EXCIPIT (FIN) JEANNOT ET COLIN, VOLTAIRE

Voltaire (AROUET LE J) est un auteur, dit philosophe, du siècle des Lumières. Il s’est battu pour de nombreuses causes (contre l’intolérance religieuse, par ex) et a écrit un certain nombre de contes philosophiques, notamment vers la fin de sa vie, dont les plus connus sont Candide, Zadig et Micromegas. Jeannot et Colin (1764) est l’un d’entre eux dans sa période pessimiste combatif.

Auvergnats et amis d’enfance, Jeannot et Colin se sont séparés quand Jeannot est parti à Paris pour fréquenter le beau monde quand son père a été anobli et nommé marquis de la Jeannotière. Colin a été oublié, mais les nouveaux amis nobles de Jeannot le laissent cruellement tomber quand sa famille est ruinée et alors qu’il n’a rien appris de consistant. L’extrait choisi termine le conte. Il est essentiellement narratif, avec beaucoup de dialogues et scelle les retrouvailles de Jeannot et Colin.

Pbématique : Que veut nous signifier Voltaire à travers ces retrouvailles ?

Plan :

 

  1. I) Les deux amis se retrouvent :
  2. A) Il s’agit en effet des deux amis

– Leurs prénoms sont souvent prononcés dans le texte. Ils sont énoncés dans l’extrait, pour Jeannot, par Colin, au style direct, au départ dans un énoncé modalisé (« Je crois que c’est là Jeannot ! » exclamative précédée d’une interjection qui marque sa surprise et son émotion), puis dans une double constatation à la forme exclamative (« C’est Jeannot lui-même ! C’est Jeannot ! », dont on peut percevoir l’esprit de contentement). Le procédé est amusant puisque Jeannot est devenu marquis et ne devrait pas être appelé ainsi, cavalièrement. Mais cela prouve que Colin a conservé toute son affection pour celui qui n’a jamais cessé d’être pour lui Jeannot. Un peu plus loin, dans une série de propositions pratiques, énoncées au style direct, Colin prévoit : « Nous aiderons notre ami Jeannot », puis le nom est utilisé plusieurs fois, comme si Jeannot était devenu roturier ,et qu’on puisse en parler normalement. En tout cas on peut suivre l’évolution des occurrences de ce nom propre, du moment où Colin aperçoit Jeannot au moment où celui-ci revient à une condition sociale normale. Côté Colin, la réaction est beaucoup plus courte, et non exprimée verbalement : « Jeannot reconnut Colin » (PS, pour action au passé dans un récit). Comme celui-ci est le plus entreprenant, et aussi le plus bavard, son prénom intervient souvent dans le texte, y compris dans la bouche de Jeannot qui fait amande honorable (« Colin que j’ai méprisé vient à mon secours ! Quelle instruction !). En tout cas, on voit quels sont les personnages en présence.

– On relève un fort contraste entre les attitudes, témoignant de l’état des deux êtres : d’un côté on a un Jeannot en piteux état, avec un groupe nominal particulièrement péjoratif : « l’accablement du désespoir », plus loin « abîmé dans la douleur », et un Colin respirant la prospérité, la santé (« visage rond et frais »), et le bonheur (« douceur, gaieté », avec une femme « agréable » ; que des termes valorisants. L’opposition est accentuée par la subordonnée temporelle (« Comme il était plongé… il vit avancer… »), avec un jeu de point de vue interne qui va d’un personnage à l’autre  (« Le voyageur eut tout le temps de contempler… »). Le récit est construit donc sur un jeu de focalisation : Jeannot qui voit Colin qui voit Jeannot qui reconnaît Colin, donc sur un entrecroisement

– Rapprochement final, ou le duo reconstitué (voire augmenté) : Vers la fin du texte, on voit comment le duo se reconstitue définitivement puisque l’addition  de la première personne  et de la deuxième « Je » + « tu », devient un « nous ».  En effet, Voltaire se livre à une série d’actions déterminées : « Tu reviendras au pays », suivi de « Je t’apprendrai le métier » (Colin a l’humilité de faire passer son ami en premier), ce qui donne : en conséquence (« et ») « nous vivrons gaiement dans le coin de la terre où nous sommes nés ». Ce « nous » s’ajoute à un autre « nous », celui que Colin a constitué avec sa femme et qu’il utilise dans tout le paragraphe (« Nous arrivons du pays… Nous travaillons… Nous n’avons point changé d’état » etc.). Le duo est bel et bien reconstitué et même augmenté d’abord avec le mariage de Colin, puis par le mariage final de Jeannot avec la sœur de Colin (« Il épousa une sœur… »)

