SUJET D’INVENTION : A PARTIR D’UN RÊVE D’ALOYSIUS BERTRAND (GASPARD DE LA NUIT)

(Dans ce rêve, trois histoires sont entremêlées dans un ordre à chaque fois précis bien distinct dans chaque strophe : celle de la mort, religieuse d’un prieur cordelier, celle d‘une jeune fille assassinée par son amant, celle d’un criminel que le bourreau devait exécuter mais qui se voit sauvé miraculeusement par l’arrivée d’une pluie providentielle. Les trois évocations ressuscitent le Dijon médiéval dont le poète était originaire.)

Sujet : Et si les trois personnages du Rêve n’en faisaient qu’un (le moine, l’amant, le criminel ? Reconstituer l’histoire dans sa chronologie traditionnelle, dans un texte en prose de deux pages au moins).

C’était au temps où les arbres fleurissent dans les vergers et où les oiseaux des bois chantent leurs airs délicats et invisibles. Le frère de lait du seigneur de la Tour du Pin, que l’on nommait, Lanval l’indompté, était parti, avec son maître, ses écuyers et piqueurs pour une de ces parties de chasse par lesquelles on salue tous les ans le retour de la belle saison. Au détour du chemin, ayant voulu suivre une biche d’une agilité prodigieuse, le jeune bâtard, que la chasse distrayait de sa mélancolie naturelle, s’était égaré au cœur de la dense forêt, à l’écart de sa compagnie dont il entendait les éclats de voix et les aboiements de chiens se perdre au loin en quelque écho assourdi. Il atteignit une rivière et ne tarda pas à reconnaître le murmure d’une source. Le spectacle qui s ‘offrit à ses yeux dépassa en grâce et beauté tous ceux qu’en ses rêves diurnes et nocturnes il avait vécu, pour compenser son existence morne et solitaire. La biche au pelage clair se laissait caresser par une demoiselle d’une beauté à couper le souffle. Ses cheveux blonds déferlaient en cascade sur sa taille fine. Elle était vêtue d’une tunique blanche et de son cou pendait un médaillon. Son visage respirait la jeunesse et la pureté. Instantanément Lanval devint amoureux. Il se déclara. Il raconta sa vie au château, ses humiliations, son infortune. On l’écouta avec attention, avec sérieux même, mais avec un certain embarras. Lanval demanda le nom de la jeune fille : elle se nommait Marguerite et habitait le manoir voisin. Elle se promenait tous les jours près de la source afin de penser à celui qui devait faire un jour son bonheur. Lanval se méprit sur ses propos. Il demanda l’autorisation de venir tous les après-midi. On la lui accorda à condition que ce serait toujours entre la mi-journée et le crépuscule, jamais au-delà. Il devait garder le secret de l’existence de sa bien-aimée. Il tint sa promesse et tous les jours du joli mois de mai, son cheval et son chien Fidèle l’amenèrent auprès de la Belle, qu’il attendait impatiemment et à qui il comptait fleurette, en bon amant honnête et courtois.
Toutefois il était en âge de se marier et, comme on le pressait, pour l’honneur de son seigneur, de prendre une épouse qui le déridât, il n’y tint plus et oublia sa promesse. Il raconta à son confident, le sournois Sagremort le déréglé, les raisons de son changement d’humeur. « Femme qui dissimule est femme qui ment », lui révéla cet être froid et envieux. « Pourquoi n’essaieriez-vous pas de la rejoindre à la tombée du jour ? Vous verriez bien de quoi il en retourne ?… ». Ainsi fit Lanval, qui rejoignit comme d’habitude celle qui daignait écouter ses déclarations et doléances, sans y répondre toutefois ouvertement. Mais le soir, au lieu de s’en retourner  au château de son seigneur et maître, il se cacha dans les fourrés et attendit. Dès que la nuit eut jeté son manteau de satin sur la clairière éclairée par la pleine lune, il vit Marguerite arriver mais elle n’était point seule. Un beau jeune homme lui donnait la main. Et ils avançaient doucement, et avec une grâce inouïe, vers la source où Lanval, quotidiennement, déclinait ses aveux. Le sang de l’amoureux dépité ne fit qu’un tour et, sans prendre le temps d’interroger les deux êtres magnifiques qu’il avait devant les yeux, il bondit vers le malheureux couple, surpris autant qu’effrayé. Heureusement le jeune homme était svelte et avisé. Il eut le temps de faire un bond de côté pour éviter le coup d’épée de l’amant jaloux, si bien qu’il s’éclipsa dans la nuit noire. Lanval s’en prit donc à la jeune fille qui, terrorisée, s’évanouit. Il la tira par les cheveux, la traîna par terre et la conduisit au pied d’un chêne dont les branches permettaient qu’on y pendît un être en se servant de son cheval pour se hisser à sa hauteur. Ce qu’il fit tant bien que mal, la jeune fille étant d’une légèreté incroyable. En lui passant la corde autour du cou, Lanval sentit bien qu’il faisait là quelque chose de mauvais et de répréhensible mais le démon du mal fut le plus fort qui lui soufflait : Tue là Tue là ! C’est tout ce qu’elle mérite ! tandis que lui-même se répétait à haute voix : on me l’avait bien dit que les femmes étaient des êtres perfides, plein de duplicité et de fourberie. Quand elle se réveilla la jeune fille comprit ce que son amoureux était en train de faire, elle gémit, supplia, chercha à s’expliquer sur les raisons du mystère entretenu par elle et sur les apparences qui ne plaidaient pas en sa faveur, mais rien n’y fit. Une tape sur la croupe du cheval eut raison de cette âme si pure qui s’envola sur le champ vers les cieux tandis que le malin inspirait au frère de lait du seigneur des rires féroces et ignobles.
