Ce texte se veut une étude mi autobiographique, mi fictionnelle ou pseudo-documentée sur le phénomène du Trac

I

Tout s’est passé si vite. Tout comme dans un rêve. Un mauvais rêve. Un qui vire au cauchemar. Vous présidiez un jury, peu importe lequel. Vous avez accompli cette tâche le plus stoïquement du monde. Vous avez rassuré les plus timorés, parmi les candidats : vous n’alliez pas les manger, enfin, que diable ! A leur place, il y a belle lurette, vous n’auriez jamais été aussi éblouissant. Qui sait ? On est si loin parfois de son enfance… Et puis l’heure du verdict a sonné. Une dame est venue prévenir, oui. On vous attendait. Allons, dépêchons. Vous n’aviez que trop tardé. Vous avez regardé l’aréopage, aux trois-quarts féminin, se déployant autour de ce  » tribunal  » improvisé, pérennisant cet esprit de compétition qu’en privé vous abhorrez. A ce moment précis, une sensation bien connue, comme d’une autre époque, vous a saisi. Une sensation foudroyante. Vous n’étiez donc pas définitivement guéri. On devient naïf en prenant de l’âge. Il n’empêche. Cette sensation-là, aucune chance de l’oublier. Un pressentiment navrant. Un serrement au cœur. Une pincée de vacuité dans les tréfonds sinueux de l’estomac, des viscères et jusque dans les circonvolutions cervicales. Une éructation mentale. Une bulle d’air virtuel. Un abîme de débilité, c’est cela la sensation. Une créature y est lovée, vampire parasite, vous suçant votre énergie, dans les méandres de l’innommé. Aucun doute, vous êtes tombé dans la chausse-trape. Ce n’est pourtant point faute d’avoir prévenu. Pas de discours ! Surtout pas de discours, hein ? Sinon, qu’ils aillent voir ailleurs !!! Telle est ma volonté, mon caprice ! Ah, ces célébrités locales, quelle modestie ! Chacun s’est levé, soulagé, déconTracté. Ces dames papotent. Un collègue vous tape sur l’épaule. Cette fois, il faut y aller. Annoncer les résultats. C’est à vous qu’incombe cette corvée. Le problème c’est que vous n’avez rien préparé. Vous êtes, comme on dit, pris au dépourvu. Votre rôle s’arrêtait là… On vous a demandé de présider, vous avez présidé. Au fait ça veut dire quoi exactement présider ? Comme un automate vous suivez ces dames et les quelques messieurs. Deux d’entre eux s’éclipsent sans demander leur reste. Cette chance ! Allons, allons, pressons, le public attend, les enfants, les parents, les élus, les journalistes… Quel public ? Quels journalistes ? Votre angoisse s’accroît à chaque marche de l’escalier en colimaçon qu’on vous adjure de grimper plus vite, allons plus vite… En haut : c’est pire encore que vous ne l’appréhendiez. La salle de réception est bourrée à craquer. Normal : ils ont lancé des invitations à tout va. Vous en avez même reçu une. M. le… vous prie de… en l’hôtel du… pour la remise du… présidé par… Et là votre nom, en lettres capitales. Vous auriez dû vous douter de l’issue des délibérations mais avez écarté cette éventualité par trop contrariante. Chaque chose en son temps n’est-ce pas ? La fierté d’abord, de se voir reconnu… Il va falloir payer à présent et cash encore, en essuyer le revers… Tout le monde vous regarde, pensez un président du jury, on n’en voit pas tous les jours. Surtout cet illustre inconnu qui ne paie pas de mine du haut de son mètre soixante et dix, talon compris. Un parent vous salue. C’est bien, cela donne une contenance. Il s’occupe de l’association. Il évoque un sujet sans rapport avec vos préoccupations immédiates. Puis soudain : J’espère que vous avez prévu une petite allocution… Quoi ? C’est donc vrai ? Tout de suite, là ? Tout de go ? C’est cela qu’ils attendent ? Mais pourquoi sont-ils si nombreux ? Non vous n’avez rien préparé. Et cette salle qui est noire de monde. Impressionnante au demeurant : colonnes de marbre, parquet ciré, lambris étincelants. Il y a un type au micro, costumé-cravaté, la barbe bien taillée style vague rose, qui fait vingt bons centimètres de plus que vous, campé sur ses deux jambes, l’air assuré. C’est à lui qu’incombe l’insigne honneur d’annoncer votre arrivée, tant espérée, enfin. Il a du mal à lire votre nom mais qu’importe ! C’est vrai quoi, les enfants s’ennuient, les parents s’énervent, les officiels s’informent des motifs d’un tel retard. Si vous croyez qu’ils n’ont que ça à faire. Et leur rendez-vous ? Leurs obligations ? Et la Coupe d’Europe à 20 heures 30, sur TF1 ? Vous voudriez bien vous défiler. Aucune issue possible… Pas de discours, c’est dans vos principes… Et les secondes qui passent… La série des laïus qui démarre. Mais parmi eux le vôtre. Le souffle vous manque, vous avez du mal à respirer, tandis que le cœur s’emballe, il est bien le seul dans ce cas, semble-t-il. Vous proposez au collègue, tout souriant, tout fier d’être votre interlocuteur privilégié dans cette affaire, de vous remplacer au pied levé. Il est plus au courant du protocole. Mais non. Le président du jury, c’est vous, pas lui. Chacun ses prérogatives. C’est à vous d’assumer. Il n’empêche. Vous feriez bien du TROC, en cette occasion. Votre présidence contre son anonymat. Vous jetez des regards suppliants à la responsable qui, selon toute apparence, n’a pas saisi les raisons de ce trouble. Vous essayez de lui faire entendre que vous n’avez rien, mais alors absolument rien à dire. Que dans d’autres circonstances peut-être oui, sur un sujet qui vous passionne, que vous auriez préparé, oui, à la rigueur mais là, maintenant, à froid, devant tous ces gens, de manière impromptue… Le pire c’est que chacun est brillant dans son petit exposé. L’élu débite des banalités bien ciselées que vous n’écoutez guère. Que faire alors, sinon attendre cet instant qui vous terrifie, où il faudra prendre la parole. Mesdames et messieurs. Et là le trou noir. La terreur, vous dis-je. La Terreur. Cela devient une idée fixe. Vous ne voyez plus rien, vous n’entendez plus rien. Vous vous imaginez plus vieux de quelques minutes, de quelques secondes peut-être, derrière ce micro devant lequel vous resterez sans voix. Sous les huées de la foule. Un président, ça ? Ce nabot sans aucun talent oratoire, sans cravate publique, sans chemise intellectuelle ? Si au moins on vous la donnait tout de suite, cette sacrée parole, le supplice serait plus vite consommé. Seulement voilà, les professionnels du micro, quand ils la tiennent, ils ne la lâchent plus. Ils ont toujours quelque chose à ajouter, que seuls leurs confrères écoutent, approuvent, applaudissent. Les flash crépitent. Le public s’emmerde. Seul le jury sourit. Pour rendre la situation plus délicate, il fait une chaleur étouffante, normal avec tous ces gens qui patientent, depuis combien de temps ? Les longues fenêtres de cet ancien hôtel du 18ème sont fermées. L’atmosphère est électrique. Un vacarme épouvantable ébranle les vitres. Un orage d’une rare violence vient d’éclater. Ne manquait plus que ça. L’élu, en voulant faire glisser le micro vers le bas à l’attention d’une jolie dame à votre taille, a même reçu une décharge. Mais pas de risque : le bois de sa langue n’est pas corps conducteur. La rusée a sorti un papier de sa poche. Elle avait préparé un speech musclé de militante convaincue. Mais vous, qu’allez vous donc leur dire ? Qu’est-ce que vous avez de si urgent, de si indispensable à leur déclarer ? Vous avez beau fouiller dans les recoins de la mémoire, rien n’y fait, rien ne vient… Vous regardez à nouveau le public, au bord de l’explosion. Les parents arborent des mines renfrognées. C’est qu’ils n’imaginaient pas que cela finirait aussi tard. Ils veulent rentrer dès la remise des récompenses. Les papas ne veulent pas rater la coupe d’Europe. Les mamans doivent faire à manger. Les enfants ont classe le lendemain et la plaisanterie n’a que trop duré. Et cet orage ? Il fait lourd, lourd, lourd… Une chaleur à s’évanouir. En