I

C’est quand j’ai senti la nausée me gagner alors que je venais d’apprendre que ma femme attendait un garçon que les choses ont commencé à se gâter. Le bonheur c’est simple comme un coup de fil. Je passais, vers le soir, à mon accoutumée, devant la vitrine d’un confrère, à laquelle je jetais machinalement un coup d’œil furtif, quand j’ai senti comme un étourdissement, un vertige passager mais que je n’ai pu m’empêcher par la suite de mettre en rapport avec ce que le poète au cœur mis à nu définit comme l’aile du vent de l’imbécillité. Je n’ai pas réalisé tout de suite de quoi il s’agissait. J’ai mis ça sur le compte de la fatigue nerveuse, de la chaleur exceptionnelle de ce juillet précoce, du mauvais champagne bu en fin de repas de midi avec le patron et qui décidément avait du mal à passer. J’ai dû ralentir le rythme, moi qui sème aisément mes compagnons de randonnées alpestres, faire semblant de contempler la vitrine de plus près et me coller ainsi contre le verre frais, ce qui m’a fait du bien. Il n’y avait personne à l’intérieur, la boutique avait fermé en même temps que la nôtre et j’ai pu, en rasant les murs et devantures, sans trop me faire remarquer des passants distraits, rejoindre la station de taxi la plus proche car il n’était pas question de prendre les transports en commun. Claustrophobie oblige. D’autant que je ne puis entrer dans un bus sans me remémorer les voyages interminables dans l’arrière-pays du littoral méditerranéen qui avaient marqué mon enfance, où j’avais restitué aux adultes qui m’entouraient davantage encore que ce que j’avais ingurgité, comme quoi il n’y a pas que les artichauts. Dans le véhicule je me suis senti mieux, presque soulagé et j’ai même plaisanté avec le chauffeur sur mon nouvel état conjugal ce qui ne l’a pas du tout mais alors pas du tout fait rire mais bon on sait ce que c’est qu’un garçon de café dans notre pays. Ensuite je suis rentré dans notre deux-pièces cuisine salle de bains, je n’ai rien dit de l’incident à ma femme, il était stupide de l’alarmer inutilement, surtout dans son état. Nous avons regardé la télé, un plateau sur les genoux, un reportage sur l’anorexie mentale chez les jeunes et j’ai pensé que ça devait être terrible d’être le père d’un enfant-plume.

Le lendemain, en début de matinée, devant l’étal des soldes et collections sacrifiées du confrère, alignées comme des panini, tous ces exemplaires abîmés, sans éditeur crédible, certains ayant fait faillite, ou non récupérés par les clients, ou retournés car renvoyés trop tard – j’en étais responsable – je me suis souvenu du malaise de la veille ce qui immanquablement m’a déclenché une crise d’angoisse, assortie du même symptôme, dans l’autre sens toutefois. Je me suis retenu à la planche de bois et me suis déplacé de gauche à droite, à la manière d’un crabe. Chacun vaquait à ses occupations et nul ne m’a posé de questions, fort heureusement car elles suscitent en général chez moi un surcroît d’appréhension, bien compréhensible au demeurant quand on connaît les hommes, qui peut aller jusqu’au vertige. J’ai fait un effort sur moi-même, j’ai inspiré un bon bol d’air à l’arrière-odeur suspecte et mes forces sont revenues, il n’aurait plus manqué que ça que je me trouve mal en plein travail, déjà que le patron m’avait laissé entendre qu’il n’était pas sûr de conserver tout son personnel et qu’il songeait même à fermer la boutique, avec la concurrence des grandes surfaces et cette nouvelle mode des distributeurs à tous les coins de rue – et je ne parle pas des soldeurs et autres artisans des marché aux puces qui entretiennent l’illusion d’une marchandise à très bas prix…

Les vacances approchaient. Ce n’était plus qu’une question de semaines. J’ai décidé de passer outre, de n’en référer ni au médecin de famille, ni à mes collègues lesquels en général ont des avis contradictoires qui n’aboutissent qu’à une brouille entre eux et à l’embrouillamini dans mon esprit. J’ai mis en rayon quelques nouveaux arrivages, pas bien fameux en ce début d’été, du moins ceux qui étaient référencés, que voudriez-vous donc qu’ils emportassent sur les plages et je n’y ai plus pensé. La journée est vite passée. Cartons à déballer, cartons à remballer, vérifications des factures, des exemplaires manquants. Porter, rapporter, transporter, on n’imagine pas la dépense d’énergie physique que suppose la cause intellectuelle. Colère du patron pour la énième fois contre l’obligation d’accepter les « offices » alors que la trésorerie est au plus bas et que certains des ouvrages reçus seront vendus au prix coûtant dans certaines grandes surfaces ou les maîtres-soldeurs patentés. J’ai conseillé un ouvrage sur les châteaux franciniens, à visiter en priorité, à des touristes japonais parlant couramment l’anglais moi qui l’ai appris grâce à la pop de papa. J’ai dégoté des cours de vacances pour des parents inquiets du niveau de leur progéniture en langues vivantes comme quoi je ne suis pas le seul. Enfin, une grosse vente, le patron m’a fait un signe avec le pouce, pour un anniversaire, des photographies de Sao Paulo by night au quotidien moi qui n’ai jamais mis les pieds ou très peu au-delà de mon territoire hexagonal. Dans l’après-midi, une jeune femme qui ressemblait à… une actrice que de toutes façons on ne voit plus, m’a demandé s’il existait des techniques qui aident les futures mamans à se maintenir en forme, j’ai compris qu’elle voulait dire à ne pas trop prendre de poids et je lui ai résumé ce qu’en disait un auteur, un professeur quelconque, dont j’avais offert à sa demande le dernier livre à ma chère et tendre, qui l’avait lu et me l’avait résumé à sa façon, tout comme moi la mienne. Je me suis bien gardé de dire à l’intéressée que les conseils de base traînent sur Internet, c’eût été aux yeux du patron une faute professionnelle. La jeune femme était ravie. Elle m’a souhaité bonne chance et je me suis dit que c’était un signe, que tout du moins mon rejeton ne serait pas anorexique, ni autiste ni même la proie de diverses névroses à l’instar de son géniteur car je m’étais renseigné, elles ne sont pas héréditaires, du moins pas au sens où on l’entend. J’ai senti alors comme une douleur aiguë analogue aux spasmes intestinaux quand le sandwich-kébab, avalé sur le pouce, contenait trop d’oignons, d’épices pimentées et autres cochonneries, si je puis m’exprimer ainsi et que la pharmacie de service se trouve à l’autre bout de la ville, dans un quartier peu recommandable. Il est vrai que, depuis l’heureuse nouvelle, nous abusions des boissons à bulles : il fallait tout de même informer la terre entière et quand on y pense ça fait tout de même pas mal de monde. Un citrate ou autre adjuvant et cela se guérirait de soi-même. Je n’imaginais pas alors combien je pouvais me tromper.

II

Quelques jours plus tôt je venais de fêter l’âge crucial qu’il est convenu de nommer celui de l’appréhension et que l’un de mes proches – mon père ou son frère sans doute – m’avait dit, entre le plateau de fromages et la poire belle-hélène, spécialité de mon épouse : alors c’est fini les conneries ? Tu vas devenir quelqu’un de raisonnable maintenant ? Je n’étais pas sûr que nous ayons la même définition du mot connerie, encore moins du raisonnable, néanmoins, par souci d’affabilité, je répondis : pour sûr !

J’avais ri tout en me disant : comment peut-on vivre autant de temps auprès d’un être pour finir en définitive par ne point le connaître ? Ma remarque valait dans les deux sens.