Le jeune homme revint, trop tard malheureusement. Il n’était point seul. Une foule de paysans  l’accompagnait, armé de fourches et de faux, parmi lesquels quelques soldats de sa garde rapprochée. « Malheureux qu’avez-vous fait ? Sachez que c’est ma sœur que vous venez de tuer. Et que, sensible à votre sort, elle s’était mise à vous aimer… Si je ne la retrouvais que la nuit c’est parce que notre père refusait de me laisser épouser la dame de mes pensées et qu’il en serait probablement de même pour elle. Nous mettions au point un stratagème en vue de mon retour en grâce… Maudit soyez-vous. Et à présent je vous laisse à vos bourreaux. A la grâce de Dieu, et que celui-ci vous pardonne, si c’est possible ».
Ce fut ainsi que je me  retrouvai, car c’est bien de moi dont il s’agit, vous l’aviez deviné, abandonné de tous et de mon frère de lait en particulier, sur la place du Morimont, attaché à la roue d’un supplice que d’aucuns disaient amplement mérité. J’avais très peur mais j’étais tellement hanté par l’atrocité de mon crime que j’avais du mal à réaliser que c’était bien de moi qu’il s’agissait, que c’était bien moi que l’on accueillait avec des cris de haine, que c’était bien pour moi que la foule des grands soirs en furie s’était déplacée. Il faisait très sombre malgré la lune et les torches par centaines. Le plus terrible ce fut lorsque les sergents me conduisirent jusqu’à la roue. Des visages haineux me crachaient à la figure, certains me barbouillaient le visage avec des excréments, tous m’insultaient en me traitant de suppôt du diable. Des pénitents, la figure encagoulée, précédaient notre piteux cortège. J’entendais vaguement leurs prières en latin. Le bourreau n’avait pas de visage. Il était torse nu et son ventre débondait par-dessus sa ceinture. En quelques secondes je fus attaché à la roue. Soudain j’entendis un fracas de tonnerre et il me sembla que le ciel se déchirait. De gros éclairs sillonnaient le firmament et j’eus l’impression que Dieu me faisait un signe. Au moment où le bourreau allait me briser les membres sa barre retomba sur moi comme pour se soumettre et se laisser caresser. On aurait dit qu’elle se liquéfiait. Je fermais les yeux pour vérifier que je ne rêvais pas et, quand je les rouvris, je me rendis compte que plus personne n’existait autour de moi. Mes liens avaient été défaits et la pluie tombait à torrents ouverts. La place était vide. Alors je saisis la croix d’un pénitent, abandonnée durant la fuite générale, je la plantai bien droite devant moi et je jurai de consacrer ma vie à la dévotion suprême. Je devais bien ça au souvenir et à la candeur de Marguerite, cette innocente sacrifiée sur l’autel de ma colère et de ma déraison. Ensuite, je sortis de la ville et, au premier prieuré, je demandai l’hospitalité. On ne me posa pas de question. Ce fut ainsi qu’au fil des années, je devins Dom Augustin. J’ai maintenant quatre-vingts ans et il va me falloir quitter cette vie de privations grâce à laquelle je pense avoir mérité le pardon céleste.
Je sais que je n’en ai plus que pour quelques heures. Ma respiration déjà paraît plus difficile. Je connais les rites de cette maison, j’en ai même institué quelques-uns : la cendre des agonisants, les honneurs de la chapelle ardente, le glas funèbre au moment de mon dernier souffle. Cela fait bien longtemps mais je n’ai jamais oublié Marguerite, enseveli dans sa robe d’innocence. J’ai eu bien des êtres à aimer depuis, des misérables et de pauvres malades, qui m’ont fait comprendre combien j’avais été égoïste et cruel. Une vie de prières et de privations n’effaceront jamais l’horreur de mon crime. Du moins n’aurai-je pas persisté dans le mal et c’est le sinistre Gaspard de la nuit qui, en l’occurrence, aura une nouvelle fois été vaincu. Parfois, quand je me réveille, je me demande si toute cette vie ne s’est pas écoulée comme dans un rêve, un mauvais rêve inventé par un poète en mal d’inspiration, – ou si la vie n’est pas un songe, – ou si je fus bien celui qui pendit Marguerite aux branches d’un chêne, qu’on s’apprêtait à exécuter quand le déluge providentiel me sauva. A présent que mes pensées se brouillent je vous prie, à tous qui m’avez aimé, de me pardonner mes fautes et mes pêchés et de prier pour moi, pour mon éternité. Frère Benoît est chargé de lire cette confession lors de la grand’messe qui précèdera mes funérailles sacrées. Adieu donc.
De l’abbaye de… la veille des calendes d’avril de l’an 1299.  Dom Augustin.

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