 

  1. B) Ils se retrouvent

– On est dans un conte. Ces retrouvailles sont bien sûr invraisemblables. C’est comme par hasard alors que Jeannot est au plus bas, seul sur une route, au fond du « désespoir » qu’apparaît l’ami providentiel et fidèle, qui ne s’embarrasse pas de convenances sociales puisqu’il « court embrasser son ancien camarade ». On notera la périphrase du « petit homme rebondi » qui le fait passer pour une boule ou une balle. Il y a  de l’ironie de la part de Voltaire qui sait très bien que, dans la réalité, les choses ne se passent jamais comme cela. Tout semble arrangé pour que ces retrouvailles se fassent. Trop bien sans doute. C’est sans doute la raison pour laquelle Voltaire insiste sur le chassé-croisé des regards. La lenteur de l’équipage justifie la reconnaissance (« La voiture n’allait pas comme le char d’un petit-maître : le voyageur eut tout le temps… ». La comparaison («comme le char… ») tend vers la périphrase ou la litote pour faire comprendre qu’elle va lentement. Tant que Colin n’est pas reconnu par Jeannot, Voltaire recourt à la périphrase : « un jeune homme, le petit homme rebondi, le voyageur », ce qui nous place dans l’esprit de Jeannot qui attend un événement providentiel et l’obtient, justement parce que nous sommes dans un conte.

-Ces retrouvailles s’effectuent très rapidement et en trois temps côté Colin : Il le reconnaît, il le rejoint, il l’invite en toute familiarité. Quand il le reconnaît il ne peut réprimer un cri de surprise (Il « s’écria » avant de prononcer son ancien nom). Il le rejoint avec dynamisme et rapidité comme s’il était pressé de le tirer de là, et le texte passe au présent de narration plus vif (D’abord « La voiture s’arrête », métonymie, puis Il « ne fait qu’un saut et court embrasser… ». Enfin, il l’invite, sans manifester de rancune ni de vengeance, au style direct, et c’est lui qui donne des ordres : « Viens dans l’hôtellerie…, embrasse ma petite femme et allons dîner ensemble » avec un groupement lui aussi ternaire. On notera le côté familier et bien sûr pragmatique (« allons dîner » – Jeannot a faim).

-En trois temps aussi, un peu plus long côté Jeannot qui subit l’action : Il le reconnaît, il lui confie ses malheurs, il le suit et se laisse guider en toute confiance. Il le reconnaît (phrase simple : SV CPT : « Jeannot reconnut Colin », aussi mais pas dans les mêmes sentiments. Au lieu de ravissement et de gaieté, on a affaire à la « honte et les pleurs » ce qui montre à la fois le bon fond de Jeannot, son humilité naturelle et un début de reconnaissance de ses fautes. D’ailleurs Voltaire ajoute « confus et attendri » ou le gérondif « en sanglotant », preuve de la sensibilité retrouvée de Jeannot. Ce dernier donc, dans un second temps, confie ses malheurs (Jeannot « lui conta… une partie de son histoire » – on notera le procédé dit de discours sommaire, Voltaire ne va pas lui faire raconter ce que le lecteur sait déjà.). Puis il le suit, et se laisse guider par le couple (« Ils vont tous trois à pied suivis du bagage »). Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Mais que de travail et de peine d’un côté, de temps perdu et de désespoir de l’autre pour en arriver là. Vers ce dénouement heureux…

 

  1. II) Un dénouement heureux

 

  1. A) Une amitié reconstituée

– Générosité et fidélité de Colin : Dès la reconnaissance de Jeannot par son ami, on comprend que Colin a d’ores et déjà pardonné : « Tu m’as abandonné, dit Colin ; mais tu as beau être grand seigneur, je t’aimerai toujours », groupe ternaire dont la fin est basée sur une cadence mineure, la partie centrale étant l’obstacle à l’amitié (le statut de « grand seigneur »). Si l’on enlève cet obstacle, reste l’amour, la conjonction « mais » traduisant l’opposition à l’abandon et donc à la noblesse parvenue. C’est d’ailleurs ce que signifie la sentence énoncée au Pst de VG par Colin vers la fin du texte : « Toutes les grandeurs de ce monde ne valent pas un bon ami » avec une construction 8/8 qui montrent bien l’égalité des conditions, d’autant qu’un singulier (« un bon ami » vaut autant qu’un hyperbolique pluriel « toutes les grandeurs de ce monde »).