fait une seule chose importe, ce que va dire le président du jury et le président du jury, manque de pot, c’est vous. Vous essayez une dernière fois, sans grande conviction de persuader la responsable que vous ne vous sentez pas bien, vous avez la gorge sèche, l’air est irrespirable et vous devez souffrir de déshydratation. Elle vous répond, comme elle parlerait à un enfant, que tout va bien se passer, que vous n’aurez que quelque mots à dire, que si quelqu’un peut se targuer de bien savoir parler en public c’est vous. Il vous suffira de… Vous n’avez qu’à… Vous pourriez seulement… Il vous suffit, oui, vous pouvez toujours, il n’y aura qu’à… mais votre corps, lui, ne l’entend pas de cette oreille. Elle aura l’air malin quand elle vous verra vous écraser sur le sol, vos boyaux sur le parquet, votre cervelle éclatée, votre corps étendu de tout son long dans un énorme glaviot gluant. Allez expliquer ça à cette brave dame qui a, de son côté, d’autres chats à fouetter. La gestion de la présidence, c’est votre problème pas le sien. Il ne fallait pas accepter après tout. Celle du micro n’a pas terminé son discours. Son propos s’est fait polémique, elle évoque les grèves, l’attitude irresponsable des syndicats, la démission du ministre, histoire de détendre l’atmosphère. On entend çà et là des murmures, des rumeurs de désapprobation. L’élu regarde son équipe, mi souriant, mi-embarrassé. Heureusement, la combative maman a la bonne idée de finir par des remerciements, beaucoup de remerciements. Pour joindre le geste à la parole, elle offre un bouquet de fleurs à la responsable à qui j’ai imprudemment cédé, celle là même dont j’espérais qu’elle ferait le discours à ma place. Et qui en est exemptée, la bienheureuse. Cette dernière est radieuse. On vante son dévouement, son efficacité. Pour le président du jury, tintin. Bien beau déjà qu’il ait été désigné. Sans compter la publicité… Vous aussi pourtant aimez les fleurs. Les femmes s’imaginent détenir le privilège de la délicatesse. Et puis cela vous eût fourni l’amorce de ce satané discours tout à l’heure. Vous auriez pu dire, je ne sais pas moi, eh bien puisqu’on m’a offert des fleurs, tressons oui c’est cela tressons donc gaiement des couronnes à nos brillants candidats, lesquels nous ont fait passer une après-midi comment dire… délicieuse, hum, mais si mais si, et leur prestation a été unanimement appréciée, je vous prie de le croire. Mais non ! Mais non ! Je n’exagère en rien. Ils nous ont prouvé que nos jeunes savent lire beaucoup mieux que certains voudraient le laisser accroire… Soit ce n’est pas trop la mission du service public, de gratifier les élites mais bon, étant donné le contexte, cela eût fait son petit effet. Il faut caresser les parents dans le sens du poil, faire vibrer la corde sensible. En fait, ce qu’il aurait fallu c’est que vous ayez la possibilité d’interrompre les orateurs. C’est un de vos TRUCS ça. Intervenir avant votre heure. On se met tout de go dans le bain sans y être invité, l’émotion se trouve prise de cours et quand on est parti, on peut tenir des heures. Mais non, vous n’avez droit ni aux fleurs, ni à une bouteille, ni je ne sais pas moi, à une spécialité du terroir, un sachet de lavande séchée, un pot de miel de nos montagnes. Les récompenses, c’est pour les autres. C’est même à vous de les remettre, vous ne savez pas lesquelles, elles garnissent la table dressée entre fenêtre et micro. La dame aux fleurs a conclu. Applaudissements polis. Quelqu’un vous souffle : Ca va être à vous… mais où sont passées vos jambes vous ne les sentez plus. Encore un coup à la créature. Pas le moment de faire le con. De vomir de la bile noire. Se calmer surtout, se calmer. Bon, d’abord s’approcher du micro. Lutter contre le poids du front, très attiré par le parquet ciré. Surtout ne pas céder au vertige. Car vous allez tomber, il ne saurait en être autrement. Mais qu’est-ce que vous foutez ici, bon Dieu. Saint Blaise ayez pitié. Toutes ces générations d’élèves à qui l’on affirme que Pascal avait son gouffre par-devers lui… Que peuvent-ils y comprendre, s’ils ne l’ont pas éprouvé, le sentiment de l’abîme… Bon, respirer un bon coup… Mesdames et messieurs… Le groupe d’enfants a les yeux braqués sur vous. Population très mitigée. Ils ont l’air épanoui, bien dans leur peau. Dans ces compétitions on n’envoie pas les parangons de l’échec scolaire. Du style à marcher à coups de TRIQUE. Les rôles sont à présent inversés. C’est à eux de juger, juste retour des choses. Dire qu’ils seraient meilleurs que vous dans ce rôle… Attention, c’est à vous. Une sorte d’étincelle fuse en votre cerveau. Vous êtes comme deux maintenant. Celui qui va parler; celui qui s’écoute parler… Ca commence mal, le premier mot reste coincé au fond de la gorge. C’est si surprenant d’entendre sa propre voix dans les hauts parleurs. Il faut le temps de s’habituer. Réaction de surprise, inquiètes des spectateurs. Quel talent ! Vous savez faire partager votre malaise… A ce point là ça confine même au génie !.Vous raclez le fond tari de votre gorge en feu. Vous reprenez votre respiration, trop courte mais comment faire autrement. Tous ces gens qui regardent attendent. Vous n’allez pas leur faire votre yoga du soir en direct. Et puis on est pro ou on ne l’est pas. Vous enfilez tout à Trac l’uniforme public que les conventions vous imposent. Votre voix peut très bien se délier seule. Le phrases jaillir d’elles mêmes tandis qu’en votre for intérieur vous surprenez à songer : Je suis un homme merde, et président de ce jury de surcroît ! Alors allons-y pour les banalités de rigueur. Vous énoncez tout de go deux phrases qui résument l’impression générale. La concision, dans ce cas de figure, c’est ce qui sauve. Pour les remerciements d’usage, ils repasseront. Ils n’avaient qu’à vous offrir des fleurs. Certes ce lieu résonne des propos éloquents de vos prédécesseurs. Eh bien vous, illustre inconnu, avez choisi la méthode expéditive. Deux phrases, vous avez à leur offrir. Vous dites primo que le jury félicite les candidats pour la qualité de leur prestation et secundo qu’à eux tous ils formeraient la classe idéale. Murmure d’acquiescement. On attend la suite. Oui mais pour la suite on repassera… Vous appelez la première lauréate . Aussi émus l’un que l’autre, vous vous faites la bise. Applaudissements nourris. Vous appelez alors les autres, tentez de reprendre la parole mais chacun se fiche de ce que vous racontez, tout à la joie ou à la déception d’être ou de ne pas être dans le quintet vainqueur. L’orage a cessé mais il fait toujours cette chaleur suffocante. Votre mission s’arrête là. Votre heure de gloire a sonné. Vous venez une fois encore de friser la correctionnelle. Le ridicule ne tue pas mais il fait mourir à petit feu. Et vous avez été ridicule, aucun doute à ce sujet. A vos propres yeux du moins, c’est-à-dire aux yeux de l’univers. Le lendemain, ironie du sort, vos propos seront reproduits tels quels dans la presse. Pas bêtes les journalistes… En manchette de surcroît… Le journal vous affuble du prénom d’un acteur célèbre. Acteur que justement vous n’êtes pas. Avec l’élu qui a écorché votre nom, qui sait si vous étiez réellement présent dans cette salle. Ca fera ça de moins à oublier, vite… C’est fini. Le reste n’a aucune importance. L’incident est comme on dit clos. Vous saluez rapidement deux, trois connaissances, la  » responsable  » fleurie et vous filez à l’anglaise. C’est justement l’Angleterre qui joue le match du soir. L’existence est un jeu de tricTrac. De triche-Trac, devrait-on dire. A ce stade là, en ces époques où la parole est devenue monnaie courante, raison suffisante d’un spectacle permanent, où l’écrit perd de ses prérogatives, où l’image prime sur le contenu, combien sont des handicapés du TRAC.

