CORRIGE SUJET D’INVENTION (SUITE DES PLANCHES COURBES D’YVES BONNEFOY)


(Rappel : un enfant sans nom, sans parents, sans maison mais avec une petite pièce de cuivre, demande au passeur, un géant, de lui faire traverser le fleuve. Comme le géant lui a expliqué ce que sont un père et une mère, l’enfant souhaiterait qu’il devienne son père. Mais celui-ci refuse et lui conseille d’oublier ces mots, d’oublier les mots. Ils embarquent. Soudain la barque semble couler…).

Sujet : Que se passe-t-il une fois la rive atteinte ?

Mais l’enfant est devenu lourd, si lourd que le géant a l’impression de porter, sur ses seules épaules, toute la solitude du monde.
Et cette rive qui n’en finit pas de reculer au fur et à mesure que le passeur a l’impression de se rapprocher d’elle ! L’adulte et le géant vont-ils se noyer ? Ce serait trop bête à la fin.
Soudain le brave nautonier s’aperçoit que les jambes de l’enfant ont démesurément grandi, pas étonnant qu’ils aient sombré dans les eaux du fleuve, à l’endroit même où les lumières célestes donnent l’impression de contempler leur reflet tremblant.
– Comment te sens-tu ? Tu n’as pas peur au moins ? dit le géant.
– Comment aurais-je peur puisque tu me protèges, puisque tu es comme une maison, répond une voix que le géant ne reconnaît pas, une voix comment dire, non assurée, ni franchement flûtée, ni tout à fait éclatante mais un peu de tout cela et autre chose encore, une voix différente, comme autre.
Le géant se sent de plus en plus fatigué. Il craint de ne jamais atteindre la rive, de s’évanouir dans la nuit définitive, dans l’eau de la voute étoilée, parmi les courants célestes. Ce n’est plus tellement sa propre disparition qui le préoccupe. Mais cet être que le sort lui a fortuitement confié doit-il, lui qui ne sait rien de la vie, quitter prématurément cette terre qui est notre seul bien, notre seule certitude ? Un géant qui ne serait pas capable d’aider un enfant, même si ce n’est plus un enfant, à traverser le fleuve, mérite-t-il de s’attribuer le titre de passeur ? Mérite-t-il qu’un enfant lui ait fait confiance, en le payant qui plus est ? Mérite-t-il même d’exister ?
Cette pensée prend soudain du poids pour le géant et c’est la conscience écrasante de ce poids qui l’oblige à passer outre sa temporaire fatigue, à se dépasser pourrait-on dire. Aussi la rive se rapproche-t-elle à présent à une vitesse inouïe, comme si le géant rattrapait par la pensée le temps perdu en vains efforts insignifiants et qui ont failli les faire tous deux se noyer tout à l’heure. La rive est toute proche à présent. Une barque y est amarrée, sans doute celle du retour, qui clapote sous la lune de cuivre.
Mais si l’on ne veut pas s’enliser dans les sables mouvants il faut se frayer un chemin parmi les joncs et rejoindre la terre ferme. Plus que quelques pas, de moins en moins lourds, de plus en plus confiants.
– Te voilà arrivé à destination, dit le géant, en se baissant afin que l’enfant puisse enfin descendre de ses épaules endolories.
L’enfant descend mais peut-on parler encore d’enfant ? C’est presqu’un homme à présent, pas encore un géant ni tout à fait un homme, à qui le géant trouve un air familier avec… mais il a beau chercher il ne se souvient plus…
Le géant a terriblement soif. Il retourne vers le fleuve et prend un peu d’eau dans le creux de sa main. Mais quel est cet être à la barbe blanche et aux cheveux d’argent qui flottent à présent sur ses épaules et qu’il aperçoit dans l’eau claire du fleuve du temps ? Aurait-il autant vieilli durant la traversée ? Il s’en retourne pourtant vers celui qui fut un enfant.
– Voilà. J’ai accompli ma mission mais dis-moi que vas-tu faire à présent ?
– Je ne sais pas. Je crois que j’ai oublié. J’ai oublié les mots.
– Dis-moi, reprend le géant, on ne se serait pas déjà vus ?
Le jeune homme le regarde étrangement, avec son air absent à lui, comme s’il était déjà ailleurs, dans un autre monde, sur une autre terre, mais les autres terres ne se ressemblent-elles pas ?
– Cela se peut. Je ne sais pas. C’est à vous de me le dire. Vous m’avez vu sur l’autre rive.
– J’ai vu un enfant, répond le géant, mais toi où t’ai-je déjà vu ?
– Vous devez faire passer tellement de gens d’une rive à l’autre du fleuve. Je ne saurais vous dire. Il me semble que tous les êtres se ressemblent, à quelques différences près, vous ne croyez pas ?
Tout en disant ces mots, le jeune homme, en caressant sa barbe naissante, regarde vers le fleuve, plongé maintenant dans la nuit noire, comme s’il n’existait plus déjà.
Puis il considère, avec un peu d’inquiétude, le bon géant, plongé dans de profondes réflexions.
– Mais dis-moi comment sais-tu cela ? Comment peux-tu savoir cela ? dit le géant.
L’enfant paraît quelque peu embarrassé mais c’est sans doute une fausse impression.
– Je ne sais pas. Vous savez bien que je ne sais rien. C’est même la seule chose que je sache. C’est peut-être vous qui me l’avez dit.
Le géant est un bon géant, ce n’est pas quelqu’un de compliqué, d’ailleurs il se méfie des mots, des mots qui abusent, des mots qui trichent, des mots qui bouleversent.
– Je te l’ai dit ? Ah bon ! C‘est drôle je ne m’en souviens pas.
– Eh bien, dit l’enfant, je dois à présent vous quitter. M’y autorisez-vous ?
Le géant le regarde étonné comme s’il attendait une révélation de cet être à qui il a dans une certaine mesure sauvé la vie.
– T’y autoriser ? Mais ce n’est pas mon rôle. Et puis sais-tu seulement où tu vas ?
– Sait-on jamais où l’on va ?
– Eh, tu ne veux plus que je sois… tu ne veux plus de ma m… non rien, dit le géant…
– Je dois m’en aller, dit le jeune homme.
– C’est ça. Alors adieu ? dit tristement le géant.
– C’est cela, répond l’enfant mais sans la moindre tristesse. Et il s’évanouit dans la nuit.

Quant au géant, il n’existait déjà plus.
Sur le bord du fleuve cependant, comme une lune égarée, brillait la petite pièce de cuivre.

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