Le travail d’Anna Novika Sobierajski ne se laisse pas apprivoiser tout de go. Il renonce aux séductions de la couleur pour se concentrer sur le trait dans le but de libérer sa conception toute singulière de l’Art.
Une série graphique se distingue des autres et me semble incarner l’ambition artistique d’ANS : il s’agit de ses maisons qui volent, ses cabanes et châteaux. Elles sont dessinées vers le haut du tableau, avec une précision remarquable, et ont la vertu de rendre léger ce que nous considérons usuellement comme lourd. Cette métamorphose quelque peu magique, par sa contradiction même, figure l’une des vertus majeures de l’acte artistique, sa capacité d’émancipation : du sens commun, des contraintes imposées par la tradition, par soi-même parfois, y compris à notre insu, l’inconscient nous joue toujours des tours. La maison, en suspension, entre terre et ciel, est flanquée de racines complexes et de rhizomes en lieu et place de fondations. Certes on peut toujours trouver une explication personnelle à cette hybridation végétale, qui nous éloigne du réalisme, dans le sens où ANS a connu le déracinement, l’exil et a longtemps cherché où se poser. Or la démarche n’est pourtant pas seulement individuelle : elle est tournée vers l’universel et le symbolique. Tout artiste se sent exilé au milieu de la tribu des non initiés. Tout artiste a besoin d’un lieu où s’isoler pour s’adonner aux affres et délices de la création. Ne dit-on pas d’ailleurs de certains qu’ils vivent ou sont dans les nuages ? Toutefois, c’est méconnaître la capacité de détermination, de quête absolue de la justesse et bien sûr d’inventivité qui distingue les plus audacieux. Ajoutons que la surface, dans les dessins d’ANS, n’est pas totalement couverte par les assauts du rotring ou de la mine. L’artiste a besoin d’espace, son champ d’investigation est infini. Le tableau, la feuille, la surface de bois deviennent eux aussi cette île singulière où enraciner ses propositions originales, lesquelles définissent un style et une place nouvelle dans l’histoire de l’art. Ajoutons que les maisons sont le plus souvent des sortes de cabanes en bois qui viennent contredire l’urbanisme gigantesque si caractéristique de l’esprit de l’époque, ce qui humanise d’autant mieux le propos. Parfois la maison est mobile. Un van la remplace. C’est que le van suggère le voyage et c’est un peu ce que fait, dans les airs et les ciels du tableau, notre maison : elle aussi voyage. C’est sans doute ici encore une métaphore de la condition de l’artiste : il voyage en solitaire, enfin pas tout à fait en solitaire, nourri de la pensée des autres, de son monde intérieur, des fantômes du passé, auxquels ANS a consacrés une série. Voyage prospectif, aventureux, la démarche n’est jamais sans risque, car le danger pour tout artiste serait de tomber de haut. Ne négligeons pas la dimension onirique de l’hybridation même si cette angoisse, commune à tous, est bien dans l’air du temps qui ne sait plus de quoi sera fait demain. Enfin, pour ce type de travail, si l’artiste privilégie le dessin, c’est qu’il relève davantage de l’intimité resserrée, de l’investigation intérieure, du monde privé vers lequel on va puiser afin de faire accepter sa singularité à l’extérieur. Au visiteur, invité sur le seuil, d’entrer ou ne pas entrer.
Entre terre et ciel on se met dans une situation dangereuse. On se retrouve pris dans un équilibre cosmique particulièrement précaire, et transitoire puisque tout nouveau tableau, incessamment, reconduit cette obsession de la maison protectrice, insulaire et intime. Cet équilibre inquiétant (comme on parle d’inquiétante étrangeté), on le retrouve dans les séries de puzzles. Le bois y est découpé à la scie d’une manière inédite, échappant ainsi à la dictature de l’angle droit, et aux contraintes ancestrales. Le support est disposé de manière sciemment désaxée. Il se prête à de multiples possibilités formelles, de figurations ou de rubans d’images. Ici encore, le statut de l’artiste est pertinemment métaphorisé : ANS choisit son territoire, son île singulière et l’habite de son graphisme aventureux. Les bandes qui traversent la surface sont l’équivalent d’un passage, avatar concentré du voyage. Elles renvoient au souvenir photographique du perçu ou du vécu et, au fond, nous parlent de mémoire, que les morceaux du puzzle pourraient nous permettre de reconstituer. Sur un fond ou arrière-plan d’oubli, car le blanc de la surface en occupe ici encore une grande partie. Le peinture vient accentuer l’isolement et au bout du compte protéger le lieu privilégié où se trament les productions de l’artiste. Certes nous sommes invités, mais pas n’importe qui, j’ai envie de dire seulement les êtres de bonne volonté, ceux qui n’ont point de préjugés ni d’idées préconçues.
Qui dit « maisons » même de rêve, dit nécessairement volonté de construire. Aussi, les œuvres d’ANS prennent souvent l’apparence de construction, traversant la surface, elles forment comme un pont, autre image de la traversée, entre ciel et terre de surcroît, du voyage et au fond allégorie de la vie. Les grues symbolisent cette construction que l’homme échafaude à d’autres fins. ANS leur adjoint de la végétation, comme si la nature devait reprendre ses droits.