II

Il en est qui s’inventent mille et une raisons de refuser, de différer l’échéance. Regardez le nombre d’écrivains qui se protègent, sur qui on n’a que peu de documents, qui refusent les apparitions publiques, seulement quand ils sont à l’article de la mort. Certains se trouvent des excuses, prétendent que c’est leur façon de se préserver, d’assurer leur tranquillité, de se maintenir en bonne santé. En un sens c’est vrai. Quand on pense à toutes ces  » paroles  » économisées durant des années, ouvrir les vannes, incontinent, « à tout Trac » serait par trop risqué. Qui saurait contenir une telle affluence ? Au delà de chaque individu, c’est la société tout entière qui s’en trouverait contrariée. Elle a son dénominateur, rassurant parce que consensuel : l’information et ses discours orientés, son exhibition érigée en nécessité. Il faut parler pour se voir reconnu. Il faut parler pour assurer sa promotion. Il faut parler pour exhorter, ou au contraire apaiser. Au-delà de la teneur des énoncés, l’essentiel se trouve dans la participation, le simulacre. Parfois c’est la Phrase-choc. Celle qu’on retient. Qui emporte l’adhésion. Qui efface tout le reste. L’important n’est pas d’avoir raison, de détenir ne serait-ce qu’une once de semblant de vérité. Non, l’important c’est de participer au simulacre social. D’ouvrir sa gueule. D’en imposer. Si bien qu’on en arrive à ce paradoxe : ce sont ceux qui ont le moins à dire qui monopolisent la parole. Sophistes de tous les pays, entendez-vous ! Dans une société de forts en gueule, la réserve n’est pas tolérable. Aussi le Traqué, discret, ronge-t-il son frein. L’écrit est son domaine. Si les  » Traqués « , les victimes du Trac, s’attribuaient enfin la parole on réaliserait combien l’imposture générale fixe les postulations. Le Trac impose le silence à un monde qui ne saurait se passer de communication, transformée en besoin poussé au paroxysme. C’est pourquoi le Trac est une  » création  » relativement récente. Il est le lot des grandes concentrations urbaines, de la confrontation quotidienne à l’inconnu, à l’autre, démultiplié, anonyme et par là même inquiétant. Dans les milieux ruraux, chacun se connaît, l’expression de la parole va de soi. Tout au plus s’inquiète-t-on, avec un soupçon d’ironie, du jugement méprisant des citadins à l’endroit des idiomes locaux, des accents décalés. Et je suppose qu’avant la Révolution la question de  » porter  » la parole ne faisait pas partie des priorités du plus grand nombre, seulement des élites intellectuelles, citadines toujours. De sorte qu’il me semble que le Trac est l’apanage des démocraties modernes, lesquelles supposent un devoir de parole, plutôt que de réserve, dont chacun abuse de nos jours, par média interposé. Là où les dictatures imposent des rituels coercitifs, inspirant plus de peur effective que de Trac proprement dit. Au fond le Trac semble un privilège. L’apanage des sociétés prospères. Trop prospères peut-être. Jusqu’à la tentation. Jusqu’au vertige. D’où le recours aux garde-fous. On ne saurait confondre les deux sentiments. La peur ne se contrôle pas, le Trac est pervers, dans le bon sens du terme : envisageant le pire, il peut aboutir au meilleur. Il emprunte des voies subtiles. Il oblige à se dé-passer. Au fond, il fait violence à cette inclination qui nous voue au retour vers l’inertie originelle, à notre indolence infantile, c’est si commode d’être un perpétuel assisté. On se remet difficilement de l’état de protection où l’on a été maintenu. Se laisser porter par les événements, par les décisions des autres, c’est si commode… Ou, spectateur passif, se contenter d’assister au grand théâtre du monde, plutôt que d’imposer ses vues, dont il n’est que trop saturé. On parle des périls planétaires de la surpopulation : mais qui ne voit que la menace foncière du millénaire à venir est liée au trop plein de mots ? Nous sommes à l’aube d’un nouveau Babel, plus catastrophique encore que le précédent. Ce n’est pas la confusion des langues qui met en péril, c’est la disparition des styles, l’uniformité des prises de parole, l’exemplarité convenue. Dans un monde où le moindre crétin sait porter la parole en public, c’est dans l’exception qu’il faudra chercher les ferments d’évolution des mentalités, les métamorphoses salutaires et qui sait, le salut de l’humanité. Au demeurant la peur est une bête aveugle qui ne vise qu’à la préservation égoïste de la personne. Le Trac jouit d’une portée beaucoup plus noble. Il se sacrifie en quelque sorte à l’intérêt d’une communauté que l’individu n’entend point déranger. Le  » Traqué  » ne doit point passer dans le camp des  » traqueurs  » – ces êtres de parole tirant leur profit du Trac complaisant des premiers – cela conduirait au déséquilibre. On se bousculerait aux portillons des pouvoirs et la société deviendrait vite ingérable. Car le risque court de voir ou d’entendre le  » Traqué  » révéler les dessous de son inquiétude, de montrer sur quels abysses mouvants se bâtit la parole. Qui nous dit que l’exploration de ces fonds incertains ne conduirait pas nos sociétés, fondées sur la stabilité des discours, à l’engloutissement, à la ruine ? Chétive créature, timide à discrétion, serais-tu investie d’une mission démesurée ? Ca fait du bien de le penser car penser ne fait de mal à personne. Dé-noncer l’imposture, telle est la mission du traqué. Dé-busquer la langue comme objet de souffrance avant que de plaisir. La vie du Traqué devient comme un jeu de dé continu, un jeu de tricTrac. Chaque victoire sert de prélude à une défaite toujours possible. Il faut faire table rase à chaque fois. Repartir à zéro, face au coup de dé à lancer face à toute situation de parole publique. Noté de un à six, avec le zéro pointé, dès fois que le dé vous échappe. Si bien que ceux qu’on dit normaux, vous savez ceux dont l’estampillage des autres est devenu une deuxième nature, une déformation professionnelle, – préfèreront, au terme si juste de  » Traqué « , celui plus complet de  » dé-Traqué « . Chacun se rassure comme il peut sur le dé, le dit, le dos des autres de la langue.

III

Il passe ce soir à cette émission dont tout auteur rêve. Tous sauf le dé-traqué, phobique et anxieux, on l’aura compris. Il n’a pas pris une seule goutte d’alcool – ce n’est pas son genre. La coke, il ne faut pas lui en parler, ni même les calmants, les potions magiques; c’est un homme à principe, d’une bonne famille, catholique même, un exemple de carrière réussie. Nous avons ici affaire à un professeur éminent, spécialiste des maladies pulmonaires, habitué à commander, à haranguer ses semblables, ses subordonnés surtout. Il a organisé des colloques et y a brillamment participé. Il parle des malades, dans les émissions médicales, surtout aux actualités régionales, pré-enregistrées. Mais là c’est du direct… Le présentateur-vedette le met tout de suite à l’aise. Il est présenté avec forces éloges, bien appuyés. Pourtant, dès le premier gros plan sur son regard égaré,  » on  » comprend à qui on a affaire. C’est lui aussi un  » traqué « , sans aucun doute. Un Traqué conjoncturel, qui ne l’est pas mais un traqué quand même. C’est sa première télé en tant qu’auteur et il n’est pas sur son terrain de prédilection. De plus, il fait trop chaud dans ce studio. Et il n’a pas assez bu au restau où, bien sûr, il n’a rien avalé, rien écouté, rien compris. Il se sait observé par ses collègues, ses amis, ses proches. Il leur a rendu la vie impossible : il ne fallait pas être en retard, on finirait de manger après l’émission, est-ce que la cravate est bien nouée… ? Au terme de la présentation il débite mécaniquement les quelques réponses insignifiantes qu’il a ressassées dans sa tête en attendant son tour. Oui c’est bien ça, oui… De Marcel Proust surtout. Oui c’est ça, oui de l’asthme et des maladies respiratoires… Oui si vous voulez, oui… Dire qu’il n’a pas lu Molly Bloom… Ensuite débute l’interminable phase d’attente. Il croise ses longues jambes, les décroise, s’appuie de tout son long sur la fesse gauche puis sur la fesse droite, tire sur le col de la chemise. Il veut défaire son nœud de cravate, le touche comme par superstition puis renonce. Il faut souffrir pour faire impression. Il a du mal à se concentrer. Il n’écoute pas les autres invités, tout à sa prestation imminente. On l’interpelle soudain : Et vous, M. Machin, est-ce que le livre de Claude R. vous a inspiré de nouvelles idées sur votre hypothèse de travail… Silence gêné puis raclement nerveux du fond de la gorge. Le présentateur reformule sa question, un rien intrigué : les malades que vous décrivez dans votre livre seraient-ils… blablabla… Pas folle la star du petit écran. Elle a tout compris des fluctuations de l’audience. Le non respect du protocole, un tout petit incident, est garant d’une attention accrue. Son invité n’a peut-être pas aimé les livres de ses confrères. Et il hésite à l’avouer… Un petit lapsus serait le bienvenu. C’est 5000 ventes assurées. S’il pouvait provoquer un esclandre en direct… Ma foi ça changerait du concert de louanges convenues qu’on reproche assez à l’émission. L’auteur à sa gauche, ça doit être RS comme d’habitude, ou JFN, si le premier n’a pu se libérer, lui sauve la mise en répondant à sa place : Il suffit d’avoir lu le livre de Monsieur Machin pour comprendre que… N’est-ce pas Monsieur Machin ? Notre éminent professeur n’aura qu’à opiner du chef, à bredouiller quelques remerciements à celui qui a heu brillamment résumé, à l’emporte-pièce comme on dit, heu ce qu’il eût pu répondre heu à ce sujet. Enfin son tour vient. Son tour de parole. Le grand moment, celui où l’on ne le lâchera plus, où ses propos seront pesés, écoutés religieusement, peut-être disséqués, où toute la France, la région, la famille regarde. Lui aussi demain, sur le magnéto, sera son propre spectateur, critique, intransigeant… Mais qu’est-ce qu’il nous fait, notre quinquagénaire accompli ? Ce n’est pas possible ! Il se sert un de ces verres à pied qu’on dispose sur la tablette, pour la convivialité du décorum, à l’attention des invités qui n’y touchent jamais. Les assistants du réalisateur se regardent consternés. Ses mains tremblent et l’eau macule la table. Quelques gouttes tombent sur le micro au grand dam du preneur de son Peu importe. Il est en sueur. Il tire la langue. Il porte le verre à ses lèvres tout en s’efforçant de se concentrer sur la question qu’on vient de soulever, relative à telle assertion, page tant de son ouvrage. . Car c’en est fait. Il est auteur à présent. Il va falloir s’habituer… Il avale sa gorgée vite fait et, immanquablement, s’étrangle, ce qui suscite de sa part une quinte de toux et lui vaut une raillerie du présentateur. Aurait-il conTracté les symptômes de ses patients ? Ou s’identifie-t-il à ces grands écrivains, si fragiles des poumons – c’est à cause d’eux qu’il est là ? Notre hôte rit, retrouve son calme et récite le petit topo qu’il a déjà testé devant son épouse et qui prouve à l’évidence qu’il connaît à fond son sujet. C’est ce que dira la presse du lendemain et le présentateur vedette, qui lui proposera de revenir au prochain essai. Réussi en coup de maître. Si ce n’était l’épisode du verre renversé… Pour l’académie, il repassera… Peu de gens auront remarqué le petit drame qui vient de se dérouler au vu de tous. Mais les  » Traqués  » se reconnaissent entre eux. Le moindre détail leur fait signe. De l’autre côté de l’écran ils partagent l’ indisposition d’un confrère, que Traque la caméra. Il y a chez tout Traqué une capacité imaginative à se projeter dans la situation de l’autre, qui fait que, loin de porter son handicap en solitaire, il se coltine le Trac universel La misère morale du monde… Saint Christophe, priez pour nous… Le Traqué est un sympathique né. Un gentil en puissance. Il passe son temps à souffrir par les autres, en lieu et place d’autrui. Et quel soulagement quand il s’aperçoit que son alter ego se ressaisit, retrouve le fil de son propos, finit par se surpasser et termine son intervention avec une faconde confinant au brio… Là ou le professionnel, blasé, n’ayant plus grand chose à prouver, ennuie son auditoire, et ne suscite aucune émotion. Sa salade il la vendra de toutes façons. Sa réputation le précède. Il n’a même plus besoin de prêcher à des convaincus… C’est que le Trac n’a pas seulement des inconvénients. Il rappelle le lien sacré unissant l’individu à la communauté. C’est précisément le respect trop grand que l’on porte à l’autre, cette inquiétude qui tenaille de ne pas être à la hauteur de ce qu’on attend de vous, qui explique un tant soit peu cette appréhension irrationnelle, suscitée par les pulsions narcissistes comme pour stipuler que l’autre commence avec soi-même et que le premier être qu’il est nécessaire de respecter, c’est son propre ego. Soi en d’autres termes. D’où cette angoisse du mal faire et ces petits incidents de parcours liés au désir effréné du très bien fait. Chacun sait bien que le regard des autres nourrit la connaissance de soi. Les autres, ces êtres étranges, pas toujours bien disposés à l’égard des personnes. Et que c’est la méconnaissance partielle ou totale de pans entiers de notre être, de ses capacités, de son potentiel comme on dit aujourd’hui, qui justifie l’existence du Trac.

