VOLTAIRE ROUSSEAU de Jean-François Prévand

La pièce de théâtre VOLTAIRE ROUSSEAU a été conçue et mise en scène par Jean-François Prévand, lequel, après des études au Conservatoire d’art dramatique, a commencé sa carrière dans les années 70 en montant des spectacles de Brecht, en écrivant des spectacles sur Molière et Shakespeare, et une adaptation du Montserrat d’Emmanuel Roblès avec Jean Reno. Il est connu pour sa conception du théâtre qui défend la culture (en tant qu’elle améliore l’homme et l’enrichit, ce qui au fond est la position de Voltaire) et recourt effectivement à celle-ci en empruntant aux biographies ou œuvres d’auteurs.

En 88, il met en scène Voltaire’s folies, nommé aux Molières (l’équivalent au théâtre des César ou Victoires de la musique). Voltaire Rousseau est représentée à partir du 23 mars 1991 au Théâtre La Bruyère. Elle ne fait intervenir que deux acteurs jouant les deux auteurs.  La rencontre improbable-imaginaire – entre les deux philosophes se joue dans le château que Voltaire possédait à Ferney (aujourd’hui Ferney-Voltaire), à la frontière franco-suisse. Le dialogue – n’oublions pas que le Dialogue est un genre important au 18ème siècle, notamment grâce à Diderot, directeur de L’Encyclopédie – , le dialogue de cette pièce donc, est essentiellement fabriqué à partir de citations exactes des textes de Voltaire et Rousseau, qu’il s’agisse de leurs œuvres les plus célèbres ou de leur correspondance. En fait Prévand mélange un peu toutes les époques mais en gros, nous serions vers 1765, époque où Rousseau, chassé de Suisse, lapidé, persécuté, s’est réfugié sur l’île St-Pierre, sur le lac de Bienne près de Neuchâtel, où il passe selon lui les plus beaux jours de sa vie à herboriser.

L’argument est le suivant : un pamphlet assassin, accusant à juste titre Rousseau d’avoir abandonné ses cinq enfants (alors qu’il est l’auteur de L’Emile ou l’éducation) a été publié fin 64. Prévand imagine que Rousseau fait son enquête et suppose que Voltaire est l’auteur du Sentiment des citoyens (ce dont on est sûr aujourd’hui mais qu’il ne pouvait savoir).

En fait les deux philosophes n’ont jamais été d’accord : Quand Rousseau envoie en 1755 son Discours sur l’origine de l’inégalité, à l’auteur du « Mondain » (« J’aime le luxe et même la mollesse », « O le bon temps que ce siècle de fer !» »Le superflu, chose très nécessaire »), celui-ci lui renvoie une lettre ironique ( « il me prend envie de marcher à quatre pattes… ») à laquelle Rousseau, vexé, répond avec gravité.  En 1756, Voltaire écrit le Poème sur le désastre de Lisbonne (cf. documents) où il attaque les philosophes optimistes (Leibniz, Pope, Wolf) qui proclament que « tout est bien ». Rousseau lui envoie une Lettre dite sur la Providence où il défend au contraire l’optimisme providentialiste « Le tout est bien. Tout est bien pour le tout… »). Voltaire ne répond pas mais on trouve dans Candide (1759), bien des allusions aux idées de Rousseau : d’une part au début du conte quand nous sont exposées les idées de Pangloss, dans la rade de Lisbonne que justement Rousseau lui cite en exemple à propos du tremblement de terre, plus loin quand il imagine des femmes amoureuses de singes ou quand il montre les « bons sauvages » prêts à manger du jésuite bouilli.

Toutefois c’est en 57 que, à la suite de l’article « Genève » de D’Alembert paru dans L’Encyclopédie, inspiré par Voltaire qui fait jouer des comédies chez lui, et qui déplore que les genevois interdisent le théâtre qui pousse au libertinage, que la querelle s’envenime. Rousseau écrit la célèbre Lettre à D’Alembert sur les spectacles, dans laquelle il attaque le théâtre qui, selon lui, ne rend pas la vertu aimable ni le vice odieux. La tragédie, trop au-dessus de la vie réelle des honnêtes gens, nous purge peut-être de nos passions mais elle ne nous amène pas à pratiquer la vertu dans la vie réelle.  Quant à la comédie, elle fait rire des pères, des maîtres, des maris, ou des honnêtes hommes (comme Alceste, Le Misanthrope, qui dénonce l’hypocrisie) au lieu de condamner les fils qui se moquent de leur père, les femmes de paysans qui trahissent leur mari, les nobles qui exploitent les bourgeois etc. Elle est donc immorale.  Voltaire en est fortement irrité d’autant que bien des genevois viennent assister à ses spectacles et qu’il est lui-même célèbre en tant qu’auteur de tragédies, où il critique l’ignorance, le despotisme, l’intolérance. Par ailleurs le texte de Rousseau tombe mal car les philosophes, Diderot ou D’Alembert sont au plus mal avec les autorités. Il a l’impression que Rousseau est un traître. Il faut noter que Prévand a tendance à préférer Voltaire qu’il semble excuser, insistant sans doute un peu trop sur les contradictions de Rousseau.