Mon père avait une bonne situation : il était chirurgien dentiste et manifestement cela lui avait profité. Moi qui n’y ai jamais mis les pieds, si je puis dire, dans son cabinet ni dans celui d’un collègue, ma dentition se portant comme un charme, jamais une dent de sagesse à se mettre … sous la dent, comme disait mon père quand il partait sur son éternel couplet selon lequel les cordonniers ont des enfants qui ont des cors aux pieds et qu’il faut envoyer chez les pédicures, ce qui ne leur fait pas de réclame…

De toutes façons on ne trouve plus de vrai cordonnier.

Pour en revenir aux réjouissances j’avais suggéré deux services : la famille au déjeuner, les copains dans la soirée, ça évitait les polémiques inutiles et dérapages verbaux. Il avait fallu user de doigté notamment avec les premiers qui par principe ne se faisaient pas prier pour s’éclipser dès la fin du repas : la route du retour, les rues à traverser, les enfants à l’école, le jeu télévisé, mais ma femme avait l’art de régler ce genre de détail et de renvoyer chacun dans ses pénates en donnant l’impression qu’être mis à la porte par elle c’était un privilège rare, tant elle savait prodiguer force promesses et compliments.

  • Ne vous inquiétez pas, nous savons ce que c’est, je vous appellerai pour savoir si vous êtes bien rentrés et vous avez bien raison, ces jeux sont très instructifs, notamment pour les enfants et de toutes façons on s’instruit à tout âge, je ne manque jamais de l’enregistrer quand je ne puis le regarder en direct. Et chacun de s’en aller rassuré.

Il n’empêche, le matin j’étais particulièrement inquiet. Lequel allait me trahir ? Me jeter la poisse ou le mauvais œil ? J’étais tombé sur la perle rare, ça je puis d’autant mieux le reconnaître que, parmi les siens on ne laissait pas de me le répéter. Elle n’avait pas encore bien cerné l’étendue de mes défauts, et surtout de mes phobies, de moins en moins latentes. C’est vrai que je n’étais pas – jusque-là – ce que l’on appelle un bon fils, un bon frère, un bon cousin, un bon neveu, a fortiori un bon tonton. Tout juste un dilettante. On me disait immature, sans aucun sens du pragmatisme élémentaire, un idéaliste et, dans le pire des cas un bon à rien en trois mots.

Ma moitié n’avait-elle pas eu l’idée, lors de l’épreuve de présentation, ce qu’on appelle dans les milieux pas au courant l’entrée, pour me faire bien voir d’eux ainsi qu’elle me voyait elle, de leur préciser que je travaillais à la confection d’un roman ? Heureusement je ne lui en avais pas précisé le sujet – et pour cause !

Bref l’après-midi se passe, la famille y passe, chacun discute dans son coin et mon épouse passe d’invité en invité pour dire à chacun un petit mot gentil, je lui souris à chaque fois de mon sourire le plus niais et l’on me gratifie d’un : Tu en as de la chance, ou quelque chose d’approchant. Tu ne la mérites pas. Je dis excusez-moi, je crois que l’on a besoin de moi, et je vais voir ailleurs. Je me suis dit heureusement y’a les copains qu’on aime bien car j’aime bien les chanteurs d’autrefois, d’avant que je ne sois né je veux dire, les fous chantants, les cent mille volts, les compagnons de la chanson et les filles du bord de mer. Patience. Le soir est un autre jour. Le soir, justement, autre ambiance, plutôt festive avec musique latino et quelques tubes anciens remis au goût du jour par les émissions des chaînes hertziennes. Buffet à volonté, c’est déjà moins coincé. Je me détends un peu, je force sur la boisson, j’ai droit à quelques remarques sur l’éducation des enfants de la part de mes plus vieux potes (Henri, Philippe, Louis, nous avons écumé les bars proches des facs) qui ont bien changé depuis le temps où nous étions étudiants, et, à peine le dernier couple invité a-t-il franchi la porte, alors que ma jeune épouse – car elle a dix ans de moins que moi, l’avais-je dit ? – soupire de soulagement et de bonheur, je sens que ça ne va pas mais alors pas du tout et je fonce vers la cuvette des toilettes où je rends tout, midi compris (toasts, canard à l’orange, fromages divers, dessert) je devrais dire surtout midi car en soirée je m’étais contenté de siroter du gin-coca. La poire de midi surtout avait eu du mal à passer.

D’autant qu’au moment précis où il avait fallu me contraindre à souffler les bougies sur un gâteau meringué, la petite surprise de ma moitié, apportée par mes proches qui en raffolent, laquelle avait une bonne nouvelle à annoncer… Je m’y perds mais c’est comme cela que je l’ai ressenti.

  • Chéri, tu vas être papa !

J’ai dû paraître fou de joie, grisé de congratulations et de gin avec de moins en moins de coca, et en même temps je me disais : c’est pas demain que je pourrais aménager la cave où je pourrais l’écrire ce satané bouquin. Les caves ça sert aussi à ça.

Et puis aussi : bon ça traîne en longueur justement aujourd’hui où les copains ne vont pas tarder à arriver. Au demeurant et à franchement parler, qui est-ce qui m’en empêcherait, de me réfugier dans un coin reculé, un retrait où je puisse faire retraite avais-je lu quelque part, à la cave veux-je dire ? Il n’empêche : en me mariant, j’avais pensé à tout sauf à ce cas de figure. Etre papa, si jeune, je veux parler de ma moitié. La vie décidément ne vous épargne rien.

III

En fait j’aurais dû l’entreprendre bien plus tôt ce premier essai qui m’aurait rendu, si je puis dire, célèbre et m’autoriserait à dire merde au patron et à ses cartons. Et à deux ou trois membres de nos deux familles, la mienne et celle de ma femme, que j’eusse réunies à l’occasion du premier prix que je me sentais capable d’obtenir, d’autres y étaient bien arrivés. J’avais des sujets plein les tiroirs. Quant aux romans les commissariats en regorgeaient, avait suggéré un romancier célèbre. Par ailleurs je pouvais parler de moi, je ne serais pas le premier fils de petit bourge, un tantinet bohème, à faire le compte-rendu, si l’on veut bien me passer l’expression, de mes états d’âme. Je savais très bien demeurer dans une salle de bains des journées entiers, ou faire la tournée des boîtes, des rave-parties et des nocturnes fumeuses, ou dans le pire des cas me glisser dans la peau d’un partouzeur de campings ollé ollé. Mais c’est la consistance de mon vomi qui ne laissait pas de m’inquiéter. Je le voyais petit à petit se durcir à l’air frais et constituer comme une pâte feuilletée car à ce moment-là je vomissais encore par à coups. Je me souviens que l’idée saugrenue m’est passée par la tête qu’un artiste audacieux aurait pu renouveler une certaine conception de l’abstraction lyrique en recueillant sur une toile vierge de telles régurgitations. On aurait dit du papier mâché, mais pas du papier immaculé, plutôt du papier qui aurait déjà servi. Une sorte de bouillie épaisse avec des stries pouvant rappeler les circonvolutions du cerveau et un peu de couleur sur le dessus ce qui marquait la fin de mon indisposition. La première fois, j’ai cru que j’allais m’évanouir mais je me suis ressaisi en me disant c’est trop bête, si je me fais mal en tombant contre une cuvette, si la porte est fermée de l’intérieur je vais me vider de mon sang comme une grosse truie littéraire, pardonnez le pléonasme, c’était arrivé à un chanteur obèse. Ce qui m’a retenu en plein état de conscience c’est la certitude que je connaissais déjà la chose immonde que j’avais devant les yeux. Elle était imprimée si je puis dire en ma mémoire même si celle-ci me renvoyait à une vie antérieure, je veux dire antérieure à ma probable paternité. Je n’aurais su dire si ces rémanences partielles et approximatives prenaient leur source dans ma propre existence ou dans celle des autres, les deux se mêlant au fond de ma mémoire inconsciente, affective, organique.