IV

Commençons par le commencement. La première fois que ça t’est arrivé, t’en souviens-tu ? – nous sommes assez intimes à présent pour nous passer de  » vous  » – c’était en cours, au collège, avec  » un  » professeur d’espagnol.

Il s’agissait d’une femme, et, ce qui est plus étrange, une femme  » de couleur  » comme on dit quand on a peur des mots, originaire des Antilles en ai-je déduit par la suite. Cheveux tirés en arrière et noués par un foulard bariolé, bouche charnue et passant graduellement au rose – plus tard du dirais sensuelle -, yeux de jais et terriblement expressifs. Au début tu l’aimais bien mais sa sévérité excessive, avec elle pas une mouche ne volait, avait fini par te la rendre antipathique. Elle était désirable, le savait, s’en protégeait : son sourire moqueur, quand un garçon rougissait sous les quolibets, la faisaient passer pour mauvaise. La mixité n’était point de mise alors dans les collèges et lycées. Aussi la beauté féminine passait-elle pour l’exception.

Jusque-là tout était à peu près normal. C’est vrai que tu rougissais dès qu’une jolie femme t’adressait la parole mais on pouvait mettre ça sur le compte de la puberté, des pollutions interdites, de la culpabilité inhérente aux petites transgressions des interdits forts. Mais tu ne te faisais pas prier pour répondre en classe ni pour t’imposer parmi tes camarades, lesquels recherchaient d’ailleurs ta compagnie : mêmes goûts musicaux, mêmes fascinations pour la gent féminine, même défiance envers ces connards d’adultes, notamment la représentation caricaturale que nous en donnaient certains de nos parents. Tu étais un leader au foot. Tu étais souvent premier en orthographe, grammaire française, rédaction. Tu critiquais les curés sur lesquels tu racontais des histoires grivoises et sur les mœurs des abbés aux caresses pas très catholiques. Et puis tu avais ton fameux cahier de chansons françaises; chacun y recopiait qui le dernier succès de Johnny, Françoise ou Sylvie, qui les époustouflants jeux de mots de Dutronc, qui les provocations d’un Antoine ou d’un Polnareff, qui les textes tendres ou poétiques, pleins d’un subtil humour, parfois de cocasserie d’un Salvatore Adamo. Des chansons anglo-américaines également, en phonétique mais pour gratter la guitare, il n’est nul besoin de connaître sur le bout des doigts les secrets du prétérit, des verbes irréguliers et du présent progressif. Les onomatopées suffisent bien. En revanche, personne ne t’a jamais demandé de textes en espagnol et si quelqu’un s’y était risqué tu lui aurais bien ri au nez. Alors, l’espagnol, sans chanson, où était pour toi l’intérêt, qu’on te le dise ?

Car tu serais chanteur sans nul doute. Tu en aurais l’étoffe, l’oreille et la voix et tu imitais à la perfection les idoles au timbre suave ou raboteux, cassé de préférence, grippé et même nasillard au besoin. Tu les connais toujours ces chansons, par cœur même, preuve qu’on n’apprend bien que ce qui nous enchante. Les profs apprécieront…

Or à cette époque déjà les enseignants se contentaient de reproduire les modèles méthodologiques, assez frustes au demeurant – apprends et restitue ! – ayant présidé à leur propre réussite.

Tes aptitudes pour la chanson, nul n’en a jamais rien soupçonné. Et c’est tout seul, ou avec des copains, que tu as dû établir des équivalences, dans tes schémas mentaux, capables de te rendre sensible à la poésie, à la prose poétique et aux sommes narratives les plus novatrices de ton siècle à présent révolu.

Alors, il y a eu ces incidents répétés avec cette martiniquaise – tu as longtemps cru qu’elle n’était autre que cette remplaçante d’une maîtresse malade, quelques années plus tôt, et que tu trouvais extrêmement à ton goût à tel point qu’elle alimentait tes premières rêveries enfantines, jusqu’à ce que la voix maternelle, prévenue de ce penchant précoce, le fustige solennellement, non en tant que tel, au moins tu n’étais pas pédé, mais en raison de l’objet même de ce choix du pire goût, qui jamais ne pourrait être doté des qualités esthétiques d’une blanche, fût-elle plus ou moins hâlée par le soleil du midi.

Les mannequins apprécieront.

La toute première fois donc, tu avais dû faire un rêve érotique sans doute, et au fur et à mesure qu' »Elle » interrogeait tes camarades, tu sentais bien que quelque chose n’allait pas. Une impression nouvelle, un malaise, s’insinuait, identique au vertige éprouvé en haut du portique bouclant la piste d’athlétisme au point que tu avais dû renoncer. Dans une salle de classe c’était exclu. Placé près de la porte, tu serais sans doute sorti en trombe, avant que d’inventer un quelconque prétexte : envie de rendre, d’aller aux cabinets (ce qui d’ailleurs était vrai), perte de tes clés… Convoc urgente chez le proviseur…

Cependant tu ne bouges pas de ta place. Tu anticipes sur cette interrogation. Et c’est la panique. Comme dans ces rêves où l’on doit écrire les leçons apprises par cœur et où les mots s’effacent au fur et à mesure qu’on les relit.

Tu essaies de rassembler les quelques mots d’espagnol que tu as retenus à force de les entendre serinés à longueur de cours : Mañana por la mañana, Entonses, Ahora, Lo que mes gustà… Tu sais que ton tour va venir. Elle semble décidée à passer en revue l’ensemble de la classe. C’est la grande révision avant la compo.

Ton nom tombe comme un couperet. Tu l’écoutes te demander de lui dire que… mais ce qu’elle veut que tu lui dises ça tu ne le saisis pas. Tu crois deviner qu’il s’agit de la couleur de la belle plante sur les balcons au pays basque. Bref une question à ta portée…

Mais pour toi la belle plante c’est elle et ta couleur préférée c’est le noir, le bistre, le mordoré. Couleur café, que j’aime ta couleur café…

La dame, ostensiblement agacée, pose le doigt sur ton livre, à l’endroit du texte où tu devrais trouver le mot qu’elle attend. Tu respires son odeur musquée. Tu voudrais bien lui lécher le bras. Ca doit être bon à lécher un bras de noire. Près de l’aisselle on devine le soutien-gorge et ce qu’il contient… Tu ne sais plus que faire.

