ILLUSION COMIQUE, SCENE D’EXPO

Corneille, dramaturge qui amorce une période faste pour le théâtre en France (Molière, Racine…), et que l’on situe dans la période baroque (première moitié 17ème), caractérisée par le mouvement, l’excès ou la démesure, et l’artifice et l’illusion (auquel  va s’opposer le classicisme et son goût pour le naturel, l’imitation des anciens, la sobriété, le vraisemblables, les bienséances). Corneille est surtout connu pour ses tragédies (Le Cid, Horace, Cinna) mais il excelle aussi dans la comédie (Le menteur) et ici produit « un étrange monstre » fait d’un « prologue », de trois actes d’une « comédie imparfaite » et d’une fausse « tragédie finale » (dédicace de la pièce).

La scène d’expo est censée nous présenter la situation et effectivement, elle nous amorce au moins une intrigue en quelques tirades, d’un père et son ami présentant la personne qu’ils attendent : un mage cad un magicien.

Pbématique En quoi le spectateur peut-il se dire informé à la fin de cette scène ?

+ plan

 

  1. I) Attente d’un être exceptionnel: Alcandre

 

  1. A) Il est essentiellement question de lui dans cette scène :

 

Son nom est prononcé 3 fois v. 16, 42, 47, de la part des deux interlocuteurs, surtout de l’un d’eux Dorante, qui s’en prétend l’ami v.76 (« D’ailleurs il est ravi quand il peut m’obliger »). Il en connaît d’ailleurs les habitudes (« Et nous touchons à l’heure/où, pour se divertir il sort de sa demeure »). Mais bien sûr bon nombre de pronoms et déterminants prennent le relais de ce nom propre.

En fait, sur les 88 v que comporte la scène, presque 80 sont consacrés à l’attente,  et à la montée du suspense, jusqu’à l’arrivée d’Alcandre v.80, décrite du point de vue de Dorante, en hypotypose. On comprend dès lors qu’il s’agit d’un vieillard (v. 87) centenaire (« Qu’un peu d’os et de nerfs qu’ont décharné cent ans », avec inversion syntaxique). Cette attente va de pair avec l’impatience (« N’avancez pas », et surtout « Malgré l’empressement d’un curieux désir, avec diérèse, la virgule empêchant l’enjambement).

Enfin, il vit dans un lieu sauvage : « une grotte obscure », dont « la large bouche » (métaphore) n’est pas exempte de danger (« funestes bords, « mille morts », avec une hyperbole) pour les importuns (« Il perd qui l’importune »). D’où l’avertissement, en début de 2ème phrase, à l’impératif : « N’avancez pas ». On comprend que cet être est quelque peu farouche et solitaire (« Jaloux de son repos » antéposition). Une telle présentation ne laisse pas d’intriguer : aussi bien l’interlocuteur (Pridamant) que les spectateurs (Double énonciation).

 

  1. B) Et il ne manque pas de talents, d’après ce qui en est dit:

 

– Car le personnage n’est pas seulement présenté, par Dorante, il est aussi vanté : Dès le début on le présente comme « un grand mage » (adjectif mélioratif),  « dont l’art commande à la nature » cad possesseur d’un savoir, d’une science acquise, et qui paraît hors du commun (v.47) : « Ne traitez pas Alcandre en homme du commun » (nouvelle injonction). Au v. 82, Dorante reprend la même idée « ce visage (métonymie)… /dont le rare savoir tient la nature esclave » avec inversion syntaxique.  Peut-être son pouvoir peut-il passer  même pour  incroyable, ce que précise la première tirade : « son art au pied de ce Rocher (inversion syntaxique et majuscule)/A mis de quoi punir qui s’en ose approcher » (enjambement : pour signifier qu’on n’y peut rien).

C’est surtout dans la 2nde tirade que Dorante nous informe de ses dons : En gros il est capable de faire deux choses : « il lit dans les pensées » (v.57), « Et connaît l’avenir et les choses passées » (rythme régulier comme si c’était normal). Ce mage est donc avant tout extra-lucide. Il étonne par sa grande connaissance en matière de psychologie puisque « pour lui nos destins sont des livres ouverts » (métaphore). Et Dorante de donner un exemple empruntée à sa propre expérience (v.61 à 64).

-Enfin Dorante fait remarquer à son ami le contraste entre l’âge et l’énergie, exceptionnelle et qui tiennent du miracle (v.88) : « Son corps malgré son âge a les forces robustes/Le mouvement facile et les démarches justes ». On notera l’enjambement (on le voit marcher avec continuité) et le rythme ternaire. Il y aurait donc une contradiction entre l’âge et les capacités du vieillard, que seule la science du mage peut résoudre, ce qui est censé finir de persuader l’interlocuteur. Pour mieux ajouter au mystère, Dorante évoque des « ressorts inconnus » avant de conclure sur « les miracles » de son art.