Toujours est-il que je voyais défiler dans mon esprit, alors que je fixais ce qu’il me faut bien nommer mon œuvre, un truc que l’on m’avait chaudement recommandé, même si l’histoire se passe au pôle, d’ailleurs la forme molle gardait cette chaleur vu la température extérieure : tu verras ça parle d’un galeriste toi qui t’intéresses à la peinture, une histoire assez prenante d’objets volés par un collaborateur mort qui ressurgit quand on s’y attend le moins, non mais attends ce n’est pas tout, il se lance, le galeriste pas le mort, dans une expédition des plus épiques sur la banquise de l’arctique, on n’a rien écrit d’aussi fort depuis au moins le monstre d’Ingolstadt, ou du moins la saga des vétérinaires impliqués dans un trafic d’animaux, et de toute façon c’est ressorti en poche, ça prouve que ça s’est bien vendu, non non rien à voir avec les fresques codées et les obélisques fatales, c’est mieux écrit et d’ailleurs c’est en français, et ça ne sombre pas dans l’occultisme, ah non, pas comme J’ai aperçu un jour le zizi de mon père mais quand il était mort ou Ce que c’est bon la bière tiède (Mais c’était vers Minuit…), oui je sais je te les avais recommandés aussi non mais là il y a une vraie histoire avec des personnages et tout, avec des compléments circonstanciels et des phrases complexes… Ca c’était du Louis tout craché. Il en connaît un rayon. Il travaille pour une maison d’édition. Et quand on travaille dans une maison d’édition, alors, on est forcément crédible…

J’ai lu, sans déplaisir, je veux dire sans plus de plaisir que quand je regarde un western américain des années cinquante dont la critique autorisée m’affirme qu’il s‘agit d’un authentique chef d’œuvre. Toutefois quand le mort avait refait surface, ça m’avait paru dur à avaler, et comme je n’avais pas digéré la surprise de la veille, c’en était trop pour mon estomac délicat, habitué aux expédients pharmaceutiques, c’est épatant, je me suis souvenu de la consistance du riz qui stigmatisait les victimes de l’épidémie de choléra, peut-être aussi d’une scène où la femme cochonne d’une auteureu à succès, quand elle en arrive à manger du mi-veau, ou du veau-mis je ne sais plus, et ma lecture a fait le trajet inverse, la banquise et les tableaux jaunes du spécialiste en monochrome, les petites amies du narrateur quinquagénaire, le camé de service, la décision finale de faire un tour chez l’ancienne épouse, tout cela dans une pâte qu’on eût pu prendre pour du crépi assez pur si évidemment les mots n’étaient pas venus en troubler le feuilleté dégoulinant sous son propre poids ce qui je le répète était du plus bel effet esthétique, j’avais vu pire dans certains centres d’art contemporain. Je rendais l’âme des états similaires au mien à leur magma primordial, avant que la pensée romanesque ne prenne forme. Il allait falloir que je me mette sérieusement au régime, en tout cas que je surveille mes nourritures terrestres.