Et là, phénomène inconnu jusqu’à ce moment-là, aucun son ne sort de ta bouche. Pire : aucun mot ne te vient à l’esprit alors que tu sais habituellement tes leçons par cœur, aussi bien que tu savais l’année de ta communion tes prières, même si tu n’en as pas saisi le sens, car ton espagnol à toi tu le baragouines tes voisins, des riverains, des copains mais pour ce qui est d’analyser comment tu t’y prends…

Dire que chez toi on t’appelle la pie bavarde…

Tu te mets à rougir jusqu’à la racine des cheveux et tu bafouilles. Tu voudrais te jeter dans ses bras, et en lécher un au passage, pour lui demander pardon mais pardon de quoi tu ne saurais le dire. Les copains te regardent, surpris. Quelques-uns se marrent, du moins ceux de devant. Les autres ne la mènent pas large. Tes mains tremblent et tu ne sens plus tes jambes. Tu as envie de mourir. C’est ce que te répète ta grand-mère quand elle se trouve confronté à un problème insoluble. Tu aimerais être grand, chanteur et l’embrasser sur la bouche, surtout que sa bouche c’est de la chair pure, on en mangerait, mais ce n’est ni l’endroit ni le moment. Un regard sombre, furieux, te cloue davantage encore dans ton mutisme hésitant. Notre antillaise croit nécessaire d’en rajouter à ton humiliation en te fustigeant : Voilà ce qui arrive quand on ne révise pas ! Après on est ridicule et l’on perd ses moyens. Je te mets un zéro mais tâche de te rattraper la prochaine fois.

Il fallait sûrement réviser mais tu avais  » Neineteen nervous breakdown  » des Rolling Stones à copier et puis elle donnait toujours les devoirs en espagnol.

Et en plus elle te tutoie…

La fois suivante, tu ne cesses d’y penser, dès la veille au soir, et toute la journée. Un supplice t’attend, forcément, dans cette salle de classe, où tu seras interrogé sur ce texte, toujours le même, qui décrit longuement la grosse voisine d’en face dans un petit village basque du début du siècle, étendant son linge sur son balcon avant d’arroser ses géraniums tout en faisant des sourires aux enfants… L’auteur la trouve pittoresque. Mais toi qui as longtemps vécu dans un village méridional, tu as toujours assimilé la laideur et la négligence à l’excessive rondeur féminine, et les géraniums sur la balcon au comble de l’ennui, à la vieillesse repoussante et à ton désespoir d’enfant, qui se sent abandonné.

Tu bredouilleras deux, trois, stupidités sur le pays basque et l’âge supposé du narrateur mais tu seras passé de 00 à 04. C’est un peu moins nul que l’autre fois, a dit la dame noire, vêtue par ailleurs d’un tailleur blanc et de chaussures vanille. Et les copains, ça veut dire quoi moins nul que nul ?

On trouvera cela bien puéril et il n’est que trop évident que le Trac est comme le résidu d’infantilisme qui nous suit toute la vie et qui se traduit par ailleurs par des retours à des comportements égoïstes, des jalousies exacerbées, l’abus de pouvoir parfois surtout si ce dernier s’avère circonscrit à un groupe limité d’individus, jeunes ou plus jeunes, en tout cas immatures de préférence.

L’enfance est un enfer perdu mais l’enfer, à la longue, au fur que la mort approche, se travestit en paradis. Si bien qu’on le regrette pour ce qu’il n’a pas été.

Les enfants ont souvent peur des travestis. Lors des fêtes de village, les jeunes gens se déguisent en bonnes femmes car l’image de la féminité chez les hommes du commun est caricaturale, toujours obscène et vulgaire, jamais érotique. Certains veulent prendre les enfants dans leur bras et laisser la marque de leur rouge à lèvres sur les joues. Les enfants, s’ils sont sensibles, hurlent de frayeur…

Plusieurs années plus tard, à l’université, les premières semaines, on n’entendait que toi. Puis il eut les interventions musclées en cours, les assemblées générales, le politique primant sur la recherche jouissive du sens. La parole des autres t’en imposait. Tu es rentré dans ta coquille. Comme il aura été difficile à nouveau de t’en faire sortir.

Le Trac touche d’ailleurs les êtres que l’on en croyait épargné et dont les connaissances approfondies le mettent pourtant à l’abri des craintes relatives au bien-fondé de leur savoir. Ou de leur être. Projetons-nous cinquante ans en arrière…

 

V

…Et envisageons le cas de G. C’est l’un des écrivains les plus importants du siècle, quoi que l’on puisse penser de ses conceptions en matière d’érotisme. Il n’est certes pas familier du grand public qui, de toutes façons, n’a jamais reconnu que ce qu’on voulait bien qu’il connût, mais il est unanimement respecté. Il est censé donner une conférence au Collège de Philosophie et a choisi de parler de métaphysique allemande. Au sortir de la guerre, rappeler la primauté du saxon sur la Pensée universelle, peut encore passer pour de la provocation.

Fasciné par la dialectique du maître et de l’esclave, G. croit l’homme à la fois libéré mais en même temps aliéné par le travail. De là une nostalgie de sa nature animale et une propension à transgresser les tabous du sexe et de la mort. Sujets épineux. On est loin évidemment de la conscience morale et de la légalité du cœur chère au maître de Berlin.

Le public des connaisseurs est venu nombreux. Il y a là les psychanalystes les plus fameux du moment, les esprits les plus ouverts de la tradition philosophique française, ce qui n’est pas peu dire, des écrivains célèbres et turbulents, plusieurs de ses amis, des jeunes loups aux dents longues, des Goncourt, dont une arrive d’Indochine, Médicis et Renaudot en puissance, dont celui qui rapporte cette anecdote. Des étudiants enfin qui ne demandent qu’à se laisser convaincre de la supériorité d’une certaine joie de vivre, dangereusement dirons-nous, sur le sentimentalisme avilissant, la morale banale, la supériorité usurpée de l’intellect. On y ajoutera des journalistes et puis quelques curieux, deux ou trois mondains et pas mal de peintres, spécialistes de la préhistorique, apprentis ethnologues peut-être.

G connaît son sujet. C’est un homme d’expérience. Il a participé à de nombreuses émissions de radio et la parole ne lui fait pas défaut. Evidemment il y a sa silhouette et ses manières de curé qui ne plaident pas en sa faveur et agacent en particulier les belles femmes, dont certaines ont entendu parler des expériences qu’on lui prête, auxquelles il se « livre » en catimini et qui sentent le soufre et l’excès.

Beaucoup de ses textes circulent sous le manteau mais il est davantage connu que lu pour l’instant. Chacun lui a téléphoné, lui a souhaité bonne chance, lui a envoyé un mot d’amitié car c’est pour lui un jour important, celui où va s’asseoir définitivement sa souveraineté dans le royaume des lettres. Et quelle souveraineté…

Et puis il sait trop bien que sa voix, trop haut perchée, sèche, déplaisante, passe plutôt mal en public. On a l’impression qu’il est découragé par avance de l’ampleur des explications à fournir.

On l’accompagne à la tribune. Il semble éprouver des difficultés à marcher. Il n’est pourtant pas si vieux. Mais il apparaît comme souffrant. Manifestement il n’a pas l’air dans son assiette. Encore une de ces supposées orgies dont certains chuchotent qu’elles sont davantage verbales qu’effectives. Son hôte dit quelques mots de présentation mais lui ne regarde pas le public. Il arbore simplement le sourire  » religieux  » de l’homme d’église – qu’il n’est pas, ô combien – réalisant l’ampleur des tâches à accomplir. Le speech ne dure que quelques minutes. On le présente comme un érudit, un cas extrême, limite même, capable justement par sa position marginale d’enrichir la pensée d’obédience matérialiste, de la remettre en question, de la rendre plus concrète… Applaudissements chaleureux. Notre hôte s’éclipse…

Tous les regards sont fixés sur lui à présent qui, assis, les bras ballants dans son costume anthracite, semble évoluer dans une autre sphère, comme s’il avait été drogué. Au premier rang d’aucuns jureraient avoir cru voir ses yeux bleus se révulser mais il devait s’agir d’anciens surréalistes. Serait-il sujet à des crises, infimes, d’épilepsie ? C’est qu’il n’est pas encore là, il est comme ailleurs, il n’est pas encore lui-même. La dialectique du maître et de l’esclave, il est en train de la ressentir douloureusement. Il se voit enchaîné aux pieds d’une géante dont une voix narquoise lui précise qu’elle est atroce, despotique. Il réalise qu’il est l’esclave de son angoisse, une angoisse absolue, irrépressible. C’est elle qui l’empêche de prononcer le moindre mot. Il jette des regards suppliants au public du premier rang sans se défaire de son fameux sourire, véritable masque cachant la souffrance intérieure. La plupart baissent les yeux gênés, ne sachant quelle attitude adopter. Cela dure quelques secondes, interminables. Il n’a plus de mémoire, plus aucun savoir, aucune notion de ce pourquoi il se trouve à cette table, face à tous ces gens qu’il ne reconnaît même plus, ou alors par intermittence dans une infra conscience fugitive et douloureuse. Il ne sent plus ses jambes, il ne sent plus ses bras, il fait un geste machinal vers le pupitre comme pour s’agripper à ce dernier rempart face au gouffre en lequel il est en train de plonger. Il n’a plus de tête, il n’a plus de corps, il ne voit plus rien. Il n’est plus rien.Il n’est plus.