Après avoir présenté ses pouvoirs physiques (dangers), mentaux (lire dans les pensées) et le personnage lui-même en chair et en os (si l’on peut dire), Dorante a bien accompli sa mission exposante.

 

 

  1. II) En fait la question qui se pose : Pourquoi a-t-on besoin de lui ? Pour quelle intrigue ?

 

  1. A) En fait, c’est un père, parti à la recherche désespérée de son filsqui a besoin du mage :

 

Il s’agit d’un père, puisqu’il ne parle que de son fils, à partir du v 21, suivi d’une périphrase en apposition terminée par une diérèse pertinente : « Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes ». Il évoque un peu plus bas l’amour « paternel ». (v.31). Dans sa tirade, il précise qu’il ne l’a pas vu depuis dix ans (Beaucoup de monosyllabes dans « Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux »), et peut-être pour toujours puisqu’il « a caché pour jamais sa présence à mes yeux, avec rythme régulier. Le doute ainsi s’est installé en lui.

– Le vocabulaire est celui du désespoir : « je manque d’espoir », « je pleurai sa fuite » (en antithèse avec le 1er hémistiche, « au désespoir de perdre tant de peine », + « tant de maux soufferts », « soulager mon ennui » « Le sort m’est trop cruel » etc. En fait, il se reproche son excès de sévérité : « des traitements trop rudes v.22, « Contre ses libertés je roidis ma puissance » (on voit bien l’opposition Fils-Père entre les deux hémistiches), « Je croyais le dompter à force de punir »… « Ma sévérité »… « D’une injuste rigueur… ». Aussi regrette-t-il (parallèle v.32 : « injuste rigueur/Juste repentir »). Il s’est lui-même dès lors placé dans une situation contradictoire (« Je l’outrageai présent et je pleurai sa fuite »). Aussi, reconnait-il sa faute  v.29 : « Mon âme vit l’erreur dont elle était séduite ». Tout cela sonne comme une tonalité pathétique.

-Enfin, il raconte ses recherches infructueuses qui l’ont amené jusqu’à ce mage, son dernier espoir, incertain encore. On peut les subdiviser en Début ou Décision (« Il l’a fallu chercher »), énumération des pays traversés à travers les métonymies des fleuves (Italie, Allemagne, Hollande, France, Espagne), constat d’échec (« Et ces longues erreurs ne m’en ont rien appris » (v.36). Ici aussi on voit bien le contraste entre longs et rien. Il envisage alors le pire : « Clore mes tristes jours d’une éternelle nuit », périphrase évoquant la mort, sans jamais avoir trouvé celui qu’il cherche (« sans aucun fruit »).

 

  1. B) Accompagné d’un ami de bon conseil

 

– Même si Dorante ne joue plus aucun rôle ensuite dans la pièce, on est bien obligé de tenir compte de son omniprésence verbale et de son identité dans la scène. Il parle tout le temps (« Vous m’en dites beaucoup »): pour présenter les lieux et son occupant, pour vanter ses mérites exceptionnels et pour annoncer sa venue. C’est un ami prévenant, et qui essaie de remonter le moral au père éprouvé : par ex : v.74 : « Quiconque le consulte en sort l’âme contente », « De pas un que je sache, il n’a déçu l’attente » (litote) et surtout « Espérez-mieux » au v.80.

– Il se vante quelque peu mais c’est sans doute aussi une tactique pour donner confiance à Pridamant. Par ex, aux v 77 et 78 : « Et j’ose me vanter qu’un peu de mes prières/Vous obtiendra de lui des faveurs singulières » avec un enjambement qui n’admet pas de contestation. Dorante est sincère, sûr de lui et sûr de son ami le mage qui résoudra les problèmes de son autre ami Pridamant. Autrement dit Dorante est un ami précieux et généreux. Au demeurant il avance une preuve qui l’a persuadé à lui aussi : « Mais sitôt qu’il me vit il me dit mon histoire »… On pense qu’il veut faire partager son bonheur à un père désespéré.

-Il en profite pour nous livrer quelques confidences qui nous permettent de nous faire une idée des mœurs de cette époque (début 17ème) : Nous sommes dans un milieu de nobles seigneurs (« Pour venir faire ici le noble de campagne » – il évoque la Touraine où il a un « château voisin ».). Et un milieu où la galanterie joue un grand rôle : « Des traits les plus cachés de toutes mes amours ». On reconnaît au passage la courtoise idéale et masculine chère à la préciosité (« Et que deux ans d’amour, par une heureuse fin/M’ont acquis Sylvérie ». Cela n’a l’air de rien mais donne le ton aux diverses intrigues galantes qui parsèment le poème : Clindor, le matamore, Adraste, le geolier puis Théagène avec Isabelle, Lise ou Rosine…

 

III) Y croire ou ne pas y croire

 

  1. A) Dans une ambiance de merveilleux

 

Toute la scène baigne dans le surnaturel : Il y est question d’un « mur invisible », plus loin « un rempart » qui serait fait pour « l’air » inaccessible, mur en métaphore, avec la large bouche de la grotte. Pas de césure à l’hémistiche du v.9 pour signifier que bouche et mur ne font qu’un. Preuve de son pouvoir : « son art au pied de ce rocher/A mis de quoi punir qui s’en ose approcher ». On est dans le merveilleux.

