L’Echéance sauvage a été édité par les Editions Le Ventre et l’oeil 7, rue Belmont 34000 Montpellier. On peut trouver le tapuscrit sur le site. Mais ce petit livre est avant tout un objet fait pour être parcouru, feuilleté, manipulé et le texte ne trouve sa pertinence que dans son rapport à la mise en volume.

Un homme est enfermé sur ordre d’un commanditaire durant 27 jours dans une pièce hermétique, ce qui le pousse à penser mais de façon inattendue, un peu à la manière de ces idiots que Faulkner utilise comme narrateur de tel ou tel chapitre du Bruit et la Fureur. A moins qu’il ne s’agisse d’une véritable cure de désintoxication. De se vider de la pensée. De la pensée à l’écriture et même à la lecture il n’y avait qu’un pas à franchir, que notre amateur de sucreries emboîte en attendant L’échéance. Son Echéance. Qui se révèlera à la fin, comme il se doit. Quant au commanditaire, confondu au départ avec l’éditeur, il acquiert petit à petit la dimension d’un véritable demiurge, sauf à n’être qu’une figure algébrique qui aura, en l’occurrence, servi de pré-texte.

Christian Cersisola, que je en connaissais pas, a travaillé en quelques jours la série de dessins que l’on trouve dans l’ouvrage, soit en pleine page soit sous forme de vignette, donnant le ton à la page.

Raymond Salvaje est malheureusement décédé dans des conditions tragiques.