Lassé des attaques de Rousseau (que Voltaire n’épargne pas dans Son Dictionnaire philosophiques ni dans sa Lettre sur la nouvelle Héloïse (roman par lettres de Rousseau), Voltaire fait publier anonymement le Sentiment des citoyens, où il présente entre autres le champion de la vertu qu’est Rousseau comme un débauché atteint de la vérole, quasi-assassin de sa belle-mère (accusation fausse) et donc ayant abandonné ses enfants (ce qui est vrai). C’est à la suite de ce pamphlet anonyme que Rousseau, pour se justifier, écrira la première véritable œuvre autobiographique moderne : Les Confessions.

Pourtant, au-delà de leurs querelles les deux écrivains s’estimaient…

« Voltaire : un monde qui finit ; Rousseau : un monde qui commence ». a écrit Goethe, le plus grand écrivain allemand.  Evidemment ces deux mondes ne pouvaient que s’opposer.

L’extrait choisi se trouve pratiquement au début. Rousseau (un peu caricaturé par Prévand) est entré dans le cabinet de travail de Voltaire un bouquet de fleurs des champs à la main, dont Voltaire ne sait pas trop que faire (effet comique). Avant de préciser l’objet exact de sa visite (la publication du pamphlet anonyme) Rousseau remercie pour l’envoi des deux longs poèmes de Voltaire qui lui sont parvenus. Comme on le voit Prévand mêle un peu les épisodes de la vie des deux auteurs puisque ces poèmes sont sortis en 1755 et le Sentiment des citoyens dix ans plus tard. Pour lui l’essentiel n’est pas le respect de la chronologie mais l’affrontement des idées. Toujours est-il que Rousseau dit franchement ce qu’il pense à Voltaire sans y mettre les formes puisqu’il est censé être le plus naturel, le moins mondain, le moins hypocrite possible.

Ce sont en tout cas ces idées, et la façon de les exprimer, qui nous intéressent dans cet extrait.

Les idées de Rousseau s’expriment dans une tirade assez longue puis une plus courte. Elles sont essentiellement empruntées à la lettre sur la Providence ainsi qu’une comparaison pourrait nous le prouver. Il est d’ailleurs fait explicitement référence au Poème sur le désastre de Lisbonne que Voltaire a écrit sous le coup de l’émotion, de la révolte, pour dénoncer l’optimisme qui accepte tout : Voltaire y écrivait : « Un jour tout sera bien, voilà notre espérance/Tout est bien aujourd’hui voilà l’illusion » ou « Philosophes trompés qui criez Tout est bien !/Accourez, contemplez ces ruines affreuses/ Ces débris, ces lambeaux… ».

Rousseau, qui prend le parti des optimistes, réfute la thèse de Voltaire qui leur est opposée et qui, notons-le, s’exprime dans un « poème » et non dans un long traité, plus mûrement réfléchi de philosophie. C’est un peu comme s’il lui disait donc : vous écrivez bien mais de manière superficielle et donc vous dites des sottises ou raisonnez mal. D’où le long chapelet des précautions oratoires, préliminaires, plutôt élogieuses, que l’on pourrait qualifier de concessives avant l’opposition : « J’ai trouvé à la fois le plaisir et l’instruction. J’ai reconnu la main du maître ». Seulement il ajoute aussitôt une prétérition et un euphémisme : « Je ne vous dirai pas que tout m’en paraisse également bon » (on notera l’usage du verbe modalisateur : « paraisse »).

En fait, passé les précautions oratoires, on peut décomposer le discours de Rousseau en trois temps : au début il attaque les idées de Voltaire sur le plan théorique (de « Tous mes griefs » à « que m’incliner » ; ensuite vers la fin sa première tirade, à partir de « Pourtant »  il en vient à son intime conviction sur l’existence de Dieu (je sens que DIEU existe »). Enfin dans la deuxième tirade, plus courte, il se livre à une sorte d’opposition ad hominem entre les deux positions opposées : la sienne et celle de Voltaire : « … étrange opposition… Vous JOUISSEZ et moi J’ESPERE… »).