Il est littéralement décomposé. C’est peut-être ça l’extase. La dépossession totale de soi-même. La soumission à une instance suprême, à la nausée de vivre en cet instant présent. Il n’existe plus que par elle. Il la connaît si bien. Des images écœurantes lui viennent à l’esprit, des bordels qu’il a si bien décrits, des supplices qu’il a relatés, de ses compagnes qu’il a humiliées de leur plein gré ou peut-être l’a-t-il rêvé. Il lui faut retrouver ses idées oui mais lesquelles ? L’autorité intérieure les possède et les contient. Le plus simple serait de régurgiter sur place cette emprise  » despotique  » de l’ennemie mortelle de son Moi conscient. Ce n’est évidemment pas le moment. Le sourire s’est figé en rictus.

Les spectateurs, ceux qui ne sont pas ses amis, pour la plupart rompus à l’exercice de la conférence, ne peuvent détacher leurs yeux de ce drame inédit, qui se joue sur ce visage habituellement doux, paternel et séduisant. Il est devenu hideux et en même temps fascinant. Au fond il incarne ce qu’il avait à dire. Sa tentation de la violence. On ne saurait s’en détourner sans renier cette part de soi-même vers laquelle nul n’ose s’aventurer et qui s’apparente à un enfer intérieur. La plupart des gens du premier rang le pressentent : c’est la mort en personne qui se rend présente à leurs yeux et l’attirant dégoût pour son insupportable magnificence.

Le diable l’habite, probablement, qu rit de lui mais ne le fait pas rire, ou alors il faudrait parler d’un rire jaune et qui tendrait vers le vert, le bistre. Le vert de la décomposition. Le rire du fou au moment même où il se sépare des choses de notre monde et les considère avec le détachement qui sied à sa condition nouvelle. Du fou qui ne s’écoute plus…

Pas évident de revenir de ces moments-là…

Un court instant l’envie de se déshabiller lui a traversé l’esprit. Au moins les choses qu’il avait à préciser en seraient- elles clarifiées. Il mettrait bien son sexe à nu, pied de nez à la tyrannie rationaliste, mais certaines bienséances, toujours en vigueur dans la zone mentale où il évolue, annihilent cette velléité. Elles lui fournissent l’occasion de rejoindre la rive, de sauver la face, sa face. La volonté de s’oublier est en butte à la nécessité de s’exprimer, d’affronter le réel, de sortir de l’abîme. Mais il n’est pas si facile d’émerger d’un quasi néant. De maintenir indéfiniment la position de l’autruche, en l’occurrence de l’autruiche, comme eût dit l’autre, du haut de son cigare et de son nœud papillon. Les gens seraient mécontents, déçus. Quelques décennies plus tard un artiste contemporain eût pu s’en inspirer pour en faire une sorte de performance. Une catharsis sciemment provoquée. Une sorte de mise en scène de la panique totale. Dionysiaque. Mais lui ne joue pas à ces jeux-là, dont il connaît trop bien les règles.

Il s’entend répéter : Je… je.. sans trop savoir ce que ce je-là signifie… Les mots lui manquent. Il manque aux mots. Il va sombrer, se noyer dans une mer de non-mots, il suffit parfois d’un quart de seconde, ne jamais s’en remettre et pourtant…

Un ami survient qui demande s’il se sent bien.

Oui pardonnez-moi, j’ai eu une sorte… d’absence… je suis désolé… J’étais venu pour vous faire une conférence, je crois… je ne sais pas ce qu’il m’a pris. Vous vouliez peut-être me poser des questions… C’est ça, oui… L’homme ne saurait être réductible à la raison… On doit reculer mais pour mieux sauter… Ce que je peux vous dire c’est que l’homme que la peur gouverne n’est point encore un homme… Le déchaînement des passions est le seul bien… Quelle morale depuis que dieu est mort ?… L’érotisme a pour fin la continuité de l’Etre…

Petit à petit, le conférencier en G. se ressaisit. L’ami l’interroge et il répond de manière brève mais précise tout en continuant à s’excuser. Il eût souhaité communier avec son auditoire. Leur communiquer son énergie vitale. Echapper à la discontinuité des êtres, le temps d’une allocution. Sa pensée ne s’exprimera ce soir-là que par bribes. Lui qui aura toujours plaidé pour les vertus du fragment… Pour le caractère subversif de l’aphorisme… Au fond c’est ce qu’il avait à dire contre Hegel…

Cette anecdote, librement interprétée, est rapportée dans un livre d’entretiens accordé par un autre écrivain de renom, sur lequel tu as eu toi-même à discourir à plusieurs reprises. Te souviens-tu en particulier d’une fois où, devant longuement prendre la parole à son sujet, tu lui signifiais, juste avant le début de la soirée qui lui était consacrée, à quel point ton trac était grand.  » Tu plonges !  » te fut-il répondu, comme si ça allait de soi. Sans animosité. Presque en toute confiance. Le Trac, il savait ce que c’était. Il avait passé sa vie à le vaincre. Comment reculer ?

Et toi d’obtempérer. Car lui aussi te tutoyait…

 

VI

Tu plonges… Tu parles !

Dire que durant des années tu as refusé les bains de mer par crainte de la noyade. Noyade qui faillit à deux reprises, et dans des circonstances bien différentes, s’avérer effective.

Dans le premier cas, à la suite d’un pari stupide, tu as bien cru voir ta dernière heure arrivée. Il s’agissait de rejoindre un banc de sable, éloigné du rivage. Tu avais mal apprécié la distance et tes capacités à endurer un tel effort. A quelques mètres du banc, te croyant arrivé, tu t’es arrêté pensant poser le pied à terre. Il s’en fallait d’un bon mètre. Tu t’es donc retrouvé au fond, à deux bons mètres et demi de la surface.

Curieusement tu n’étais pas paniqué. Tu savais retenir ta respiration ce qui te laissait un sursis. Tu éprouvais un sentiment d’apathie totale alors et l’impression que, ce coup-ci, tu n’en reviendrais pas. Cela n’a duré que quelques secondes. Tu imaginais les gens qui pleuraient à ton enterrement. Tes petites amies qui se répétaient la nouvelle. Tes copains évoquant ta mémoire auprès du feu de camp… Ayant touché le fond tu remontais et redescendais, résigné et comme soulagé, avalant gorgée sur gorgée d’eau dont tu ne sentais même plus l’amertume…

Ta vie a commencé à défiler, tes débuts comme chanteur dans un bal de village, quand une main vigoureuse t’a empoigné. Tes amis, arrivés les premiers, après un instant d’hésitation, t’ont tiré du point de non retour. La mort est si bonne dès lors qu’on s’y résigne, qu’on la laisse vous engloutir. Bien plus avenante que la vie, au fond. Il faut du courage pour vivre. Se laisser vivre conduit immanquablement à la mort, sur les voies de la facilité. Ceux qui ont été anesthésiés, lors d’une opération, comprendront ce que je veux dire.

Toujours est-il que tu es resté longtemps sans vouloir te jeter à l’eau… Simplement, quand tu t’y es remis, tu t’es fixé des balises, des points de repère : un familier, un bord de piscine, un objet flottant… pas très éloigné si possible. Pas étonnant que tu aies souvent usé d’une composition très forte, dans tes livres publiés. Plonger dans la mer de l’écriture oui, mais pas pour s’y noyer…

Dans le second, l’instinct de survie aura été le plus fort.

On t’avait invité à un mariage dans un château du Périgord, en bordure de la Dordogne, qui louait ses salles lors de banquets, de réceptions, de cérémonies. Cette fin d’hiver-là n’avait point été fraîche outre mesure mais humide à souhait. Tu n’y connaissais que très peu de monde. Aussi le champagne qui coulait à flots te fut-il un précieux recours pour lever tes inhibitions. Vers une heure du matin, complètement ivre, l’envie de vomir t’a saisi (certes tu avais lu les récits malsains de G. à ce sujet). Tu t’es donc éclipsé sans prévenir. Passée la porte vitrée tu as emprunté à tout hasard la voie de droite, derrière la parking, à l’abri des regards indiscrets – mais tout regard ne l’est-il point ? A un moment, un peu avant un pont, tu t’es décidé pour un sentier bordé de végétation sauvage en contrebas. Or ce dernier menait à pic vers la rivière. La pluie l’avait rendu périlleux et tu as glissé. Tu as eu tout de même la présence d’esprit de te raccrocher à quelques branches, tu serais bien incapable d’en préciser l’essence, ne serait-ce que pour lui rendre un hommage ô combien mérité. Il était temps. La rivière, grosse et furieuse, bouillonnait au sortir des arches du ponton. Tu l’as considérée un instant, te disant qu’il suffirait d’un rien, d’un geste déplacé ou d’une décision aussi gratuite qu’absurde pour que ton corps soit emporté à des kilomètres, sans que qui que ce soit se trouve à même d’expliquer ta disparition. On conclurait à l’accident ou au suicide ou à la provocation. Ta vie ne tenait qu’à un d’arbrisseau, peut-être une tige, une racine, allez savoir…

Et il y avait l’appel de sirènes en contrebas. Ou des naïades ou de ce qu’on veut. T’appelaient-elles vraiment ? Ne te faisaient-elles pas au contraire des signes de dénégation ? de rejet ? d’atermoiement ? Toujours est-il que tu as renoncé. Tu as dit non, ou du moins au revoir. Et le flot tumultueux t’est devenu soudain indifférent, imbécile, et tu t’es demandé ce que tu fichais là.

