Les sept bonheurs de Bison ravi
Les sept bonheurs de Bison ravi
(réécriture à partir des 7 bonheurs de Jean de l’Ane de Max Rouquette)
En ces temps-là, Bison ravi était le plus illustre, le plus puissant et le plus respecté des chefs indiens. Il régnait sur les prairies où paissaient en paix les buffles dont il nourrissait sa famille. Il s’aventurait de temps à autre du côté des montagnes pour prouver sa vaillance lors de mémorables chasses à l’ours brun mais son plus grand plaisir consistait, tandis qu’au camp tous ses guerriers dormaient auprès de leur squaw, à délaisser la sienne, les soirs de pleine lune, à la nuit brune, afin de s’asseoir au bord de l’océan et murmurer à l’astre d’argent : Ca doit être bien là bas. Car en vieillissant, il avait la réputation d’être quelque peu dans la lune ce que nul n’aurait osé lui reprocher, pas même ses fils, de solides gaillards qui auraient bien pu prendre sa place. Mais chez les indiens ce sont les vieux que l’on respecte. Toujours est-il que Bison ravi demandait la lune et qu’un beau soir il lui prit l’idée saugrenue de déranger le grand Manitou occupé au grand ordonnancement du monde et de lui demander si par hasard il ne serait pas possible qu’en signe de connivence, d’espérance je ne sais pas moi allez savoir ce qui se passe dans la tête des vieux embrumée de calumets d’herbe qui calme les ardeurs, bref un soir de pleine lune, celle-ci lui fît un clin d’œil. Au grand ravissement du pas tout à fait un vieil homme tout de même, n’exagérons pas m^me si Lunel n’est pas loin de Marseille. Il ferma les yeux, les rouvrit… En un clin d’œil justement il vit alors surgir, sur une sorte de planche de bois qui s’avançait dans sa direction, juste dans l’angle de mire de son amie céleste, un homme tout juste vêtu de morceaux de tissus comme on n’en avait jamais vu sur la terre sienne mais ce qui frappa Bison ravi c’est que cet homme était pâle comme la lune. Il décida donc de l’appeler Visage pâle et lui demanda d’où il venait. Celui-ci, qui ne comprenait pas sa langue mais avait remarqué le geste du doigt, du menton et de l’œil du grand chef aux plumes multicolores, fit signe qu’il s’agissait de la mer et Bison ravi fut d’autant plus ravi que cela confirmait ce qu’il pensait : Visage pâle venait bel et bien de la lune. Il le conduisit au camp, lui offrit son tepee et tout ce qu’il contenait et au bout de quelques semaines, l’homme blanc comprenait parfaitement sa langue qui il faut bien le dire comportait bien moins de mots et de règle de grammaire que celle de l’endroit d’où il venait. Il put ainsi réitérer sa question et Visage pâle, qui était loin d’être sot, confirma que oui il venait bien de la lune, naturellement qu’il venait de la lune, d’où pouvait-on venir par la mer sinon de la lune et que même il était probable que certains autres hommes blancs tombent aussi comme lui l’avait fait du ciel en perdant au passage leurs vêtements en raison de la force des vents marins. Il l’emmènerait un jour s’il le souhaitait mais cela prendrait du temps car autant on tombe vite, dès que le chef des lunatiques se met en colère contre vous, autant il n’est pas facile d’y revenir. Il faut pour cela se cacher mais enfin une promesse était une promesse et Bison ravi serait le premier indien à poser le pied sur la lune. Parole d’Homme blanc. Et quel ravissement dès lors pour Bison ravi .
Quelques mois plus tard, alors que Bison ravi passait le plus clair de ses nuits si l’on peut dire, à contempler les différents quartiers de la lune, naissait, sous le tepee du grand chef, un enfant lait grenadine mais avec plus de lait que de grenadine. Bison ravi, qui était loin d’être sot comprit que c’était un grand honneur que lui faisait le grand Manitou, et aussi son amie la lune, que de faire naître un enfant qui se rapprochait quelque peu de sa couleur livide. C’était un signe. Renarde rusée, sa squaw avait servi en quelque sorte d’instrument à la réalisation de son principal désir. Au demeurant l’homme blanc parlait souvent de son pays céleste et, ma foi, il semblait se faire bien comprendre au moins des squaws si l’on en juge par le nombre de nourrissons au teint rose qui naquirent ces années-là. Mais surtout quelques amis à lui débarquèrent et qui étaient très habiles de leurs mains : ils savaient comment faire éclater le tonnerre et briller des éclairs qui foudroyaient un bison à trois traits de flèche de distance. Les amis de l’Homme blanc n’eurent aucun mal à persuader les jeunes de la tribu que l’avenir était au mélange des races et même, n’ayons pas peur des mots, à la suprématie des blancs. D’ailleurs puisque Bison ravi réclamait la lune, il valait mieux que le blanc dominât. Les jeunes durent vite convaincus par ces incroyables guerriers montés sur des grands chevaux avec lesquels ils étaient nés certainement et qui s’amusaient à se faire cribler de flèche sachant que leur habit de fer assurerait leur invincibilité. Bison ravi laissait faire. L’homme blanc lui avait promis la lune, qu’est-ce qu’il pouvait rêver de mieux…Certes les jeunes ne l’écoutaient plus depuis belle lurette et les femmes du camp allaient voir ailleurs que là où il était : tous les soirs, face à la lune, en contemplation, pour ne point dire en extase. Que lui importait les ragots. Il se savait le préféré de l’homme blanc qui le rejoignait de temps à autre afin de lui réitérer sa promesse de le conduire d’où il venait… Mais chaque chose en son temps. Les choses arrivent souvent plus vite qu’on ne le croit. Il le disait avec de tels accents de sincérité que Bison ravi en avait des larmes d ravissement aux yeux. Du coup il y voyait double. Vous imaginez dès lors le ravissement redoublé de bison ravi.