                                                                         

COMMENTAIRE

 

Introd : Jean-François Prévand, dramaturge contemporain.

Écrit une pièce sur une rencontre imaginaire entre Voltaire et Rousseau à propos de la parution d’un pamphlet contre Rousseau. Ce dernier vient rendre visite à Voltaire dans son château et lui dit qu’il fait une enquête pour savoir qui est le véritable auteur (en fait Voltaire). JFP se sert de vraies citations des auteurs.

Nous sommes au tout début de la pièce, ce sont donc les premiers mots prononcés par les deux philosophes.

problématique et plan :

  1. A) Commençons par la première : l’attaque sur le Poème sur le désastre de Lisbonne, certes enveloppée de compliments (« mon admiration » ; « devant tant de brillance je ne puis que m’incliner ».)

– Rousseau est censé exprimer un point de vue, franc et honnête. Aussi se présente-t-il comme un admirateur lucide : « Mais c’est pour rendre mon admiration plus digne que je m’efforce de n’y point tout admirer » (polyptote). En d’autres termes, si l’ensemble de l’œuvre de Voltaire lui paraît admirable (R parle de « brillance », cad de l’art de persuader de Voltaire), certains points sont toutefois critiquables ce qui va lui permettre justement de la critiquer sur le fond. Ainsi parle-t-il à propos de Poème SLDDL de « griefs » cad de reproches avant de se lancer dans une réfutation de Rousseau qui revient à défendre les optimistes et donc à discréditer, à disqualifier l’antithèse (contre l’optimisme) de Voltaire.

-D’abord Rousseau reformule, en la résumant, la thèse de Voltaire : il commence par une subordonnée causale (« Parce que »)  rappelant l’argument principal de Voltaire « un tremblement de terre a détruit quelques palais et tué quelques milliers de personnes », et la conséquence qu’il en tire : « vous en concluez que la Providence est méchante ou stupide ». En effet, Voltaire dans son Poème explique qu’une Providence ne peut vouloir un telle catastrophe (« Philosophes…/Direz-vous : C’est l’effet des éternelles lois/Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix ? »), ce qui revient à dire qu’elle se désintéresse des affaires des hommes ou alors il faudrait la supposer capable de commettre des mauvaises actions. Dans sa Lettre sur la Providence, Rousseau, avec subtilité, expliquera à Voltaire que, si Dieu existe, il est forcément bon et sait donc ce qu’il fait, qu’il a prévu sans doute de toute éternité.  Mettre en doute ses qualités, le prétendre mauvais c’est supposer qu’il a des défauts donc qu’il n’est pas parfait donc qu’il n’existe pas puisque Dieu est forcément parfait : (« Si Dieu existe, il est parfait ; s’il est parfait, il est sage, puissant et juste ; s’il est sage et puissant, tout est bien… ». Le Poème de Voltaire donne l’impression qu’il remet en cause la bonté divine, et donc son existence. C’est ce que Prévand fait dire ici à Rousseau quand il ajoute « et que peut-être Dieu n’existe pas ».

– Ensuite, accuser Dieu des misères des hommes c’est le faire dépendre de nous, ce que Prévand fait dire aussi ici à Rousseau : « Vous disputez donc sur l’existence de Dieu en partant de nos peines. Vous faites dépendre Dieu de nous. ».  La position de Rousseau est en effet inverse : si Dieu est parfait il a créé un monde qui contient peut-être des imperfections à nos yeux, parce que nous le voyons de trop près, mais aux yeux de Dieu il est globalement parfait (comme un tableau vu à distance). Les imperfections s’expliquent par le dessein de Dieu, que nous ne sommes pas capables de comprendre. Le monde a été conçu une fois pour toutes, et Dieu n’a pas à changer continuellement son organisation pour nous faire plaisir. Pour Rousseau, c’est aux hommes à ne pas s’agglutiner dans des villes insalubres et à risque, s’ils veulent éviter de telles catastrophes qui se justifient dans le cadre du dessein divin. La nature, créée par Dieu, sait ce qu’elle fait et elle seule sait ce qui est bon pour la marche globale du monde.