IV

Dans les jours qui suivirent la petite surprise concoctée par ma chère et tendre, au fait je ne notais pas pour l’instant de transformations corporelles notables justement, les vomissements se firent de plus en plus réguliers. Ma femme disait : mais où as-tu été chercher tout ça ? Passe encore à la maison où je pouvais prétexter une indisposition intestinale et passagère mais les collègues me regardaient avec un air de plus en plus narquois. On ne vomit pas impunément sur les cartons même si le contenu s’y prête, si je puis dire au prix qu’atteignent les livres de nos jours. Le patron quant à lui se montrait distant, le champagne était bel et bien éventé, je dirais même soupçonneux à mon égard. Il m’observait tandis que je vaquais à force va-et-vient entre les toilettes et l’aile bondée de parutions récentes où je me tiens habituellement à la disposition des clientes. On aurait dit même que mon cas l’intriguait. Pousser ainsi l’identification à l’autre si loin. Au bout de quelques temps, il renonça à son bureau, un poste idéal d’observation d’où il pouvait repérer les indélicatesses des clients et l’attitude de ses employés et se planta devant la portes des toilettes, une montre-chrono à la main, celles des messieurs. J’étais à chaque fois obligé de m’excuser mais je ne parvenais pas à trouver une explication plausible et j’étais en conséquence de plus en plus gêné. Il s’écartait puis adoptait une physionomie pleine de compassion à mon égard qui ne présageait rien de bon. Encore eût-il été bien étonné s’il avait su ce qu’il se passait de l’autre côté de la porte, je veux dire dans le détail car jusque-là j’avais réussi à préserver un minimum d’intimité. Je sentais bien qu’il ne s’agissait pas d’accélérer la destination naturelle du peu de nourriture que mes nausées me laissaient le temps d’incorporer. Non c’était autre chose, une façon de faire le vide en moi. Cet enfant avait besoin d’un père tout neuf, « clean » disent ceux qui répètent les mots qui leur tombent dans l’oreille, les répercutent à l’envi et n’ont pas en général une once de vocabulaire personnel. J’avais suffisamment pris d’acide, dans mon épique jeunesse, pour savoir que nous associons parfois, à nos hallucinations visuelles, des identités et des fonctions que le simple bon sens exclut dans l’état normal que l’on dit de veille. Un cendrier peut porter le nom du père, voire même l’incarner, un motif abstrait, un trou béant sous vos pas, ou sous la roue avant du deux roues représenter la mère etc., ceux qui savent de quoi je veux parler me comprendront. Eh bien il s’agissait d’une expérience assez proche, peut-être même d’une réminiscence mais déplacée dans une dimension bien particulière qui, à l’âge que je venais d’avoir, me touchait de très près. Ainsi j’associais tel volume de matière pâteuse parsemée de tâches noirâtres à des souvenirs récents, plus ou moins précis, vécues, profondément ressenties ou incorporées. Je commençais doucement, par des vies minuscules chacun en dispose à son gré, ou encore des histoires de papa-maman, de manque de communication ou de fantasme d’inceste, et puis les séjours dans des entreprises nippones, à Venise, à Rome, il est toujours bien vu de montrer que l’on a voyagé, ou du moins que l’on a de la culture. Ce sont des souvenirs dont on se passe aisément. Ensuite je m’identifiais à des protagonistes tantôt voyous, tantôt policiers, tantôt tenant un peu des deux je ne sais pas moi, ce jeune industriel invité par un savant fou au cœur d’un week-end sauvage parmi la jungle reconstituée, la poursuite des agissements pervers et subtils d’un serial killers féru de piranhas et de femmes-troncs, ou bien encore débrouillant les fils d’une enquête sur les malversations immobilières dans les quartiers nord de la capitale contre lesquelles luttait une journaliste, un nègre, un flic travesti. Tandis que je vomissais tout mon saoul si je puis dire je réalisais combien ces pans entiers de mon moi mental allaient peu me manquer. Mais l’expérience se terminait sur un embryon si je puis dire, un soupçon d’angoisse : que resterait-il de moi à la fin ? N’allais-je pas me retrouver face à un abîme moi qui éprouve le même vertige que l’auteur des pensées sur les deux infinis et les puissances trompeuses ? Avec pour corollaire cette question cruciale : allais-je épargner ce qui m’avait nourri de manière substantielle ou étais-je condamné à repartir à zéro ? Pour l’instant j’éliminais les héroïnes délurées lancées dans une aventure qui les dépassait au cœur d’un siècle voué au libertinage, les transpositions médiévales qui suintent la recherche d’effets de réel et suent le recours à une documentation érudite jusque dans ses approximations les plus criardes. Je vomissais même les séjours pour conférence ou résidences et ce besoin incessant qu’ont les auteurs d’indiquer le nom des rues des villes célèbres – Paris, Londres, Rome ou New York – comme s’ils voulaient nous faire accroire qu’ils la connaissent comme leur poche tout en tentant maladroitement de créer une illusion de complicité avec le lecteur. Cela me soulageait un temps mais il me fallait affronter les rayons, les piles de succès du jour et les clientes car je ne crois pas l’avoir dit, je gagne ma vie dans ce qu’il n’y a pas si longtemps on appelait une bonne librairie. La mienne n’était pas des plus médiocres, mais elle se trouvait à la périphérie du quartier estudiantin et avait du mal à rivaliser avec ses prestigieuses concurrentes des grands boulevards plus en contrebas. En fait elle était constituée de trois vastes pièces et une mezzanine : une nef centrale au terme de laquelle se trouvait la caisse, côté sortie évidemment, où trônait la femme du patron, impavide, aimable comme une porte de prison, presque une momie mais qui retrouvait ses formules commerçantes toujours à bon escient pour vérifier la validité d’un chèque ou d’un billet. Vers le milieu de l’allée centrale, une sorte de transept avec ma collègue de gauche préposée aux messieurs et la mienne préposée à la gent féminine. Les livres étaient disposés en présentoir ou en tablées de telle sorte que les clients puissent en faire le tour. Deux, trois collègues les jours d’affluence, s’occupaient de la partie centrale, la plus populaire et vouée aussi à la littérature enfantine, aux mangas et à la bande dessinée, spécialité maison qui faisait tourner la boutique. Au mur, les rangées d’étagères, jusqu’au plafond peint à la chaux mais arrosé d’un néon rosé ce qui donnait une ambiance plus intimiste et un cachet à l’établissement. Sur la mezzanine, le bureau du patron, informatisé, et de sa secrétaire, en même temps sa comptable, sans doute aussi sa maîtresse, c’est du moins ce qu’en disaient les mauvaises langues, en fait une parente quelque peu tirée du ruisseau et exploitée en conséquence. Au sous-sol les toilettes et une cave voûtée en forme d’accent circonflexe. On y faisait venir des poètes, cela fidélisait la clientèle et puis au moins on n’était pas débordé les soirs d’affluence. Je ne risquais pas de les vomir ceux-là, d’abord parce que je ne les lisais jamais, ensuite parce que c’était en quelque sorte déjà fait. Vous voulez rendre, si je puis dire un type bien sous tout rapport, charmant au téléphone et généreux au déjeuner, odieux ? Organisez-lui une lecture dans une petite librairie de quartier. En quelques jours il est quasi méconnaissable. Ce sera de votre faute si le public ne vient pas, si personne n’achète son compte d’auteur, si le buffet est immonde et votre boutique une horreur. En revanche les poètes d’aujourd’hui se réfèrent toujours à ceux qui les ont précédés, ce qui réserve d’honnêtes surprises et pousse à les lire, je parle de leurs glorieux aînés. Après avoir fonctionné un temps, en alternance avec des romanciers en mal de reconnaissance médiatique, ceux qu’on n’acceptait pas ailleurs c’est-à-dire la majorité, et qui n’avaient rien pourtant à envier aux auteurs prisés, le concept comme disait le patron s’épuisait. Il fallait trouver de nouvelles idées. Il m’en avait plus ou moins chargé en me versant son champagne tiède me laissant entendre que, dans le cas contraire, il irait proposer ses concepts ailleurs, où un manque se faisait sentir, il suffisait de circuler un peu dans les petites villes de la province profonde, au fin fond de l’Auvergne, dans les stations des deux Savoie, dans la vallée de la Vologne, si tristement célèbre. En attendant de le lui pondre, son nouveau concept, je lui rendais le précédent. La monnaie de sa pièce en quelque sorte.

V

Un matin, le patron est descendu de son perchoir et m’a dit, écoutez, cela ne peut pas durer, vous monopolisez un lieu voué à d’autres vocations justement qu’à recevoir vos déjections buccales (j’avais évacué tout de même ma vision des rois maudits, et quelques cycles familiaux plus ou moins nobélisés), vos collègues se plaignent d’avoir à manipuler vos cartons, vous m’empêchez de faire mon devoir de surveillance par ailleurs, les affaires s’en ressentent, les mauvaises odeurs aussi, avec cette canicule les clientes ne sont plus légion et votre collègue femme peut très bien s’en occuper entre deux clients. Vous deviez je crois partir en vacances dans trois semaines, eh bien allez voir votre généraliste, entendez-vous avec lui et mettez-vous en arrêt maladie, ce n’est pas par les temps qui nous coulent que vous risquez un contrôle. Je vais vous dire même mieux, j’ai un petit appartement dans le sud que j’utilise pour les sports d’hiver et qui n’a pas été loué la quinzaine prochaine. Je vous le prête, refaites-vous une santé, respirez l’air pur de la moyenne montagne, détendez-vous, dorlotez votre petite femme et revenez-nous en forme. Nous aviserons en temps voulu, la boutique peut très bien se passer de vous jusque-là. De toutes façons vous passiez le plus clair de votre temps aux toilettes et cela finira par se savoir. Il ne faudrait pas que votre indisposition passagère nuise aux intérêts de notre petit commerce. Surtout en ce moment.

L’air pur de la moyenne montagne ça m’allait bien. J’ai remercié, posé deux trois questions sur les modalités d’accueil, l’endroit précis où il me faudrait me rendre si je puis dire, la récupération des clés et autres détails insignifiants en soi mais problématiques quand on n’y a pas pensé avant terme. Aussitôt dit aussitôt fait, je cours dans le quartier proche du périphérique où j’habitais, c’est toujours mieux que les transports en commun surtout avec la chaleur, ma claustro et mes symptômes. Je ne pouvais prendre le risque de déclencher un mouvement de panique au cas où un illuminé s’imagine qu’il s’agissait du choléra, et autres médicastres. Ou de matériel à fabriquer des bombes après tout certains y cachent bien de la blanche et autres cachets. Mon appartement, un septième sans ascenseur est à vingt minutes en marchant vite à partir de la librairie, une demi-heure en lambinant. Etait-ce la perspective de retrouver la moyenne montagne ? De quitter l’air pollué des villes, périphériques et banlieues ? Celle de me retrouver un peu tranquille et seul surtout avec ma petite femme, toujours très entourée, tant qu’elle était dans sa plus flatteuse silhouette, toujours est-il que je me suis senti nettement mieux, tellement mieux que je n’ai vomi, sans la moindre difficulté, et presque comme un soulagement, que les pérégrinations capitales d’un séducteur impénitent et qui perd la plus belle des créatures dans un attentat près d’un café où il est bien vu de se faire remarquer, chose qui aurait très bien pu m’arriver sauf que je connaissais moins de monde. C’était pourtant un gros morceau. Bref je jubilais intérieurement et aussi sans doute aussi quelque peu à l’extérieur si j’en croyais le visage radieux des quelques imprudentes grand-mères que je croisais et qui me félicitaient : pour courir aussi vite et avec ce sourire si naturel, pas de doute, ce monsieur vient d’apprendre qu’il allait être papa. A cet âge on n’y voit pas toujours bien net.