– Cette Amitié est pragmatique se fondant sur les biens matériels et les bienfaits : Contrairement à celle de Montaigne, l’amitié selon Voltaire s’appuie sur des bases pratiques. C’est ce que ne cesse d’illustrer le discours de Colin : « Nous aiderons notre ami Jeannot », avec promesse d’apprentissage : « Je t’apprendrai le métier », et surtout : « je te mettrai de part », ce qui montre que pour lui l’amitié passe au-dessus de l’intérêt financier personnel. C’est donc pour Voltaire, dans le besoin que l’on reconnaît ses amis. Et ceux-ci vous donnent les moyens concrets (« le métier ») de réparer vos erreurs et de reconsidérer votre existence.

– Cette Amitié est aussi communicative : Toute la fin du texte montre combien cet exemple sublime d’amitié pragmatique a frappé Jeannot, qui va faire de même envers les siens. Ainsi retrouve-t-il sa « bonté d’âme » et son « germe de bon naturel ». On le voit aux marques de sensibilité qui jalonnent le texte notamment au début du dernier paragraphe : « Jeannot, éperdu, … entre la douleur et la joie, la tendresse et la honte », avec chiasme et énumération de sentiments. Aussi va-t-il pardonner aux parents, pour qui tout va rentrer également dans l’ordre (« Colin… tira le père de prison… ses parents… reprirent leur première profession. »). Ainsi la fidélité en amitié de Colin a non seulement sorti Jeannot du malheur mais aussi ses parents qui en étaient responsables. Le pardon est général et la leçon bien reçue.

 

  1. B) Une atmosphère de dénouement

– Tout finit dans le bonheur : En effet, le mot « bonheur » est inclus et est même le thème de la sentence finale : « Le bonheur n’est pas dans la vanité », au présent de VG. Dans la phrase précédente, on nous précise que sa femme « le  rendit très heureux ». On peut donc parler d’happy end, d’autant que le passage commençait sur des termes extrêmement forts comme accablement, désespoir ou douleur. Dans la situation finale tout devient euphorique.

– On revient au point de départ (du conte), renforcé et amélioré (d’un point de vue social notamment). En effet, Colin donne à Jeannot un conseil que lui d’abord, sa famille ensuite, vont se charger de concrétiser : « Ne sois plus marquis » (impératif, on notera qu’il le tutoie malgré la différence de condition). Et comme Jeannot accepte la proposition de Colin et « retourna dans sa patrie avec ses parents », on peut dire qu’il renonce à demeurer marquis, le retour de ses parents à leur ancienne et « première profession » les ramenant à leur statut de roturier. On est donc bien revenu au point de départ du conte. Jeannot est en Auvergne auprès de Colin et travaille. Leur amitié est renforcée par l’expérience et la solidarité dans les coups durs.

– Constitution d’une famille d’amis : A partir du moment où Jeannot « épousa une sœur de Colin », on peut dire qu’ils font partie de la même famille, et comme il est mis « de part » dans l’entreprise de Colin, on peut dire que celle-ci s’appuie sur des bases familiales et amicales à la fois.

 

III) Les intentions didactiques de Voltaire

  1. A) En matière économique :

– Éloge de la prospérité, fût-elle rustique, comme gage d’un bonheur modéré : Voltaire insiste sur la grossièreté de l’habit de Colin, signe plutôt de discrétion que de manque de biens. De même tout « l’attirail » qui intrigue Jeannot et le tire de sa torpeur « immobile », n’est pas apprêté afin d’épater les badauds mais pour le côté pratique (« rideaux de cuir »), même s’il ne cherche pas à être nouveau (« à l’antique »). Du moins, témoigne-t-il d’une certaine prospérité puisqu’il est constitué de « quatre charrettes énormes toutes chargées ». Colin est bel et bien un homme prospère, la fourmi de La Fontaine. Cela ne s’est pas fait par miracle, comme pour Jeannot, soudainement devenu noble. Mais parce que Colin n’a pas chômé… L’attirail étonne d’ailleurs Jeannot qui interroge Colin à ce sujet et prouve ainsi qu’il peut devenir un pragmatique lui aussi (« Qu’est-ce donc que tout cet attirail ? Vous appartient-il ? ». Et Colin de répondre longuement (style direct).