En fait Rousseau dénonce l’incapacité de Voltaire à raisonner pertinemment en termes de métaphysique (questions abstraites, philosophiques du style : D’où venons-nous ? Qui nous a créés, Pourquoi ? etc.). Voltaire, lui, pense que seul le résultat concret compte et que parler de ce qui est impossible à prouver ne sert à rien. Seulement il a commis l’imprudence de s’attaquer à des métaphysiciens, optimistes, comme Leibniz et il a cherché en quelque sorte le bâton pour se faire battre.

Rousseau ne se prive pas d’ailleurs de lui montrer la fausseté de son raisonnement (partir de l’intérêt des hommes pour accuser Dieu). Il le fait en recourant à deux exemples : l’un judiciaire, l’autre en philosophie : Mis en parallèle : « En justice cela s’appelle inverser la charge de la preuve, en philosophie un raisonnement hasardeux »). (Asyndète entre les deux phrases). C’est comme s’il lui disait qu’il pense à l’envers (« inverser la charge ») ou à tort et à travers  (« hasardeux », mot péjoratif).

  1. B) Réactions de Voltaire

Voltaire, d’une part ne s’attendait pas à cette attaque, d’autre part il déteste les raisonnements abstraits.  il change de conversation et, aux fleurs des champs apportées par Rousseau, rend la pareille en offrant du « café », produit de luxe (que lui reproche Rousseau), rapporté grâce à l’esclavage, la colonisation etc. car Voltaire aussi a ses contradictions : « Vous prendrez bien une tasse de café ? … pour vos aimables fleurs» : rappelons qu’il s’agit de chardons… Donc une plante qui pique et fait mal…

La fin de sa tirade, reprend le thème de Dieu, avec distance et humour, alors que Rousseau a évoqué le problème avec gravité : faisant intervenir deux bonnes sœurs, baptisées comiquement « Sœur fessue » et « Sœurs confite » (de graisse on suppose, mais Voltaire joue aussi sur le mot Confiteor : je confesse). Sous prétexte de faire parler Rousseau sur les vraies raisons de sa visite (il doit s’en douter un peu : « Mais vous n’avez tout de même pas fait tout ce chemin pour me parler du bon Dieu… »), il se moque quelque peu de lui et montre ses distances avec les préoccupations de son ennemi.

  1. II) La Providence :

Rousseau, comme dans sa fameuse lettre, attaque en fait surtout sur la Providence et ses interventions dans les affaires des hommes :

  1. A) Rousseau et la providence :

 

– Rousseau suggère que les deux conceptions opposées sont liées aux manières de vivre des deux auteurs et que la sienne, justifiée, donne du sens à sa vie misérable  (car quel sens aurait une vie de souffrance si elle n’était pas justifiée par les desseins, qui nous échappent, de la Providence ?). C’est un raisonnement ad hominem qu’il s’applique à lui-même mais aussi à Voltaire. Il s’agit en fait de sa conclusion de la lettre sur la Providence : sa démonstration consiste à opposer donc les deux styles de vie : Voltaire est ainsi associé à des termes (noms ou adj) positifs comme « gloire », « abondance » et « libre », toutes les raisons pour être heureux donc.  Rousseau, au contraire, s’estime « obscur », « pauvre » « tourmenté d’un mal sans remède » (groupe ternaire d’adjectif ou participe) : Toutes les raisons d’être malheureux donc. Or,  sans prononcer le mot paradoxe, Rousseau veut évidemment l’insinuer et le soumettre à la réflexion de Voltaire : C’est ce dernier, en effet, qui trouve que « tout va mal sur terre » (ce qui signifie que Voltaire est pessimiste), alors que Rousseau trouve que « tout est bien ». (optimisme, en antithèse totale avec V).

-Cette opposition est résumée par le choc des deux termes : « Vous JOUISSEZ et moi J’ESPERE ». Seulement Rousseau ajoute « et l’ESPERANCE adoucit tout » ce qui déséquilibre la phrase et montre de quel côté penche la balance. Pour lui, l’optimisme est la philosophie des faibles, le pessimisme celle des nantis (riches) « rassasiés » de tout (métaphore alimentaire). Or, comme il fait partie des faibles, il ne peut qu’espérer et donc faire confiance en la Providence, seule habilitée à bien faire les choses, et ne pouvant que les faire bien si l’on admet – et il l’admet – qu’elle existe.