Une fois arpenté les sept étages car il n’était pas question de prendre l’ascenseur dans mon état, autre son de cloche. Déjà, la clim ne marchait plus et ma chère et tendre, sous le coup de la chaleur, rouge comme une pomme, ce qui faisait ressortir la blancheur de son teint de vraie blonde, avait fait venir plusieurs de ses anciens camarades de promotion pour donner des avis tout aussi foireux les uns que les autres alors qu’il suffisait d’appeler le service après-vente avant qu’il ne parte, lui aussi en vacances. Essayez donc d’en placer une qui ne soit pas trop hors de propos avec une horde de jeunes gens revenus de tout et qui ne s’en laissent pas conter, dont certains d’ailleurs vous sont franchement hostiles, on devine aisément pourquoi.

Au bout d’un quart d’heure j’ai dit : eh, merde ! ce qui n’était peut-être pas bien congru, j’ai dégringolé les escaliers, tout en appelant, de mon portable, mon médecin traitant, un client de la librairie, amateur de romans licencieux du siècle des lumières, qui a incontinent accepté de me prendre entre deux rendez-vous puisqu’il ne s’agissait que d’un arrêt de travail, on pourrait toujours s’arranger. Il m’a prescrit des médicaments contre le mal du voyage, moi qui ai un peu de mal avec les gens.

Le week-end suivant je prenais l’autoroute pour la moyenne montagne, toutes vitres ouvertes, en solitaire mais pour une semaine seulement, j’en avais fait la promesse solennelle à ma blondinette chérie, laquelle avait entre temps réglé son problème de clim.

En fait d’appartement il s’agissait plutôt d’un dortoir pour lilliputiens et d’un entrepôt pour bâtons de skis. Mais bon il y avait une vue imprenable sur la montagne, pelée en cette saison, d’en face et la perspective d’excursions pédestres me comblait de joie, car il n’était pas question de prendre le téléphérique évidemment. Alors j’allais dire bonjour aux marmottes et aux bouquetins dès le soleil levé, je pique-niquais dans quelque pré sans vaches, en m’efforçant d’éviter les piqûres de taons, ensuite je rentrais piquer un roupillon bien mérité. En soirée je baguenaudais, assistais aux animations débiles et familiales de la station, j’en prenais comme on dit de la graine et je rentrais pour regarder la télé non sans avoir passé une bonne demi-heure au téléphone avec la nouvelle femme de ma vie. Mes symptômes diminuaient de manière sensible, à peine me libérais-je de quelques souvenirs new-yorkais, en quelques stations toutefois, avec forces références, citations, recours à l’anglais et autres fils autoroutiers sur fond de débats cornéliens.

Au bout de quatre jours je commençais à m’ennuyer et je décidais de faire un tour en voiture. Mal m’en a pris. Si cette région alpestre est loin d’être la plus élevée, elle recèle quelques attraits touristiques impressionnants pour les amateurs de sensations fortes mais très dangereux pour les états anxieux ou phobiques. Ils fourmillaient près de la station qui m’hébergeait, ce que j’ignorais bien entendu. D’abord, à la recherche d’un lieu-dit brûlé par les allemands, sur les indications approximatives d’un berger, j’empruntais, à la sortie d’un petit village, une départementale au fond d’une vallée champêtre. Je voyais sur la droite, derrière les vaches, se dresser de pics montagneux et me disais qu’elles devaient être bien abruptes vues de leur sommet. Passé un hameau la route s’est mise à tourner en lacets assez rapprochés et à se rétrécir considérablement à tel point qu’il fallait que les autres véhicules s’arrêtent pour que je puisse continuer. En haut d’une cote, je lus l’indication Route de ou Col de, j’ai oublié le nom mais on pourrait le retrouver sur une carte précise. Puis ce fut le début de la descente et là j’ai vu, face à moi, derrière la modeste rambarde de sécurité, ce qui m’a semblé le comble de l’horreur, une route bien plus petite au loin, tout au fond, en contrebas, c’était celle sur laquelle il me faudrait passer dans quelques minutes. Je me voyais déjà franchissant la glissière et dégringolant de ravin en ravin car j’étais bel et bien le long de gorges vertigineuses. Je m’étais trompé de route. Impossible de faire demi-tour, c’était d’ailleurs beaucoup trop dangereux. il fallait continuer vaille que vaille et je m’y suis appliqué, me chantant des chansons au goût du jour entendues en boucle par hasard à la radio, tandis que l’envie de vomir ne cessait de croître. J’ai avalé quelques comprimés, peut-être au-delà de la dose prescrite. C’est que des paysages, j’en avais englouti des kilomètres quand j’étais gosse, à l’arrière de la voiture parentale, et nous avions dû en faire des haltes vomitives, sans compter ceux que j’avais lus, sans sauter de pages parce qu’il faut boire le calice jusqu’au bout… Arrivé près d’une cascade je réalisais qu’une trace continue et pâteuse jonchait le sol. Je m’étais laissé aller durant tout le trajet, le plus grave je ne m’en étais pas rendu compte, si je puis dire mais les corneilles et corbeaux, les coprophages et mouches à bœufs, s’en souviennent encore,.

Je croyais être au bout de mes peines mais il me fallut envisager le chemin du retour. Pas question de reprendre ce coupe-gorge sinueux et abrupt. Ayant repéré une indication à propos d’un musée de la résistance je décidais de suivre cette direction. Il fallait là encore passer par un col et traverser une combe, c’était indiqué partout. Je ne savais pas ce qu’était une combe même si le mot comme un mont fait penser à quelque chose d’arrondi. On use ainsi en permanence de mots à la définition incertaine que l’on ne cherche jamais. Ayant grimpé durant une bonne dizaine de kilomètres à partir d’une bourgade où je m’étais restauré, et surtout abreuvé, aussi bien moi que mon véhicule, je remarquais des voitures garées sur la droite, immatriculées d’un peu partout, et des touristes affairés sur la gauche. Certains tenaient un morceau de chemise, de short ou de tee-shirt de celui ou celle qui le ou la précédait. Intrigué, imaginant qu’il s’agissait d’un accident et que mon portable pourrait être d’une éventuelle utilité, je me garai en bout de file, descendis sans méfiance et m’approchai du groupe. Mon corps se vida de tout son sang. Mes jambes se dérobèrent. Je suffoquai. Il s’agissait d’un gouffre, immense duquel nous séparait une balustrade de quelques centimètres et aucune barrière de protection. Sans doute un effet de l’érosion, pour moi c’était quelque chose comme le gouffre des enfers. Je sentais le vertige qui me saisissait et comme le besoin insistant de me rapprocher davantage afin de me laisser tomber une fois pour toutes dans le vide. Les thérapies radicales si elles n’ont pas l’heur d’être les meilleures, ont au moins l’avantage d’être les plus radicales. Or je chancelai, c’était visible, et me rapprochai dangereusement du bord, Un des touristes, sans doute un scandinave, eut l’idée de me tirer par le bras, je ne sentais plus mes membres, mes lèvres étaient sèches, j’avais froid alors que l’été s’avérait torride et je m’évanouis sur la chaussée. A partir de là ma mémoire a du mal à distinguer le vrai du faux, le probable de l’improbable. Je m’en excuse par avance auprès du lecteur.