Plus frileux que leurs frères indiens, du moins ce qu’il en restait car aux rouges qui mouraient succédaient plutôt des blanchâtres et des quasi-roses, les visages pâles, dont certains prenaient le teint cuivré de leurs frères indiens, malgré leurs chapeaux de peaux de buffle, se sont installés de l’autre côté du fleuve, dans des maisons de bois provenant des forêts toutes proches. Bien des jeunes et même des moins jeunes les ont suivis car ces créatures décidément bénies du grand manitou connaissaient le secret de rendre plus fort et plus vaillant notamment lors des rixes entre indiens et visages pâles au sujet de la possession des dernières squaws authentiquement indiennes. Le visage pâle en effet savait fabriquer l’eau de feu et il en fournissait même aux frères indiens, pourvu que ceux-ci veuillent bien rapporter de la boue jaune que l’on trouve dans certaines grottes et dont on ne sait pourquoi les visages pâles semblaient raffoler. Cela faisait longtemps que Bison ravi ne s’inquiétait plus du sort de ses anciens guerriers. Après tout s’ils étaient assez lâches pour s’enfuir de ces grottes sous prétexte qu’il fallait certes un peu toujours les fouetter pour qu’ils consentent à dessaouler et à se mettre au travail c’était tant pis pour eux. Qu’est-ce que cela leur coûtait de faire un peu plaisir à l’homme blanc qui avait expliqué à Bison ravi le mystère de la disparition régulière de la lune et ainsi dissipé l’une de ses inquiétudes majeures. Comment ne pas faire confiance en cet homme qui avait même fixé une date au voyage promis : quand les poules voleraient à plus de mille mètres, au-dessus de l’aigle des cimes. Vous imaginez le ravissement de Bison ravi qui depuis à tout hasard scrutait le ciel afin d’y repérer un coq de bruyère et autre volatile sauvages annonciateur de la venue des temps tant espérés.
Les visages pâles, même brunis par le soleil, sont devenus tellement nombreux que Bison ravi n’a eu aucun mal à se laisser convaincre de déplacer ses quelques partisans du côté des montagnes. D’ailleurs il ne reste presque plus de bison dans la plaine, pensez c’est qu’il faut bien que tout ce monde là se nourrisse, s’habille, utilise les peaux de bête pour toutes les commodités domestiques modernes ou même le transport en chariot. Au fond cela arrangeait bien Bison ravi car il préférait la solitude. Et puis chasser les ours c’est peut-être plus difficile mais au moins ça occupait les plus anciens de ses guerriers qui ne trouvaient aucun plaisir à se servir des fusils de chasse. Ils préféraient se laisser dévorer en tout honneur, leur arc et leur flèche à la main. Certes il faisait un peu froid mais au moins on vivait comme des hommes robustes, pas comme ces blancs qui se construisent des maisons de pierre avec des étages, et le feu domestique à l’intérieur. Bien sûr certains frères à la peau rouge préféraient les rejoindre. Bison ravi ne pouvait à présent compter que sur quelques dizaines de fidèles mais il pouvait aussi compter sur l’amitié et la fidélité de l’homme blanc qui venait le visiter de temps à autre, quand l’administration de ses affaires le lui permettait. C’est lui qui lui fit ainsi remarquer que, dans les clairières que Bison ravi pouvait aménager à son gré, il pouvait voir en permanence la lune de plus près. Et ma foi cet homme blanc disait vrai. Vous imaginez le ravissement de Bison ravi qui commençait à se demander s’il ne devrait pas changer de nom et se nommer vu son goût de la solitude grand ours sain ou quelque chose comme ça.