– Il termine de manière exaltée, en affirmant sa foi en une « Providence bienfaisante » et en rejetant les raisonnements faux ou viciés (« Toutes les subtilités de la métaphysique » ), ce qui s’oppose donc au Poème de Voltaire, et surtout par une suite de verbes à cadence égale (123, 123, 123,123, groupe quaternaire) il persiste et signe et affiche une conviction inébranlable (« Je la sens, je la crois, je la veux, je l’espère… : on notera les asyndètes) avant de conclure sur une affirmation déterminée : « Je  défendrai cette Espérance jusqu’à mon dernier soupir ». On notera la majuscule sur l’Espérance, une des trois vertus théologales (avec la foi et la charité), qui l’anoblit.

N.B. : Le thème est donc la Providence (intervention du divin dans les affaires humaines) accusée par Voltaire (qui se prétend pourtant déiste) horrifié par les catastrophes que la philosophie optimiste justifie. La thèse de Rousseau est : accuser la Providence c’est la nier, mais l’homme peut-il juger ce qu’il ne comprend pas ? Ses arguments s’appuient sur la métaphysique d’une part (où Voltaire est peu à l’aise) et sur la mise en valeur du  sentiment naturel. Mais il fait tout pour suggérer que la différence de conception ou de conviction philosophique est liée à la différence de condition, ce qui est le leitmotiv (refrain) de toute sa philosophie : L’homme à l’état de nature connaissait le bonheur (le paradis terrestre), la vie en société l’a rendu malheureux (elle lui a  fait connaître la honte, l’aliénation, la soumission, le besoin, l’orgueil etc.).

A ceci il faut ajouter l’image que Rousseau donne plus ou moins consciemment de lui. La façon dont les autres le regardent est importante pour lui qui se sent, parfois à raison, victime d’un complot visant à l’empêcher de répandre ses idées. Ainsi, une didascalie initiale précise qu’il s’adresse à Voltaire avec « une extrême politesse forcée ».  En effet, Rousseau est peu sociable, d’humeur mélancolique et il déteste l’hypocrisie mais il sait le respect qu’il doit à son aîné, très célèbre et dont il ne sous-estime pas le talent. En tout cas le naturel chez lui prend  le dessus, ce dont Prévand abuse quelque peu en le faisant passer pour un personnage aux manières un peu fruste (le mouchoir douteux, la bruyante quinte de toux). Vers la fin de l’extrait R ne manque pas de souligner du regard que Voltaire vit dans le luxe. Il s’emporte pour soutenir la cause providentialiste. Il est donc absolu dans ses idées, un peu sectaire. Le côté un peu goujat du personnage, face à l’homme le plus célèbre et adulé de son temps, crée un effet comique à ses dépens (ce que lui-même eût dénoncé).

  1. B) Réactions de Voltaire

– La courte réplique, exclamative, de Voltaire entre les deux tirades de R, montre qu’il n’a pas l’intention de rentrer dans les subtilités métaphysiques du raisonnement de Rousseau, dans lesquelles il est mal à l’aise, préférant s’appuyer sur son arme favorite : la raillerie, ici exprimée crûment : « Tout ce que je puis dire, c’est qu’avec ce tremblement de terre et ses milliers de morts, la Providence en a pris dans le cul ! » (rythme ternaire). Il veut dire par là que les thèses providentialistes qui justifient tout par la meilleure fin conçue par Dieu, s’est quelque peu décrédibilisée. Comment tolérer, en effet, ces milliers de morts dont la plupart, innocents, ne méritaient pas un tel châtiment (pas plus que les victimes du déluge ou de Sodome et Gomorrhe…). En même temps, et malgré les efforts de Prévand, on voit bien la faiblesse argumentative de Voltaire, brillant dans l’art de séduire et persuader, notamment par l’humour ou l’ironie mais moins à l’aise dès qu’il s’agit de convaincre (ici une certaine vulgarité).

– Par ailleurs, il met un point final au thème de la Providence avec l’exemple du moineau mort dont le bon Dieu n’aurait « rien à foutre !», c’est-à-dire que pour lui, s’il existe bien un Dieu comme principe original de l’existence du monde, il n’intervient pas dans les affaires des hommes (cf. l’apologue sur sa Hautesse, du derviche, à la fin de Candide). C’est évidemment ce qui le sépare de Rousseau, lequel vient d’évoquer précisément la « Providence bienfaisante ». Sur ce plan-là donc les deux philosophes semblent mal partis pour s’entendre.