– Éloge du travail, bien sûr : Dans Candide la morale était : le travail éloigne de nous trois maux : l’ennui, le vice et le besoin. Et aussi : il faut cultiver notre jardin. Voltaire a ainsi fait, vers la fin de sa vie, l’éloge du travail mais il a surtout toujours critiqué les nobles français pour leur oisiveté, leur reprochant de ne point travailler ni de faire fructifier leur argent. Colin le dit carrément en peu de mots : « Nous travaillons beaucoup » et juxtaposée en asyndète comme une conséquence naturelle « Dieu nous bénit », ce qui signifie que ce travail rapporte en conséquence.

-Esprit d’entreprise ou d’initiative (futur système bourgeois-capitaliste). Enfin, il ne s’agit pas seulement de travailler. Il faut que ce travail soit utile cad réponde à un besoin afin qu’il trouve ses clients. Colin le suggère quand, à propos de son mariage, il précise qu’il a épousé « la fille d’un riche négociant en ustensiles nécessaires aux grands et aux petits ». Donc des objets (chaudrons d’Issoire, vases de nuit, couverts…). C’est pourquoi Voltaire insiste sur le caractère concret de cette production, même si triviale, émanant d’une « bonne manufacture de fer étamé ». C’est l’ancêtre de l’usine, et de son industrie, mais à échelle plus humaine, en l’occurrence individuelle, conjugale puis familiale.

 

  1. B) L’aspect satirique : Typique de Voltaire et caractéristique de son œuvre.

– Critique de la vanité, notamment nobiliaire et du changement d’état. Elle est énoncée par Colin : « Nous n’avons point changé d’état, nous sommes heureux ». L’asyndète et la cadence mineure montrent bien la relation de cause à effet (demeurer ce que l’on est = bonheur), et la simplicité de la solution au problème du bonheur. S’y ajoute le lieu où l’on a été élevé, que l’on connaît le mieux donc et qui reste à la fois naturel et pratique : « le coin de terre où nous sommes nés » périphrase désignant l’Auvergne (Jeannot était parti pour Paris). Voltaire en vient même à penser que les milieux mondains tuent (« étouffent ») le bon naturel. Manifestement, il  a une dent contre la noblesse, qu’il a beaucoup fréquentée.

– Critique des fausses amitiés dans les milieux mondains. C’est Jeannot qui le constate lui-même : « Tous mes amis du bel air m’ont trahi ». Cela signifie que l’on ne peut faire confiance à personne dans ce milieu superficiel et mondain où les apparences sont trompeuses, et terribles si elles tournent en votre défaveur.

– C’est l’heure des bilans (morales ironiquement formulées) : Il y a plusieurs sentences qui sont énoncées tantôt par Colin « Toutes les grandeurs du monde… bon ami », tantôt par le narrateur « Le bonheur n’est pas dans la vanité », précédés d’un amusant polyptote sur les prénoms. Mais il en est d’autres implicites : il n’est jamais trop tard pour reconnaître ses erreurs, on peut tout pardonner à celui qu’on aime, l’apparence rustique peut cacher une âme noble (et inversement) et on l’a vu, il faut travailler utilement si les circonstances vous en donnent les moyens (un heureux mariage). Plus subtil : on peut toujours s’arranger avec des créanciers un peu malins… Cette fin de conte est donc très riche en instruction, mot qu’emploie d’ailleurs Jeannot, quand il s’exclame tout bas et tire une morale de son histoire.

 

Conclusion : vérification réponse à question posée

Votre avis sur ce type de relations : côté positif et négatif. Votre conception de l’amitié.

Comparaison avec d’autres contes de Voltaire ou de la pensée de son « ennemi » Rousseau.

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