ils ne supportent pas que l’on mette en doute l’image flatteuse qu’ils veulent donner d’eux-mêmes malgré l’absence de miroir Autrement dit qu’ils sont de mauvaise foi.

B) Tentative évidente de complicité :


– En fait, Estelle essaie d’amorcer une tentative de complicité avec les deux autres (« s’ils se sont trompés dans mon cas, ils ont pu se tromper dans le vôtre… Et dans le vôtre aussi ». Mais Ines sourit parce qu’elle a compris que Estelle cachait la vérité et ne jouait donc pas le jeu (Double énonciation : « Mais ne souriez pas »). Elle sait donc qu’elle ne peut compter sur Ines et que seul Garcin peut se rendre complice pour étayer son idée. Comme, il ne réagit pas, elle le bouscule (« Et vous dites quelque chose… »)
– Elle s’adresse évidemment à Garcin pour qu’il étaie à la fois la thèse de l’erreur, et sa parfaite innocence qui la prouverait, et Garcin accepte la perche qu’elle lui tend puisqu’il répond à la question de la faute : « Certainement non » et lui demande en retour « Et vous croyez-vous que ce soit une faute… », d’accepter son innocence à lui (« Où est la faute ? »). Ce qu’elle s’empresse de faire : « Il n’y a pas de faute » de façon péremptoire. La structure est nettement en chiasme (Est-Garc/Garc-Est) et une complicité a fini par se nouer entre deux personnages. Sur les trois. Il en reste un.
– Du coup, il faut éliminer le troisième qui empêche d’entériner cette hypothèse de l’erreur. C’est la raison pour laquelle, spontanément, sans s’être donné le mot, Estelle et Garcin se rendent complices avérés afin de faire taire Ines, l’une par des menaces ou interdictions verbales (injonctif « Taisez-vous, je vous interdis d’employer des mots grossiers » -toujours ce refus des mots réalistes pour Estelle). L’autre en y ajoutant « la main levée » de la didascalie, donc une menace physique qui rappelle ses rapports avec sa femme, et prouve que lui aussi refuse d’entendre la vérité. Les deux sont donc d’accord pour faire taire Ines. Ils sont bel et bien complices, et on soulignera la gradation dans leurs rapports. Aucun, amorce, réaction commune.

III) Mais aussi le rôle dynamique joué par l’employée des postes

A) Le rôle d’Ines qui cherche :


-Cette complicité s’opère aux dépens d’Ines qui joue un rôle dynamique dans cette scène, montrant à quel point elle est lucide, perspicace, intuitive et ne s’en laisse pas conter. C’est en effet, elle, l’employée des postes qui est amenée à conduire l’enquête sur les raisons de leur réunion (on aurait plutôt attendu Garcin, l’homme de lettres). « Estelel qu’avez-vous fait ? Pourquoi… ici ? »)
– On le remarque dès le début de la scène avec sa proposition énigmatique et elliptique : « Si seulement chacun de nous avait le courage de dire… ». Cela sous-entend … Ce qu’il a fait, ce qui est confirmé par la question posée à Estelle (« qu’avez-vous fait ? »).  Ainsi Ines, à ce moment de la pièce a l’intuition qu’ils sont en enfer, donc jugés pour leurs actes (sur terre, dans l’existence). Un des points fondamentaux de la philosophie de Sartre. Ines serait ici sa porte-parole. Cela se voit quand elle résume ce qu’ils ont fait de mal selon son point de vue à elle : « Nous avons eu notre heure de plaisir… des gens… ont souffert pour nous jusqu’à la mort et cela nous amusait beaucoup ». Ines, selon son expérience de femme méchante pense que, tout comme elle, les deux autres ont torturé moralement par plaisir… Elle est sur la voie de son hypothèse du bourreau.
-Comme elle constate bien à la fois la mauvaise foi des deux autres et la complicité qui s’est nouée entre eux, et qui d’ailleurs la rejette, elle prend un malin plaisir, elle qui est si méchante, à les ramener à la réalité. Du coup elle utilise la métaphore ironique et péjorative de la « comédie ». Ils trichent et ne veulent pas voir ni dire la vérité. Ils sont directement ou indirectement des « assassins ». Leur réalité, c’est l’enfer qui devient donc la  situation  à gérer non à éluder, comme sur terre (en se débarrassant de l’enfant, de l’amant, en fuyant). Elle recourt à la vérité générale, réaliste : « on ne damne jamais les gens pour rien ». Et donne sa conception de leur situation : « il faut payer ». On notera l’expression de sa méchanceté dans sa triple exclamation : « En enfer ! Damnés ! Damnés » utilisant des mots qui blessent alors que justement, et surtout Estelle, ils ne veulent pas les entendre. Sans Ines la situation n’évoluerait pas.

B) Et qui trouve (le bourreau)


– Encore une intuition d’Ines, qui lui vient quand Garcin lève la main sur elle. Son exclamation (« Ha ! ») montre qu’il vient de se passer quelque chose dans son esprit, ce que confirme sa double assertion : « J’ai compris… je sais ». Elle n’a évidemment pas peur de Garcin ni de ses menaces.
– En fait cette intuition elle va la formuler d’abord sous forme de syllogisme : 1) Pas de torture physique 2) Or nous sommes en enfer 3) Donc il devrait y avoir un bourreau. Le paradoxe, c’est qu’il n’y en a pas. Elle y ajoute une comparaison avec la vie quotidienne (« les restaurants coopératifs » où le service est assuré par le client lui-même (humour de Sartre). Elle insiste aussi sur la simplicité de sa découverte (« bête comme chou !».).
-Enfin, elle énonce une formule clé de toute la pièce : « Le bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres ». Mise en relief du mot bourreau et quasi anacoluthe ou inversion. Ines a donc compris d’une part que la torture était morale et au fond que l’enfer c’était les autres. Pas mal pour une employée sans instruction comme le dit Estelle. Cela permet de poser le concept sartrien de bourreau comme celui qui a peur mais oublie son angoisse en faisant peur à plus faible que lui.

Conclusion : vérif réponse à la question posée. Votre avis sur cette scène et sur la mauvaise foi des uns, la lucidité de l’autre. Votre avis sur la pièce en général.