Puis l’homme blanc annonça la venue d’hommes au visage pâle mais vêtus de noir avec des sortes de robes et des capuchons qui empêchaient de voir leurs yeux. Ils disaient que leur Dieu était le seul vrai, que le grand Manitou c’était de la blague, qu’il fallait s’aimer les uns les autres et que ceux qui ne le croyaient pas seraient passés par le fil de l’épée. Bison ravi écoutait attentivement et demanda d’où venait ce Dieu dont il n’avait jamais entendu parler, et il lui fut répondu, entre deux malédictions contre l’ignorance des sauvages du nouveau monde, qu’il venait de l’autre côté de la mer. Bison ravi insista et l’homme au capuchon se demanda à quel crétin d’indien il avait affaire mais l’homme blanc lui glissa un mot à l’oreille et il finit par répondre qu’il descendait tout droit du ciel c’est-à-dire au fond un peu de la lune afin d’apporter la bonne parole à tous les humains, blancs, roses, cuivrés et indiens. Et la bonne parole, en l’occurrence, c’était que les blancs devaient convertir comme ils disaient leurs frères des nouvelles Indes à la vraie religion. Bison ravi ne savait même pas qu’il y en avait des anciennes, d’indes, et s’en remit, au nom de son ignorance à l’homme blanc. Un Dieu qui descendait du ciel, et donc quelque peu de la lune, valait largement un grand manitou qui devait avec le temps être devenu sourd aux désirs des peaux rouges, surtout qu’il n’en restait plus beaucoup. C’est que le travail à la mine était bien fatigant. Et que de maladies nouvelles depuis l’arrivée de l’homme blanc ! Mais tout ça changerait quand le Dieu de l’homme blanc permettrait à Bison ravi de monter au ciel à partir de quoi il pourrait bien décrocher la lune.
Et puis vient ce jour incroyable où, en regardant le ciel, Bison ravi entendit comme un grondement de tonnerre et vit d’étranges oiseaux brillants comme le fer de sa lance. Il comprit tout de go que l’homme blanc était en train de tenir sa promesse et que le temps du départ était proche. Comme tout le monde autour de lui parlait des nouvelles qu’on trouvait dans les journaux comme s ‘il s’agissait de merveilles il demanda à apprendre à lire et au bout de quelques mois il connaissait son passé simple aussi bien qu’un élève de Seconde 212. Il commença alors à dévorer les quotidiens, puis les livres d’histoire et se mit à réfléchir. Qu’est-ce que c’était ces histoires de discrimination, et ces allusions à la guerre de sécession et autres assassinats de leaders noirs dont il était question dans les livres ? Il interrogea l’homme blanc sur le fait que l’homme noir ne semblait pas aimé du Dieu des hommes blancs vu qu’il laissait les visages pâles, à l’encontre des préceptes de bonté et d’amour du prochain, travailler pour eux comme des bêtes de somme, sans trop se préoccuper de les payer. L’homme blanc répondit qu’ils seraient payés dans l’autre monde tout comme Bison ravi et ceux de sa race, mais que ce Dieu-là avait ses raisons et que la raison humaine était trop étroite pour la comprendre. Les oiseaux de fer dans le ciel étaient pourtant la preuve que quelque chose se tramait qui aboutirait à la réalisation des désirs du vieux grand chef et cette perspective suffisait à combler d’aise et de ravissement celui que son père avait appelé pas pour rien Bison ravi. Il finirait bien par y aller dans sa lune… Ce n’était pas le moment de décrocher… Il n’y avait plus de bison, ni d’ours dans la montagne. Les touristes affluaient pour regarder Bison ravi contempler le ciel les soirs de pleine lune. Certains lui jetaient des pièces, d’autres s’en retournaient en ricanant. On construisit même tout un spectacle autour de lui, sans que cela ne le dérangeât. Mais un jour en passant devant la boutique de souvenirs qui s’était construite tout près de son lieu de méditation, il vit un groupe de personnes qui regardaient une image en noir et blanc et qui bougeait sur une sorte de rectangle magique. Il s’informa et on lui dit que les américains avaient les premiers mis les pieds sur la lune. Ce n’était pas possible ! Il n’y aurait donc là-haut plus aucun habitant ? Seraient-ils tous tombés sur la terre comme le visage pâle qui avait débarqué le premier, cela faisait maintenant bien longtemps… Ou lui aurait-on menti… Cela méritait réflexion.
Bison ravi, pas si ravi de cette nouvelle, médita toute la nuit. Au petit matin, il avait pris sa décision : il créerait une association de victimes des usurpateurs et imposteurs qui promettent la lune ; il demanderait des subventions aux professionnels de l’humanitaire, il ferait constater les spoliations dont il avait été victime à des hommes de loi spécialisés dans la défense des plus faibles, il lancerait des souscriptions, de sorte que les blancs, toujours avides de nouveauté, quelque peu masochistes ou sincèrement tenaillés par les remords, lui enverraient de l’argent. Avec cet argent il serait le premier homme à s’installer définitivement sur la lune. Et si ça ne suffisait pas il jouerait au loto. Et quand il aurait décroché le gros lot, il l’achèterait pour lui tout seul, la lune. Ainsi, il invitait Jean de l’âne à le rejoindre. D’ailleurs pour commencer il l’invitait à changer de nom. On ne peut pas rester bête toute sa vie… Œil de cratère lui irait bien… Quant à Jean de l’âne : pourquoi pas mon ami Pierrot. Et puis si Plume voulait se joindre à eux, quand il aurait du plomb dans la cervelle… Mais ceci est une autre histoire.