Cela ne dura qu’une grosse minute. Quand je me réveillai, je vis que l’on m’entourait mais je faisais des signes de s’écarter avec des mouvements de brasse car je sentais le pire advenir. Usant de toutes les ressources de ma volonté, je balbutiai que ce n’était pas grave, que j’étais sujet ainsi à des vertiges et qu’il fallait me laisser un peu seul recouvrer mes esprits. Je me dirigeais, une dizaine de pas avant le sommet de la cote qui correspondait à cette vue sur l’abîme, un belvédère sauvage en quelque sorte, vers un escarpement en pente douce qui l’obturait, grimpais sur une déclinaison couverte encore de végétation assez dense, m’arrêtai sur une plate-forme rocheuse et je m’abandonnai à cette volupté rare de sentir le danger écarté. Mais pas son souvenir. Il me fallait à tous prix m’en débarrasser si je ne voulais pas périr étouffé. Aussi les vomissements reprirent-ils de plus belle, en continu, toutes les histoires que l’on m’avait racontées sur la deuxième guerre mondiale et tant que j’y étais la plupart des films qui s’en inspiraient, manifestaient leur humeur et pas seulement par mon orifice buccal. Le nez, les oreilles se mirent de la partie. Je sentais que je perdais conscience sans pouvoir rien tenter pour arrêter le prodige. Cela dura jusqu’à la nuit, les touristes étaient enfin partis, rassurés. Un homme qui voit est bien vivant mais quoi ce n’est pas un spectacle pour les enfants à qui cela pourrait donner des idées. Mais deux d’entre eux étaient restés. Ils me regardèrent ainsi jusqu’au petit matin, comme en extase. La concrétion formait comme une stèle. Dans la nuit elle glissa et dévala d’un côté sur la route, la bouchant en partie, heureusement elle n’était pas très fréquentée mais la majeure partie bascula dans le vide. Je n’osais aller vérifier. Au moins me dis-je, elle servira de repère. C’est vrai quoi, le vide aura fait un tant soit peu le plein.

Au petit jour, mes eux touristes un homme et une femme d’origine européenne étaient toujours là. Je leur dis c’est très gentil d’avoir veillé avec moi. Ils regardaient fixement ce qu’il restait de la stèle effondrée et l’un d’eux murmura : Seigneur pardonne-nous, nous ne t’avions pas reconnu avec un fort accent ou batave. Nous ne sommes pas digne de te suivre mais peut-être auras-tu pitié de deux pauvres pêcheurs. J’ai répondu allons, allons, n’en faites pas une montagne, j’ai un compte à régler avec mon appareil digestif, c’est tout. Après tout nous sommes capables de porter plus que notre poids, de courir plus vte que la musique… Ils insistèrent lourdement toujours dans leur jargon apostolique. J’ai encore une fois refusé mais ils me précisèrent que j’étais leur seule famille. Alors j’ai eu l’idée saugrenue, que vous auriez eu à ma place, de leur faire profiter de ce qu’ils prenaient eux-mêmes pour un miracle. Après tout la foi ne déplace-t-elle pas des montagnes ? Je rappelais mes souvenirs de vertige, notamment les deux plus récents et je n’eus aucun mal à les recouvrir de sermons, d’oraisons, d’apologies de la religion chrétienne, de vies des saints, de confessions augustiniennes et même de reconstitution du temps des cathédrales. Par précaution je m’enfonçai deux doigts jusqu’au fin fond de la gorge.

Epuisé je m’endormis.

Quand je repartis deux concrétions rappelant la pose des personnages d’un célèbre angélus, se faisaient face, la tête penchée, un peu dans la position que j’adopte quand je passe à l’acte. Je n’étais pas peu fier de ma trouvaille. Après tout s’ils n’avaient pas de famille, quelque carrossier désosserait leur voiture en passant et surtout ils seraient figés pour l’éternité par le biais de mon sacré vomi. Quelle fin meilleure espérer ?

Naturellement je n’allais pas vérifier les dégâts occasionnés par mes incontinences de bouche. Je ne voulais pas faire l’avion et y laisser les plumes.

La descente, du même côté que la montée, ma foi si je puis dire, à quelques reliquats oubliés de journal d’un curé de campagne ou de rencontre avec le diable, fut calme et douce, nous n’étions pas en haute montagne et je n’avais plus rien à libérer. Et je me marrais en douce en pensant à la tête que feraient les pompiers. Au fait, des gens vivaient-ils en dessous ? Je rentrais deux jours avant le terme prévu. Le temps de me raser et j’étais sur la route, flashé par les nouveaux radars à chaque ville que je traversais.

J’ai entendu la sirène mais j’étais déjà loin, presque arrivé même, et c’était peut-être pur quelque début d’incendie, avec tous ces campeurs sauvages.

VI

J’avais maigri, ce n’était pas une mauvaise chose, à partir de la trentaine, si l’on n’y prend garde on s’empâte toujours un peu. Les vacances me faisaient du bien. Certes je vivais toujours dans le même décor mais la physionomie des pièces se modifiait dans l’attente du roi bébé.

Un jour, malgré l’amélioration très nette de mon état, ma femme me dit : et si tu allais voir un psy. Justement parmi les amis de Machin, il y a un certain Chose qui vient de s’installer dans le quartier, entre l’épicerie chinoise et le restaurant indien, que ton état intéresse. Il serait ravi de pouvoir te compter parmi ses patients. J’allais voir le certain chose.

La salle d’attente était bondée de dames en chapeau et avec des robes à fleurs qui piaillaient à qui mieux mieux en y mettant tout leur cœur et même leur sueur. Manifestement c’étaient des habituées et chacune vantait les qualités du praticien mais il ne faut jamais écouter les commérages. Il y avait une vitrine Dans un coin ave une statue d’ébène sur l’étagère principale et plusieurs petits éléphants taillés dans l’ivoire. Au mur des posters de lacs avec des animaux qui venaient y boire : girafes, antilopes, grands fauves. Je me dis : voilà un psy qu doit aimer les safaris ou qui a fait ses premières armes dans les forêts équatoriales. Je dus m’éclipser une minute mais ce n’était qu’un extrait de carnet de retour au pays natal qui s’était coincé en travers de la gorge, sans doute en même temps qu’une arête de poisson.

Une heure après, sa secrétaire, une grande brune aux traits assez durs et à la pilosité accusée, m’introduit avec cérémonie dans son cabinet de consultation et sans avoir eu le temps de réaliser qu’il allait me falloir m’expliquer alors que je déteste parler de moi j’étais face à lui. Lui, c’était comme on dit un homme de couleur. Quand j’étais petit ils me faisaient peur. Plus tard j’en rirais en soutenant l’équipe des bleus et puis, à la librairie, on faisait venir des écrivains de toutes les origines, ce qui étoffait du coup la clientèle : doctoresse reniant le pays de ses ancêtres, disciples du dalaï-lama, réfugiés de tous les pays unis dans la même rancœur, la même haine du pays d’adoption. Mais là franchement je m’attendais à tout sauf à ce qu’un psy pût être noir. Du moins à ce moment précis de mon histoire, je connaissais pourtant ma femme, si tant est que l’on connaisse bien les gens que l’on côtoie au quotidien. Comme quoi des préjugés tenaces demeurent en nous, sans doute est-ce à partir d’eux que se réveille la bête immonde.

Je passe sur le décor du cabinet, sans grand intérêt : des photos d’enfants toutefois. De couleur évidemment. Noire même, n’ayons pas peur des mots ou du moins tirant sur le noir, un grand peintre français utilisait le terme de monopigmentaire mais c’est vrai que la photo n’était pas sa spécialité..

Il me parle en saccadant ses phrases, à une cadence assez rapide,  non sans omettre de rouler les r : Alo « r »s/Il pa « r »aît /que vous faites un « r »ejet/de vo t « r »e futu »r »’ pate « r »nité ?