Sur le moment tu n’aurais su interpréter ta décision. En revanche tu savais intuitivement pourquoi l’eau de la rivière te semblait si tentante. Il allait falloir décrocher un concours, on t’attendait au tournant, t’engager sur une voie dont tu n’étais pas sûr que c’était la tienne, honorer un engagement avec une fille que tu n’aimais pas… L’accès à l’âge d’homme est une terrible épreuve pour qui se mêle de réfléchir un tant soit peu… Au fond, cet incident, c’était peut-être l’avatar du rituel initiatique venu du fin fonds des âges, un obstacle à franchir comme pour se dépasser soi-même, pour te munir de ce courage qui te faisait défaut face à ton propre devenir…

Aujourd’hui tu te demandes si ce n’est pas précisément parce que tu aurais un jour à les évoquer que les circonstances t’ont rejeté. Tu te le demandes parce que tu es précisément en train de le faire… Et que dans ta tête ou dans ton sang ça bouillonne encore furieusement…

L’écriture, de toutes façons, t’aura aidé à refaire surface, au sens propre comme au figuré.

Soudain dégrisé, tu as tenté d’entreprendre la difficile remontée. Tu as trébuché à plusieurs reprises, souillant ton beau costume immaculé, mais la distance n’était pas si importante que tu ne puisses y parvenir en quelques secondes. De retour dans la salle des festivités, lustre d’époque, tangos, slows et début du disco, propos d’ivrognes au sujet d’Ouradour tout proche, tu n’avais plus envie de vomir alors. Néanmoins, tu as eu beau montrer les séquelles de ta mésaventure sur ton trois pièces tout neuf, tu n’as réussi qu’à susciter l’hilarité convenue des fins de fêtes. La gaieté du refus de savoir (de voir ça !). Personne ne t’a cru. C’est que les créatures merveilleuses qui peuplent nos rivières ne se révèlent guère au tout venant. Elles ont leurs critères d’élection, de sélection. Alors tu as réclamé une coupe supplémentaire et tu t’es  » replongé  » dans l’euphorie générale.

Tu n’as pas eu, depuis, l’occasion d’en reparler mais l’image de ce  » suspens  » te traverse souvent l’esprit les nuits d’insomnie, d’autant que vers la même époque la plupart de tes amis d’enfance ont disparu dans un tragique accident de voiture, écrasés au fond d’un ruisseau à sec. Le conducteur avait raté le pont, au sortir d’un virage serré. Un soir où tu n’y étais pas.

C’est un miracle, ont dit tes proches…

Ils viennent te faire un petit coucou, assistent parfois à tes interventions publiques, mais en rêve seulement.

Tu éprouves toujours la même sensation de vertige à te remémorer la vision de ces flots ravageurs. Une sensation décuplée par l’imagination car c’est moins la situation réelle qui inquiète le  » Traqué  » que la représentation qu’il s’en fait. Car le Trac, le Vertige, la Noyade sont les trois points nodaux d’une même trilogie.

Heureusement, fort jeune à l’époque, tu ne connaissais pas encore l’écrivain qui t’exhorterait bien plus tard au grand plongeon.

Plongeon dans la mer de l’écriture, dira-t-on, pour parodier un poète plus jeune encore, mais où il ne saurait être question de se noyer. Aujourd’hui tu nages, ou plutôt tu surnages. Il a fallu réapprendre des gestes élémentaires, dominer l’appréhension et la crainte du ridicule. Toutefois, tu te fabriques un territoire avec ses limites et ses objectifs. Ainsi tu te sens en sécurité. Ne fais-tu pas de même à chaque intervention publique où tu prévois repères et balises ? Et jusque dans l’écriture où tu te fixes en général une structure d’ensemble, que tu vas t’efforcer d’occuper.

Le Trac, en écriture, ça n’existe pas puisqu’elle commence dès lors qu’on s’est jeté à l’eau. On peut certes le provoquer chez le lecteur, et l’on est, en principe son premier lecteur. Mais l’écriture, fût-elle poussée en ses points limites, ses retranchements effrayants, ses abîmes vertigineux ou ses zones d’incandescence, suppose toujours la maîtrise de soi. Certes les mots peuvent manquer. Mais l’écriture du manque ne saurait manquer de mots pour s’affirmer. Elle ne saurait se manquer. Manquer au mots veux-je dire. Celle qui pose problème c’est la parole, parce qu’ elle dépend d’autrui.

Noyade. Elle se lit entre les lignes de mon nom. Propre. Comme la Mort et le nom qui la fait taire.

 

VII

Que de ruses il aura fallu déployer pour transformer une infirmité en ferment de succès, temporaire toutefois car si la bête accepte de ronger son frein, en sourdine, elle s’empresse en contrepartie de ressurgir au moindre signe de faiblesse : fatigue, inactivité prolongée, doutes, scrupules, situations fausses…

Plus jeune, l’auteur de ces lignes a évidemment été tenté par une analyse. Il s’est arrêté aux portes d’une psychothérapie de trois années, qui lui a beaucoup appris sur lui-même, et sur sa langue qu’on dit maternelle, mais qui ne lui a fourni aucune clé à même de l’amener à gérer l’objet de son angoisse le Trac, a fortiori à l’en guérir. Même si toute guérison suppose une grande part d’illusion quand elle ne s’effectue pas à l’insu du patient ou de son praticien traitant. Par ailleurs, ce rendez-vous régulier avec soi n’allait pas sans comporter certains inconvénients : complaisance envers sa petite personne érigée en centre de l’univers, surestimation du passé ou du moins de l’interprétation qu’on en restitue au détriment du présent à affronter, ou d’un avenir qui seul préoccupe, ressassement perpétuel des mêmes divagations, scènes censées être primitives et révélations traumatisantes avec pour conséquence l’apparition de nouveaux blocages, assèchement de l’imaginaire, partant de l’écrit au bénéfice de jeux sur la langue en laquelle se délivraient des lambeaux de vérité.

Un analyste de renom régnait alors sur l’intelligentsia. Il excellait dans l’art du calembour. Beaucoup lui emboîtaient le pas, en pure perte car le calembour en littérature n’a jamais mené bien loin (Mille excuses à Joyce, Roussel, Leiris…). Et puis les prétendus spécialistes de l’âme humaine poussent la tendance à l’estampille, forcément réductrice, un peu loin. D’où de la part des Traqués, l’éveil de la résistance, voire du désaveu. Une telle est une hystérique, tel autre un obsessionnel, un troisième un pervers, un névrosé, un psychotique… N’est-on pas un peu de tout ça, au fond ? Et notre rapport à une situation donnée ne se modifie-t-il pas en fonction des circonstances ( le Moment, le Milieu, la Mode) ? N’est-on que pervers par exemple comme on est représentant, hypocrite et diabétique ? Ces questions se posaient. Rester sur le seuil ne comportait point que des inconvénients pour qui se défiait des exclusives. On peut y interroger ceux qui optent pour le va-et-vient.

Au fond, pourquoi la singularité, dans la douleur, la différence absolue, l’étrangeté, la monstruosité même n’auraient-elles pas le droit d’exister puisqu’elles font partie des réalités virtuellement concevables ? Il n’est certes nul honneur à souffrir en pure perte mais il n’en est pas davantage à jouir pour jouir. En pure perte aussi. Encore moins à ressembler aux gens qu’on dit normaux. Et pas davantage à s’adapter à un réel qui fournit à foison et de manière quotidienne des exemples d’irrationalité forcenée ou de monstruosité bien pire, érigées en règle, en simple coutume ou en raison d’état. Bref, ayant atteint ce que d’aucuns nomment  » l’âge d’homme « , celui qu’en ces lignes on dit  » Traqué  » s’est détourné de l’introspection à finalité singulière pour faire de ses phobies, de ses refoulements et de ses angoisses la matière de chacun de ses écrits. La question de savoir s’il a eu tort ou raison ne regarde que lui-même. L’avenir seul le jugera. Ce lui-même qui se constitue au fur et à mesure qu’il aligne des mots.

Envisageons d’autres échappatoires.

 

VIII

X s’est vu inviter pour une intervention dans le nord de la France, ainsi que son meilleur ami. Avion, navette, hôtel de luxe. Il a sa petite idée sur la teneur de sa participation mais il décidera de son exécution, selon les circonstances. Arrivé sur place, la manifestation est bien plus importante qu’il ne l’avait supposé. Il y a là des universitaires à foison, des écrivains de renom, des critiques littéraires, des spécialistes du Moyen Age – car il s’agit de fêter l’une de nos plus anciennes cathédrales : Tours ajourées, avec seize bœufs surveillant la campagne, vitraux d’époque, ample galerie avec arcades et sans parapet avec le vide de la nef qui attire en contrebas – vertige garantie ! Ca tombe mal ! Surtout ne pas plonger ! -, Rose de chevet consacrée à la glorification de l’église.

Bon nombre d’artistes enfin, chacun censé faire sa petite allocution. On projettera un film pour l’occasion. Le vidéaste est là ; l’auteur du texte, en voix off, également. C’est lui l’invité d’honneur : MB, qu ‘on ne présente plus, barbe fleurie, salopette insolente, embonpoint généreux..