Extrait

Lundi 21

27 ! Pas un de plus, pas un de moins ! Il m’en a laissé 27, ce sauvage ! Autrement, je suis comme mort ! Fusillé le c’qui perd. Abattu, sur le retour. On achève si bien les chevaux. Comment ? Il s’est bien gardé de préciser, le rusé. J’ai vite pigé, allez, à son œil malicieux, son sourire en coin, sa façon gênée, en me serrant la paluche, de me signifier mine de rien l’Echéance : – Au fait, vingt-sept, il t’en reste vingt-sept ! Ni plus ni moins. Pas la peine d’en dire plus. J’avais tout capté, pensez ! Je m’en tirais à bon compte après tout, j’avais pas à me sentir lésé. On le serait à moins. C’était pas si mal. Comme il le clame, à qui veut entendre : Une connerie, ça s’assume. Je vais pas l’assumer à ta place… Il m’a pas laissé répliquer que j’avais rien à déclarer, que c’était lui le boss et que, devant le boss, on ferme sa gueule, il s’est barré, c’est le cas de dire, vite fait du restau, avec son chapeau style Piccoli je crois, dans un film des années 60 à propos de l’homme qui voyage sur la mer déchaînée, quel est son nom déjà ? Du coup j’ai payé l’addition. Etonnant cette manie qu’ont les friqués de laisser les subordonnés régler leur passif, manière de traiter d’égal à égal, comme on dit. Ceci dit, c’est le cas de dire, j’en avais rien à cirer car ce fric qu’il m’avait fait gagner, j’aurais plus, du moins pas pour l’instant n’est-ce pas, chacun comprend ce que je veux dire, l’occasion d’en faire usage et d’abord j’en ferais quoi de mes souliers dans ce lieu qu’ils m’ont trouvé ? Bon c’est vrai, il avait pris un seul truc, un connerie panée, garni de salade, je sais plus laquelle. Un peu d’huile d’olive, trois cerneaux de noix et de ces petits cubes de fromage dont on se demande s’ils se fabriquent pas avec trois fois rien, à l’instar de notre univers garni d’étoiles. Un peu d’hydrogène, un verbe au subjonctif, imparfait de préférence, et que le tour fût joué ! J’y suis : Laitue ! Pas étonnant qu’il ait l’air coincé. Il s’est flanqué un ulcère, ça c’est sûr, à traquer le contrat sur écran géant. Le pire c’est qu’il s’est arrangé pour esquiver « le » sujet, celui de la rencontre, des fois que je réclame ma part du gâteau. Pas folle la guêpe. Quand il s’est levé, je me suis dit, bon ce sera pas pour cette fois. Je peux me prendre un dessert. Profitons du temps qu’il reste… Que dalle ! Il a deviné ma pensée… « Il t’en reste 27 » ! Pourquoi 27 ? Démerde-toi avec ça ! Alors son ardoise, que je la paie ou pas, salée ou non, vous imaginez quelle importance ! Elle se montait à combien déjà ? Et j’avais pris quoi ? Des gâteaux au miel ? Mardi 22 Si encore je savais ce qu’il attend de moi. Il a dû l’expliquer mais je m’en souviens guère. « La mémoire vous joue de ces tours », où ai-je entendu cela ? Sûrement pas au théâtre ! En fait je comprends jamais quand il discourt. Lorsqu’il s’adresse à moi, je veux dire nommément, j’ai toujours l’impression de plonger dans un mauvais rêve, vous savez quand on rédige son devoir durant un exam et que les mots s’effacent au fur qu’on se relit, et que l’heure tourne, cette grosse conne, et que vous sentez bien que vous aurez jamais fini. Dans la vie, jamais je me relis. Moi, des exams j’en ai jamais passés, du moins pas de ceux qu’on suppose. Mes seuls exams à moi, si j’en ai passés, c’est avec lui, sur le tas, quand il a fait appel à mes compétences, je veux dire pour les basses besognes. J’exécute, un point c’est tout. Quant à piger, c’est une autre paire de manches… Le boss, il pense; le bras, le poignet droit, il exécute. C’est dans l’ordre des trucs. Les derniers temps, il me parlait à mi-mot. Au repas, il avait été très évasif. Du style : Tu sais ce qu’il reste à faire, A toi maintenant de jouer, Notre crédit à ton endroit est illimité… Quand le vin est tiré… OK boss, mais en l’occurrence c’est le 27 que j’ai tiré. Ou le 26, c’est du tout comme. Moi, doux comme un agneau, pour pas passer pour un con, parce que j’aime pas trop passer pour un con en règle générale, j’ai pris un air entendu, il faut toujours adopter cette attitude avec ce genre de type, autrement, il te prend pour un con justement… J’ai dit OK, boss, ça me va, en pensant à ce qu’aurait dit un acteur genre crooner dans Some came quelque chose, en train de mâchouiller un barreau de chaise, tandis qu’une pépée style entraîneuse, perruque blond platine, lui frotte le dos au gant de crin, ça doit être un polar américain, tout le monde s’en branle, et j’ai laissé courir. Pas lui, la vache. Je m’étais engagé, j’avais plus qu’à m’exécuter, si je puis m’exprimer ainsi. Le contrat précisait – c’est pas lui qui les rédigeait : Ne rien entreprendre tant que l’affaire n’est pas conduite à son terme. Moi qui ai du mal avec les négations ! C’est de naissance. Il le sait bien pourtant, le malfaisant ! Il avait ajouté, oralement s’entend : Tu restes où on t’a dit ! Jusqu’au jour convenu ! On avisera par la suite ! J’ai fait comme il a dit. J’avais plus le choix. C’était question de vie ou de mort, je veux dire de principe. On finirait par me récupérer; j’avais pas à m’inquiéter… Je m’en doute bien que j’ai pas en m’en faire, quand je disais qu’il me prend pour un con… Mais qui viendrait, quel « convenu », ça c’était pas précisé. Ou alors j’y avais guère prêté attention, c’est vrai je suis distrait dès qu’il porte la parole.. Quelque chose tourne plus rond dès lors mais il faut dire qu’avant, dans ma vie antérieure je veux dire, avant de le connaître, je tournais pas mal en rond. Du coup ça compense. Ca récompense. Seulement ça bouffe de l’énergie. Moi qui en avais à revendre, c’était même mon job. Quant à savoir ce que je payais avec…