Ca a au moins le mérite d’être direct. Je bafouille en rougissant pour n’être pas en reste : Mais pas du tout, on vous aura mal renseigné, je suis tlès heu très content au contraire, cela n’a rien à voir, c’est mon estomac qui me fait des misères. Je ne digère plus rien. On dirait que mon ventre m’en veut de tous les excès que je lui ai fait subir.

Chose me regarde en souriant. Il me laisse sans doute le temps de réfléchir à ce que je viens de dire. Il prend quelques notes sur un carnet recouvert de cuir grenat. Il me rappelle un trompettiste de jazz mais je ne sais plus lequel, il y en a tellement, un des plus connus pourtant. Il doit tout de même avoir la cinquantaine. Ses cheveux grisonnent. S’il n’était pas noir je dirais qu’il ressemble à mon oncle. Il porte un noeud papillon ça doit être le signe d’appartenance à une obédience. Sur son bureau couvert de dossiers, une boîte de cigares mais on ne sent pas l’odeur du tabac, il doit sans doute fumer dans une autre pièce.

– Eh bien Lacontez-moi ça !

– Que voulez-vous que je vous dise. La première fois que j’ai vomi. C’était dans la voiture à papa, probablement. Comme chacun de nous je suppose, non ? Heu, je ne dis pas ça pour vous…

-Tlès intéllessant, continuez…

– Ben du coup on me faisait mettre à l’avant. Ma mère était derrière…

– De plus en plus intéllessant. Et vous en déduisez quoi ?

– Heu, peut-être que je vomis ma mèle, heu ma mère…

Ca m’est venu comme ça, sans y réfléchir. Un peu aussi pour lui faire plaisir. Ila iment bien les histoires papa-maman. Ils ne sont pas les seuls apparemment.

– Mais c’est très bien ça. Je sens que nous allons tlès bien nous entendle mais dites-moi vous souvenez-vous de la plemièle fois où vous avez plis conscience de ce que signifiait l’action de vomil ?

– Heu, je ne comprends pas votre question.

– Ca ne fait lien ; Ca plouve qu’il y a ici une lésistance qu’il va falloir analysel, lun nœud qu’il va falloil dénouel. Je vous plopose d’y tlavailler poul la plochaine séance. Est-ce que vous seliez lible le mois plochain…

– Heu, seulement le lundi c’est mon jour de congé…

En disant ces mots je me souvins de la menace du patron et je ne pus m’empêcher de réprimer une envie de cracher quelque chose. Sans doute un manifeste ou une profession de fois communistes, elles pullulaient dans la littérature de l’entre deux guerres sous forme romanesque, de voyageurs de l’impériale en manigances à la mode russe. Je m’y étais intéressé entre deux petits boulots, un engouement pour la cause chilienne et une inscription farfelue en facs. Henri, Philippe…

-En attendant, tlavaillez sul vos souvenils d’enfance, éventuellement sul vos lêves, vous me lacontelez tout cela le mois plochain, je suis sûl que nous allons ploglesser tlès lapidement et tlouver une issue à ce ploblème qui empoisonne votle existence et celle de vos ploches. Cal vous ne me contledilez pas si je vous dis que ce n’est pas un tlès bon exemple pour un galçon…Au fait ça ne vous inquiète pas un peu d’êtle pèle…

– Heu, j’avoue que je n’y ai pas pensé. Vous pensez que ça a un rapport ?

– A vot’ l’avis ?

– Mais je ne vomis pas de la chair humaine…

– Il ne manquelait plus que ça. Ha Ha ha. Ecoutez. Soyons sélieux une seconde. A quand lemonte votle plemièle sensation de veltige.

– Quand j’étais petit vous voulez dire ?

– Oui.

– Je crois que c’est quand on a voulu me faire monter sur un portique. C’est là que je m’en suis rendu compte, si je puis m’exprimer ainsi

– Vous vous en êtes « lendu » compte ? Vous lendez-vous compte justement de ce que vous venez de dile ?

– Mais vous aussi vous l’avez dit…

– Celtes, ha ha ha, mais il n’est pas question de moi en l’occullence. Comment ça s’est passé ?

– Eh bien, j’ai réussi à grimper tout en haut de l’échelle et là je me suis rendu compte, eh merde je l’ai encore dit, que je ne pouvais avancer.

– Oui et alols ?

– Eh bien je ne pouvais pas non plus faire marche arrière parce que les autres montaient alors je me suis assis à califourchon.

– Mais c’est tlès bien ça. Et à quoi vous fait pensel cette position.

– Heu, je ne sais pas à celle d’un cavalier sur un canasson…

– Décidément vous tlavaillez tlès vite et tlès bien. Et en remontant un peu plus loin dans vos souvenils, vous pensez à quoi.

– Heu, je ne vois pas…

– Chelchez bien…

– Vous ne pensez tout de même pas à dada sur mon bidet…

– Mais je ne pense à lien, c’est vous qui faites le lien, c’est vous qui associez liblement vos pensées… Et qui s’occupait de vous à ce moment de votl’existence ?

– Ho j’étais petit, ce devait être la nounou..

– J’entends bien mais la nounou n’est que le substitut d’un autle pelsonnage qui joue un lôle tlès impoltant dans les plemièles années de la destinée humaine…

– Vous voulez parler de ma mère ?

– C’est vous qui venez de la nommel. Ecoutez, essayez de retlouvel un traumatisme dont vous auliez été l’objet ou d’une scène à laquelle vous auliez pu assistel. Vous reviendlez le mois plochain. Je vais tâcher de vous faile obtenil un lemboulsement paltiel des flais, il est en effet impélatif dans ce style de thélapie que vous palticipiez finacièlement à votle guélison. Sultout dans voltle cas…

– Docteur, si vous savez quelque chose…

– Mais mon chel, la vélité est en vous, il vous suffit de vous mettle à l’écoute de vous-même et vous vous en délivlelez ?

– Vous voulez dire que je vais la vomir ?

– Qui vivla vella… Eh bien, mon cel lami, ce n’est pas que je m’ennuie avec vous mais j’ai encole quelques patientes à lecevoil. Au mois plochain donc et mes amitiés à votle chalmante épouse…

Au fait d’où la connaît-il ?

– Heu docteur, juste une dernière question…

– Je vous en plie…

– Heu docteur, c’est normal qu’il n’y ait que des bonnes femmes dans votre salle d’attente ?

– Ha Ha ha, vous avez le sens de l’obselvation… Et poulquoi cette question ? Est-ce que ça vous délange ?

– Heu, ce n’est pas ça… mais suis-je vraiment le seul dans mon cas ?

– Vous l’avez dit. Vous êtes un cas… C’est poul cela que vous m’intélessez et que je n’aulais de cesse que je ne palvienne à localisel aavec votle aide, cal sans vous je ne peux lien faile, le tlauamatisme qui est à l’oligine de votle tlouble passagel.

– Merci docteur, alors on se revoit le… Et au fait, merci, vous m’avez pleinement rassuré…

– Comment cela ?

-Ben oui, j’avais peur d’avoir un cancer. Alors si c’est que lsanté mentale qui est en jeu, je m’e accommoderai…

Le soir avant de m’endormir, j’essayais de laisser libre cours à des associations d’idées en me promettant de les consigner sur un mini-portable acheté tout neuf pour l’occasion. J’en ramenais une scène où la nounou effectivement se faisait chevaucher dans la chambre parentale par son futur mari et surtout une histoire qu’elle me racontait où des sœurs crachaient des perles et diamants quand elles étaient bonnes, crapauds et serpents quand elles étaient mauvaises. La nounou me faisait remarquer que la bonne fée lui ressemblait mais que la sorcière ressemblait à la mère. C’est ainsi que dans les jours qui suivirent j’avais perdu ma nounou, qui me paraissait vieille à l’époque alors qu’elle était seulement laide.