Malgré le courant de sympathie dont les deux amis bénéficient – un livre d’eux vient de paraître, dont on a un peu parlé – la partie est loin d’être gagnée. Les universitaires, en particulier, devisent entre eux, déjeunent entre eux, se congratulent mutuellement et disparaissent les uns à la suite des autres dès leur speech achevé. L’intérêt du public, ce n’est pas de leur ressort. Quelques notes lues avec des digressions calculées, brillantes, professionnelles mais qui ennuient tout le monde. Trop de références, de savoir savant, d’esprit de corps. Pas ou peu d’applaudissements. Le maître de cérémonie remercie. Pas ou peu de questions ou alors émanant seulement des participants. On a l’impression que tout le monde s’en fiche un peu d’autant que chacun pense à sa propre intervention. Suit celle de l’ami. Lui n’a aucun problème, du moins ne le laisse-t-il pas paraître. Il semble contracté, sérieux, pas du tout dans son attitude habituelle. Il lit un texte, qu’il commente au fur et à mesure, il pose sa voix qui passe bien. Comme personne ne connaît la peinture qu’il commente, son intervention ne suscite aucune réaction. L’important n’est pas de briller mais de participer.

D’autres encore, plus ou moins diserts, plus ou moins fastidieux, plus ou moins péremptoires et pour certains comme irrités (contre qui ?), bref rien pour soulever l’enthousiasme du public.

Inutile de vous dire combien X, notre  » Traqué  » du jour, pendant ce temps, se trémousse sur sa chaise. Dire qu’il lui faudra se trouver assis, tout à l’heure, à la place de ces sommités. Il le savait pourtant puisqu’il est là. Il ne pourra prétendre qu’il a été pris au dépourvu. Alors, comment va-t-il gérer sa prestation ?

Par la prévention…

Il a passé la nuit à  » se la jouer « . A se regarder intervenant. Il est aidé par le fait d’avoir pu visiter le lieu de la conférence. Quand on dort mal, paradoxalement, on a l’esprit d’autant plus clair. L’adrénaline supplante les excitants. Bref il est au mieux de sa forme.

Et tout d’abord, il s’est arrangé pour passer quasiment en dernier. L’auditoire sera moins réceptif, certains s’en seront allés… Toutes les conditions seront donc réunies…

Ensuite il a simplement décrété la participation de l’assistance, censée donc l’assister. Au lieu de s’asseoir sagement derrière l’un des pupitres rangés en U, ce qui forme comme le chœur d’une église dans cette salle longitudinale de l’hôtel de ville (Marianne sur socles de marbre, portrait du président, affiches de la manifestation, écran géant et rétroprojecteur), il jouera l’officiant et les fidèles seront sollicités… Une conférence ça se fait debout ! Tels les soldats aux champs d’honneur. Rien de tel que d’impliquer le public pour rompre la supposée glace. Comme ça , si deux ou trois  » Traqués  » se trouvent dans l’assemblée, ils partageront votre ridicule ou votre gloire… Et puis quelle jouissance que de reconnaître les plus handicapés que soi, de devenir le traqueur des traqués.

X tient sous la main des photocopies qu’on a préparées à son intention. Il a nommé untel et untel l’un de ses assesseurs, il distribue ses feuilles volantes, avec l’aide de son ami, donne des ordres… Un vrai chef quoi !

Le hasard l’a aidé : il se trouve qu’en arrivant, MB lui a offert un ouvrage récent et que celui-ci revient sur des thèmes antérieures, ceux qu’entend justement mettre en exergue notre apprenti-conférencier. Il s’agit en gros de l’aspiration, érotisée par le poète, à épouser la foule, empruntée à l’auteur du Spleen de Paris…

Chacun des intervenants a parlé de la maison de Dieu (tribune, triforium et vitraux) lui va parler de la maison du diable : un bordel, évoqué par le poète des Fleurs du mal dans son seul récit de rêve.

Voilà notre petit intervenant, au milieu d’un public somme toute nombreux et trié sur le volet, expliquant comment on devient écrivain selon MB quand on s’appelle Baudelaire à un public ahuri mais qui joue le jeu, cherche avec lui à décrypter telle allusion onirique, approuve les propositions, les conclusions. Bref, il a tapé juste.

Ca marche. Il a largement dépassé le temps de parole qu’on lui avait alloué et on le rappelle à l’ordre à cause d’un  » pot  » avec la municipalité ; il s’en tire avec élégance par un jeu de mot de circonstance à propos de  » Poe « , le poète maudit, alcoolique (pour calmer son trac ?) ; et le public, enfin réveillé, prend fait et cause pour lui. (scandé) On continue. On Continue… Il faut bien se résoudre toutefois à rejoindre M. le maire (Champagne, petits fours et orangeades à température ambiante). Les discours achevés, on recherche sa compagnie, on lui pose des questions, on vient le saluer avant de partir.

A la fin, tout le monde le félicite. Le grand écrivain concerné, qui n’avait jusque là dit le moindre mot, lui tape sur l’épaule, le vidéaste lui souffle qu’il a été formidable, une association locale lui propose une conférence sur un thème analogue, un peintre veut à tout prix le voir présenter son travail…

Au dîner des jeunes femmes viendront spontanément se placer auprès de lui, afin d’en savoir davantage, sur lui ou sur Poe, peu importe. Mais il a donné tout ce qu’il avait sur le sujet. Les jeunes femmes repartiront déçues.

Il n’en a cure. Il a me sentiment d’avoir franchi un palier. Le Trac si ça ne disparaît pas ce n’est point infaillible. Il connaît vos failles ; vous connaissez les siennes à votre endroit. Ne surtout pas l’ignorer ni le minimiser mais envisager toutes les éventualités à même de le surmonter, quitte à passer pour un surdoué pour les uns, un excentrique pour d’autres, un guignol pour les troisièmes.

Sauf que Guignol lui n’ a pas le Trac.

 

IX

Si dans une assemblée nombreuse le traqué doit lever le doigt, il anticipe par la pensée sur l’action de lever le doigt de telle sorte que, quand son tour vient, il a comme épuisé ses capacités à entreprendre le geste si bien qu’il finit par renoncer à son projet. De même l’essor ultérieur de la parole est vécu avec une telle intensité qu’au moment où il s’agirait de la prendre elle s’est en quelque sorte retirée. Son avenir est déjà passé et son avènement sombre dans l’impossible. Il se trouve dans la position du marcheur qui, pour avancer, doit impérativement retourner en arrière et préfère dès lors annuler ou différer sa promenade. J’aime beaucoup ces écrivains qui jouent sur la capacité, négative, des mots à nous pousser malgré tout vers l’avant et qui sont capables d’écrire, ainsi que je l’ai fait moi-même :  » tandis que j ‘avançais, je croyais demeurer sur place mais c’est la conscience de demeurer sur place qui me certifiait mon avancée « . Il est vrai qu’une telle marche se déroulait dans le champ métaphorique de l’écriture.

Ce qui est curieux c’est que, si le Traqué avoue à quelque intime son Trac démesuré, on a de la peine à le croire. Comme quoi les apparences sont trompeuses.

Quand B. a publié ses premiers textes, dans quelque revue de moindre notoriété, il a profité, pour confesser son état anxieux et phobique (dixit les psychiatres), d’un pré-texte : l’hommage au maître de l’espace littéraire et du livre à venir – MB, mais pas le même que précédemment, un infiniment plus discret, pratiquement aucune photo de lui, jamais d’émission à la radio ni de télé : aurait-il le Trac à la perspective de  » prendre  » la parole ? Quelle ne fut sa surprise de réaliser que ses quelques lecteurs et amis ne lisaient pas son expérience au premier degré mais en tant qu’exercice de style, illustration des idées de l’honoré en question (sa discrétion même incite à s’interroger sur son rapport à la parole publique, galvaudée, prostituée…). C’est que le contexte  » ontologique  » en lequel baignait sa contribution, transformait le sens premier d’une révélation qui lui coûtait et lui prêtait une dimension métaphysique, certes pressentie mais pas au point d’occulter la confession proprement dite. On pensait à ces personnages dont l’existence ne saurait se concevoir indépendamment de l’œuvre qui les a vus naître et en laquelle il leur est permis de s’inscrire.

Ainsi son incapacité  » réelle  » à prendre la parole accédait-elle à un statut tout autre, littéraire. S’est-on jamais interrogé sur l’absurdité qu’il y avait à accorder, sur le papier, la parole à une créature qui n’existe pas ? C’était ce problème qui importait alors à B. et cette interrogation, aux résonances philosophiques multiples, assurait à son handicap une sorte de noblesse, d’ascendance, vire de sublimation. La tare se renversait, se mêlait aux mots pour la décrite et se faisait  » arte « .

Ainsi le Trac a un sens, qui vous suit à la trace… Et qui sait s’il n’est pas fait pour aboutir à un bon livre ?…

Qui se même d’écrire, il est des moments où il n’échangerait son handicap pour rien au monde. Et qui sait s’il ne faudrait pas retirer la parole à tous ceux qui vouent leur vie à ce qui s’écrit…

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