Ce surnaturel est associé à la Nuit « v.3) et à son « voile épais » (métaphore), mais aussi à la pénombre (« lieux sombres », « grotte obscure » et même « commerce des ombres » dont on se demande si on doit le prendre au propre ou au figuré : les morts. Plus loin, il sera question de « noires sciences » v41 cad des sciences occultes, que l’on associait plus ou moins au diable.

-Enfin, Pridamant, l’interlocuteur de Dorante, prétend avoir «consulté les Enfers », en dernière extrémité, ce qui est sans doute une métonymie hyperbolique pour dire d’autres magiciens. A savoir des êtres détenteurs de secrets qu’il ne fait pas bon révéler, à mauvais escient, au commun des mortels. Alcandre en serait possesseur : « Rien n’est secret pour lui dans tout cet univers ». On peut dès lors se demander si, par amitié, pour encourager son ami, Dorante n’exagère pas un peu.

 

  1. B) Tout en critiquant les imposteurs

 

– En effet, si Pridamant a consulté maintes fois (« J’ai vu les plus fameux », superlatif) les Enfers, auparavant (« déjà »), il en est revenu déçu : « L’enfer devient muet quand il me faut répondre » : on notera la personnification et la métonymie, laquelle entretient le mystère, le climat surnaturel. Il ajoute « Ou ne me répond rien qu’afin de me confondre » ce qui revient au même, la punition en plus. Il demeure donc sceptique sur les pouvoirs du mage dont il cite le nom, v.42. Et semble mettre en doute la parole de son ami :  v.42 « Dont vous dite qu’Alcandre a tant d’expérience » diérèse et absence de césure pour montrer qu’Alcandre et expérience ne font qu’un, selon Dorante en tout cas. Ce dernier sent bien cela, et y répond dans sa tirade suivante.

– En outre, avant de révéler les qualités de son ami magicien, Dorante  rejette toute une catégorie de charlatans qu’a dû consulter Pridamant. Usant d’une prétérition (« Je ne vous dirai point… », il dit bien ce qu’il a à dire et dénoncer. Il le fait en huit vers (v.49 à 56) où il énumère tout un tas de choses impossibles et qui donnent l’impression d’entendre par anticipation le personnage du matamore (qui incarne lui-même le théâtre. Faut-il en penser de même du magicien ?) . Le champ lexical est concret et le plus souvent naturel : tonnerre, mers, terre, air, tourbillons, rochers, nues, nuit, Soleils… Les quatre éléments sont sollicités et les verbes actifs qui vont avec, censés prouver un pouvoir imaginaire, que Dorante rejette (commande, enfler, trembler, transportent, descendre… ). On remarquera la longueur de la phrase en 7 vers, et sa brève conclusion qui résume son point de vue (« Vous n’avez pas besoin de miracles pareils » v.56. Corneille recourt bien sûr à l’énumération et on peut parler d’envolée lyrique, inspirée. En rappelant pareille action impossible à un être humain (et en y opposant la lucidité d’Alcandre), Dorante écarte les impostures (concession-opposition) et démystifie leurs procédés, sous-entendant que son magicien est d’une autre trempe, d’une autre valeur.

Malgré les qualités vantées par son ami Dorante, Pridamant demeure pourtant pessimiste, ainsi que le prouvent les trois vers qui suivent 66 à 68 : « Vous essayez en vain…/sans aucun fruit/Clore mes tristes jours d’une éternelle nuit », avec mise en parallèle et antithèse. Vouant persuader son ami et lui redonner courage, Dorante donne en effet l’impression d’en rajouter un peu. Ce qui met d’autant plus de suspense avant l’arrivée du mage. En tout cas l’intérêt est attisé et le spectateur a hâte d’en savoir davantage, de savoir à quoi s’en tenir sur c mage et sur l’aide qu’il peut apporter à Pridamant.

 

Conclusion : Reprise du plan et réponse définitive à la problématique.

Quelques pistes pour le lecteur : Qu’est devenu le fils de Pridamant. Que va lui dire le mage ? Et quel rapport avec le titre l’illusion comique ?

Ouverture : Rare pour nous de commencer une pièce avec un personnage aussi invraisemblable qu’un magicien mais très à la mode durant la période baroque où l’on mélange encore les genres et les registres. Avant le srègles aristotéliciennes du classicisme.

 

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