Délateur déjà, si jeune pourtant. Vomi soit qui mal y pense. J’en avais été bien puni. Car la nounou m’aimait.

VII

Il allait pourtant bien falloir régler la question de la sexualité. Au début, comme les signes de grossesse n’étaient guère évidents, au rosissement des joues près, la question ne s’était même pas posée mais avec les premières envies et l’arrondissement progressif du ventre, il allait falloir prendre de grandes décisions. Ma femme était pour une transformation radicale de nos habitudes, les mains, la bouche, les doigts de pieds que sais-je encore n’étaient pas faits pour les chiens (justement elle avait des envies de chiennes), j’étais pour le maintien de la pénétration la plus commode, celle recommandée par le généraliste. Ce dernier m’avait en outre prescrit de nouveaux comprimés contre le mal du voyage et comme je lui avais répliqué que je ne partais pas en voyage il m’avait rétorqué que la vie était un voyage ce à quoi je n’avais rien répondu. On ne peut pas dire que cela fût un sujet de polémique entre nous car elle était en gros d’accord avec ce que je proposais vu que, dans les petites décisions quotidiennes je la laissais opter à sa guise. Le privilège de la différence d’âge sans doute. Il y a des femmes qui aiment leur mari pour leur beauté, pour leur intelligence, pour leur notoriété, pour leur fortune que sais-je encore, pour leur charisme domestique, la mienne m’aimait parce que le contraste était-elle entre les qualités de ceux qui m’entouraient et ma médiocrité générale qu’immanquablement la balance penchait en ma faveur et je remportais la mise. Avec elle j’avais comme on dit remporté le gros lot : jeune fille de bonne famille, son père avait pignon sur rue dans une rue huppée de la capitale, études brillantes dans la communication et le management, interrompues par notre mariage récent, le temps de faire un bébé, ce qui n’empêchait pas l’argent de continuer à tomber et il doublait largement, très largement même, mon modeste salaire. Elle avait eu deux maximum trois aventures avant notre rencontre, lors d’une fête estivale chez un client de la librairie qui avait invité tout le personnel, sans que l’on puisse affirmer qu’elle avait un penchant particulier pour les affaires du sexe. Comme j’avais de mon côté acquis quelque expérience et que ma technique, pour ne pas être livresque, m’avait transformé en ce que certaines clientes appelaient « un bon coup », j’avais joué les vilaines bêtes se transformant en prince charmant, sauf que je n’étais pas vilain, c’était pire, car la laideur a du charme, seulement sans qualités.

Quelques années auparavant déjà j’avais vécu la situation inverse avec une femme plus mûre, divorcée de fraîche date. Avant, j’ignorais que je pouvais plaire.

J’avais un ami d’enfance, Louis mais pas le même que celui de la fac. Disons qu’il avait un ami. Je l’admirais depuis toujours car il était beau. Ses parents, et les miens, s’extasiaient sur son visage poupin. Ensuite ce furent les filles dans la rue qui l’appelaient yeux bleus. Les professeurs mêmes, s’adressant à la classe, s’attardaient sur son visage attachant un peu plus longtemps que les autres. Ils ne s’attardaient pas sur le mien. Tout au plus louaient-ils mes efforts pour obtenir durement ce que lui obtenait sans la moindre difficulté. J’avais un ami donc. De plus il était comme on dit intelligent : toujours premier à l’école, il savait profiter de toutes les situations favorables, beaucoup de sens de l’opportunité, d’esprit de répartie, peu de culture mais toujours placée à bon escient. Brillant quoi.

Nous étions voisins. Cela lui était commode. Je n’étais pas son souffre-douleur, du moins pas au premier degré, pas consciemment je veux dire, plutôt son faire-valoir. Le contraste entre nous était tel que forcément, il raflait la mise. Il me dépassait d’une bonne tête ; il avait un culot monstre et surtout ce sourire irrésistible qui emporte l’adhésion de gens sans personnalité, la plupart de nos concitoyens. J’ajoute que je faisais partie de cette majorité-là, du moins jusqu’à la femme en question. Car elle était atypique. Et puis j’étais d’une timidité maladive à l’époque, depuis la prime enfance, ce dont il s’était juré de me guérir. Or on ne guérit pas aussi facilement de son enfance. C’est sans doute ce qui a fait que, avec elle, il devait subir le premier échec cuisant de sa vie : notre amitié n’en ressortit pas indemne, il s’entêta, poursuivit sa compagne de ses assiduités, parvint à la séduire mais à un moment où notre relation battait de l’aile, et où sa beauté au demeurant déclinait. Nous nous étions quittés bons amis en jurant de ne plus nous revoir mais elle m’avait appris tout ce que je désirais savoir sur le sexe sans forcément avoir pensé à le demander. Pensez, en cinq ans, on en apprend des choses même à l’école, je dois dire que mes études universitaires s’en étaient pas mal ressenties et qu’elles se résumaient en un passage au bar, un cours par ci par là, des nuits à faire la fête, quelques petits boulots, un peu la culture et l’amour et l’impasse sur les examens de fin d’année. Tout cela pour dire que sur ce point au moins je n’étais pas né de la dernière pluie et que je ne comptais pas stupidement perdre une perle rare pour l’avoir trop négligée. Nous délibérâmes  et finîmes par transiger : A partir de dorénavant nous ferions comme d’habitude, en variant les positions s’il vous plaît la consigne étant qu’elle ne devait pas être incommode pour la future maman. Car je n’étais jamais malade en lui faisant l’amour, il n’aurait plus manqué que ça, c’est même ce qui m’avait fait subodorer qu’un psy pouvait traiter mon cas dans les meilleurs délais et m’avait fait accepter la proposition de mon épouse de m’y rendre…Si je puis dire.

Ce soir-là, pour la première fois depuis le début de ma maladie, j’osais ouvrir un livre.

VIII

Les spécialistes sont habitués à ce cas de figure : processus d’identification à l’autre, objet de la cristallisation de vos affects diversifiés, assorti de pulsions visant à régler un sentiment primaire de culpabilité. C’était venu petit à petit

Lycéen j’avais écrit sur mon cartable, au corrector, Famille je vous hais, au grand dam de ma mère, secrétaire et aide-soignante de mon père, et qui en avait fait une dépression. Etudiant j’avais tout entrepris – sports de combat, petits boulots de fortune, vie de patachon comme on disait naguère – sauf des études. Avant de trouver un job stable j’avais à peu près tout essayé de garçon de café souriant, mais oui ça existe, ce fut moi, sur la côté aquitaine à vendeur d’encyclopédies à domicile dans la région parisienne, de guide de moyenne montagne (plus haut c’eût été impossible, je souffre de vertige) à gardien d’immeuble pas trop élevé non plus car j’ai des pulsions aviaires particulièrement inquiétantes, et vous savez ce que c’est, on prend le risque d’y laisser les plumes ; d’apprenti carrossier (trois jours !) à livreur de vêtements retouchés pour divers magasins de confection, loueur de bicyclette en province et même professeur de guitare je ne dis pas de quel style, j’ai déjà failli mourir du ridicule… A chaque fois grâce au piston d’une bonne âme compatissante, une cliente à papa-maman, un bon coup qui vous fait perdre un an de votre courte jeunesse, ça sert un peu aussi à ça les parents…

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