– Prévand lui prête une certaine vulgarité qui vise hypocritement à créer une complicité avec son interlocuteur (alors que celui-ci n’a pas d’humour). C’est l’incise – lequel, entre nous, n’en a certainement rien à foutre ! », énoncée avec ironie. C’est dire combien les deux philosophes ne sont pas sur la même longueur d’onde. L’un demeurant dans l’abstrait et les vérités éternelles, l’autre dans le concret et dans le plaisir poli (café). Il est amusant aussi d’imaginer Voltaire, pas très catholique, discuter avec deux bonnes sœurs. L’anecdote sûrement a été inventée pour les besoins de sa réponse.

III) Sur l’intime conviction :

  1. A) Dans un deuxième temps Rousseau exprime sa conviction profonde : Le sentiment

– En fait, il quitte le terrain de la métaphysique (théorique), et avance un argument fondé sur son sentiment. C’est en ce sens que l’on peut dire que Voltaire est d’un monde et Rousseau d’un autre : Voltaire s’appuie en effet sur l’intemporalité de la Raison comme moyen d’accéder à la vérité (alors que Rousseau lui montre qu’il raisonne mal : « Est-ce bien raisonnable ? ») tandis que Rousseau réclame un peu plus de confiance dans les réactions naturelles des hommes : les sentiments.

– Il l’exprime bien d’une part dans son affirmation « JE SENS que Dieu existe» en appuyant sur le verbe sentir, ce qui renvoie à sa conception d’une religion naturelle qu’il exprime dans L’Emile (Confession de foi du vicaire savoyard), et qui lui ont valu des poursuites de corps et des persécutions.

– Et surtout, en fin de tirade, quand il pose une question orientée à Voltaire : « qui s’abuse de mon SENTIMENT ou de votre RAISON ? » (on notera l’alternative proposée), dont la réponse est pour lui évidente puisqu’il vient de montrer les erreurs de Voltaire en matière de raisonnement. Il fait de même un jeu de mots en antithèse en opposant, toujours en appuyant sur les verbes, EPROUVER et PROUVER : « opposition entre ce que vous PROUVEZ et ce que J’EPROUVE… ». En prenant la cause de Dieu (c’est la Théodicée), Rousseau veut montrer que le monde est bien fait et que toute chose, même toute peine y a sa place. Nier ce fait serait accuser Dieu et donc le nier comme tel, accusation très grave à l’époque (Diderot est en prison pour avoir fait dire à ses personnages des choses dans ce genre).

  1. B) Le réactions de Voltaire

 

– Voltaire, habituellement si prolixe, s’exprime beaucoup moins dans cet extrait ce qui peut s’expliquer par la surprise. En effet, passé les remerciements préliminaires (cf. texte) et marques excessives d’admiration, Rousseau s’est lancé tout de suite dans une attaque en règle, ce qui déroge aux lois élémentaires de la civilité (politesse) envers un hôte. On voit cette surprise quand la didascalie précise « Voltaire reste un bref instant interdit…».

– Toutefois, « Il fait signe de continuer » : En effet, le jugement que l’on peut porter sur lui ne peut manquer de l’intéresser, même s ‘il émane d’un original, aux idées singulières et controversées comme Rousseau (plus jeune d’une vingtaine d’années car il s’est mis à publier sur le tard). Toujours est-il que, plus courtois que son interlocuteur, il le laisse parler et une autre didascalie précise qu’il lui « fait signe de poursuivre ». On a donc deux attitudes différentes mais il ne faut pas oublier que Rousseau est censé avoir cheminé longtemps, donc a dû méditer son discours, et a grande hâte de donner son avis à ce sujet, d’autant qu’il lui tient à cœur. Disons qu’il est maladroit, ce qui s’explique par son côté authentique, sincère, brut.

– L’apostrophe « Ce cher ange », est trop polie pour être honnête, de même que les remerciements exagérés pour les aimables fleurs sont ironiques, et le zèle à nettoyer la table un moyen gestuel de se débarrasser des idées de Rousseau.

 

On notera pour finir la volonté de Prévand de ne pas trop ennuyer le spectateur en interrompant le discours, normalement suivi, de Rousseau de didascalies, jeux de scènes et même silence.

Vous pouvez compléter cet exposé en ajoutant les jeux de scène relevés durant le visionnage de la pièce de Prévand en cours (afin de rééquilibrer les deux parties au besoin (mimiques, comportement, débit de paroles et vêtements…).

Conclusion : Un extrait intéressant donc parce qu’il montre à la fois deux caractères et deux points de vue irréconciliables. Deux manières de surcroît d’aborder un sujet : l’un avec gravité et implication personnelle, l’autre avec humour et détachement, la vulgarité n’étant qu’une coquetterie de riche. Et puis bien sûr des idées opposées.

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