Elle dessine également sa silhouette, se débattant parmi des structures portuaires, à la fois pointant la condition de l’artiste dans le contexte social et sans doute aussi la condition de la femme sanglée de contraintes et devant lutter d’une part pour rivaliser, en particulier avec les codes virils imposés, d’autre part pour se libérer. L’artiste se retrouve en suspension. Formellement, le corps humain vient troubler la machinerie constructive, et son attitude contredit le formalisme industriel. Et c’est comme un assaut qu’elle livre, une lutte héroïque et de haute volée. C’est une façon de prendre de la hauteur, d’échapper à la règle. Toutefois, ces formes industrielles, ces images géométriques, ces éléments portuaires, s’il s’agit de les défier, on ne peut nier qu’ils vous ont marqué(e), qu’ils font partie de nous-mêmes. On est formés par les conventions contre lesquelles on lutte. D’où ces corps tatoués de motifs que l’on peut voir sur certains dessins où l’artiste se met en scène, façon comme une autre de s’imposer du danger, de jouer les équilibristes à l’instar de ces ouvriers qui mettent quotidiennement, leur vie en péril.
La série la plus émouvante est celle où le dessin du corps de l’artiste semble prisonnier de la matière et cherche à se mouvoir, s’égare dans quelque brouillard intérieur alors qu’elle entendait s’intégrer au monde à portée de mains. Il y a quelque chose de quasi métaphysique dans cette figuration de l’incarcération dans l’espace créatif même. On notera l’effacement subi par les silhouettes : soit ne nous en sont donné que les contours, soit l’artiste s’arrange pour les flouter, troubler la vue, le corps aussi est dans un entre-deux du visible. C’est que son expérience vaut pour tous les autres artistes. Elle se donne corps et âme à sa pratique, mais au nom de l’art de son temps en général. Le particulier débouche sur l’universel.
La réalité est souvent à la base de la production d’ANS ainsi que le prouve son recours fréquent à la photographie qu’elle floute au calque ou au scotch, afin de la déréaliser, de se l’approprier, la faire sienne, subjective, plus proche de son monde intérieur et onirique.
Je parlais de monde intérieur : encore n’ai-je point évoqué les albums de famille, les tunnels de la mémoire, d’autres pièces plus intimistes A fleur de peau, Empreintes, ou A portée de main, qui témoignent de cette nécessité de s’ancrer dans une origine, familiale ou nationale, à partir de laquelle peut se construire ce qu’elle nomme un chantier, dans l’une de ses séries, à la recherche d’un nid , où se réaliser enfin. Celui-ci joue le même rôle que la maison. Il est le lieu où se poser, au fond celui de l’intimité graphique, quotidiennement reconduite. Un gilet de sauvetage se trouve à portée de mains, au cas où le déséquilibre, omniprésent dans l’œuvre d’ANS, s’avèrerait trop fort.
Il faudrait également parler de l’intérêt pour l’arbre, lequel a précisément réussi à s’enraciner, mais dont le feuillage semble lui aussi enclin à s’émanciper, principale revendication de l’artiste en général, et de cette artiste là en particulier. L’espace créatif devient le lieu utopique de cette émancipation. Le feuillage prolifère le long des grues, redonnant à la nature toute sa vitalité, contaminant l’hégémonie industrielle. Parfois, il s’abstrait et cherche la porte lumineuse de sortie, retrouvant dès lors une portée métaphysique.
Enfin il nous faute mentionner l’intérêt pour l’espace d’exposition, lequel, chez ANS se prête à d’intéressantes prospections à partir de matériaux de chantier et d’arrachements des images au scotch. Les images semblent légères et flottantes, entre deux espaces. L’installation, c’est l’extension de l’intime dans l’espace.
ANS fait partie de ces artistes qui auront, en ce début de siècle, réhabilité le dessin comme expression d’une intimité qui se sait à présent universelle. Elle se veut moins engagée qu’impliquée dans les grandes problématiques soulevées par notre histoire, qu’il s’agisse de la valse hésitation entre les essors du progrès et le sort fait à la Nature. Elle amorce des tentatives de conciliation en abordant le thème de l’hybridité. Elle ne peut se départir d’une revendication féministe, artistique s’entend. Enfin, en tant que polonaise, elle a souffert des aléas de l’Histoire et des extrémismes incarnés par les deux blocs limitrophes qui ont meurtri son pays d’origine, ce qui garantit une authenticité évidente à son travail de réflexion. Pour toutes ces raisons et bien d’autres elle mérite que l’on prenne son œuvre en considération.
De tout ceci, il faut retenir une impression globale de cohérence. On est souvent, chez cette artiste dans l’entre deux : entre deux espaces, entre deux éléments, entre deux règnes, entre l’industriel et le naturel, le visible et l’invisible, le concret et l’abstrait, dans une hybridité bien en accord avec les angoisses de notre temps. ANS suit un fil conducteur qui prend l’allure d’un voyage d’un lieu originel vers un lieu choisi. Qui choisit s’émancipe et qui voyage ne fait que vivre en raccourci cet autre passage qu’est l’existence. Et ces passages permanents que sont les moments consacrés aux œuvres produites. Des moments de grâce, partagés au présent, dans l’intimité d’une contemplation, d’une adhésion ou d’une empathie.
Moments que les visiteurs de passage ressuscitent de leur capacité à les visiter.

Vous souhaitez partager ?