La nuit de Valognes : Acte 3 Scène 4

Eric-Emmanuel Schmitt est né à Lyon en 1960. Il a été professeur de philosophie avant de devenir dramaturge. La nuit de Valognes, sa première œuvre théâtrale, peut être considérée comme un exercice de style, une réécriture, un pastiche de Molière. Elle a été jouée à Paris en 1991. Il est également l’auteur d’une traduction du Don Giovanni de Mozart et Da Ponte, et d’un essai sur Diderot ou la philosophie de la séduction (rappelons que ce grand philosophe est un spécialiste du dialogue comme genre argumentatif, et qu’il a écrit à propos de son refus de s’enfermer dans un système : mes pensées ce sont mes catins).

Schmitt transpose le mythe justement à l’époque de Diderot, le 18 ème siècle, où le libertinage des moeurs est encore plus prononcé qu’au 17ème :  Les liaisons dangereuses de Laclos, les œuvres de Sade, Restif de la Bretonne, Crébillon, les Mémoires de Casanova, Les bijoux indiscrets, La Religieuse, de Diderot lui-même, Manon Lescaut etc.+ Mozart). Par ailleurs le 18ème tend vers le matérialisme athée justement avec Diderot (Rêve de d’Alembert) pour qui la vie est perpétuel mouvement, comme Don Juan.

Schmitt a réduit la pièce à trois actes. Il n’a conservé comme personnage que le seul Sganarelle.

Acte 1 : Quatre femmes (comtesse de la Roche-Piquet, la romancière Melle de la Tringle, La Religieuse Hortense, la bourgeoise parvenue Madame Cassin), anciennes conquêtes de Don Juan, comprennent petit à petit pourquoi on les a réunies dans un château de Normandie, sur l’invitation de la duchesse de Vaubricourt : elles doivent faire son procès. Il a en effet séduit et abandonné Angélique, la fille de la duchesse. Don Juan risque la prison s’il n’épouse pas Angélique mais contre toute attente et après avoir défendu sa manière de vivre, il accepte, dès qu’il entend le nom de celle qu’il doit épouser.

Acte II : Sganarelle se lance dans un long dialogue durant lequel il accuse son maître de ne plus être depuis quelques mois le Don Juan qu’il a connu. Angélique également vient lui exposer sa conception de l’amour qui n’est pas, selon elle, une simple question de mariage. Elle se croit aimée car Don Juan lui donne le date de la première fois où il a éprouvé de l’amour. La duchesse, qui a tout entendu, considère qu’il faut changer le contenu du procès : Don Juan a trahi Don Juan. Pourquoi ?

Acte III : Le procès commence devant un Don Juan épuisé. Sganarelle est son avocat. La scène 4 répond à la question qu’on lui a posée : Que s’est-il passé il y a cinq mois et vingt-huit jours ?

La scène répond à cette question même s’il faudra plusieurs scènes encore pour qu’on comprenne quel est le véritable amour rencontré par Don Juan ce jour-là (une sorte d’autre soi-même, comme dans le poème de Musset et qui a fini par se suicider en se jetant sur l’épée de Don Juan, lequel avait déshonoré sa sœur). Il serait donc question d’homosexualité refoulée, de narcissisme et d’amitié un peu trop particulière pour le frère d’Angélique.

Que peut-on relever d’original dans cette relecture de la pièce de Molière ?

 

  1. I) La réécriture de l’épisode du commandeur :

 

  1. A) L’intertextualité moliéresque:

 

Quel épisode ? On reconnaît bien évidemment la scène dans laquelle Don Juan et Sganarelle visitent le mausolée du commandeur à la fin de l’acte 3 chez Molière. Le thème de la statue est donc omniprésent dans la première partie de la scène : en haut de la page 92 les bégaiements effrayés de S et la répétition des déictiques (« Là… Là… La statue ») rappellent ceux du même chez Molière (« La statue… Je vous dis la statue…). Le thème se retrouve sous forme pronominale  (« S : Ne la touchez pas, il ne faut pas », réplique sous forme d’avertissement qui rappelle au spectateur que chez Molière c’est en la touchant que DJ est mort avant d’être entraîné en enfer ; « elle me tend la main ». « Elle va vous brûler » rappelle évidemment le « brasier ardent » chez Molière, annoncé d’ailleurs par l’allusion à la vengeance dans S2), ce qui prouve son importance dans ce passage qui recourt aux stichomythies.

Don Juan n’y croit pas une seconde, comme chez Molière : Mais DJ coupe court aux craintes de S : « Tu vois elle parle. C’est une statue sympathique. ». Il s’énerve, comme chez Molière : Même interjection dans la réplique de Don Juan (« Eh bien ! Quoi la statue») que chez Molière (« Eh bien ! Que veux tu dire, traître ?).  Le terme est repris dans la phrase ironique de Don Juan (« Je suis content d’apprendre qu’une statue peut se mouvoir… », preuve qu’il n’est pas effrayé, ni sensible au thème du surnaturel. Pour lui il y forcément une explication naturelle ce qui sera d’ailleurs le cas. Schmitt se souvient sans doute qu’au début de l’Entretien entre d’Alembert et Diderot, ce dernier explique au savant comment on peut passer de la sensibilité inerte à la sensibilité active et donc de la statue à un corps comestible

Il est facile de distinguer dans ce passage l’opposition entre la frayeur de S (S1, 2, 3 etc.) et le calme de Dom Juan qui se lance dans des explications sur la croyance religieuse J3 (sur la relativité des visions christiques), tient des propos scientifiques sur le mouvement des statues (J5) et commente l’action (fin J5 : « elle tend la main. » Bref on a évidemment affaire à une vision tout à fait nouvelle de l’épisode : de la statue du commandeur.

L’intention est manifestement parodique.

 

  1. B) La parodie, facteur de distanciation :

 

Une statue faite homme : Chez Molière la statue était censée venir châtier Don Juan qui avait trop souvent bafoué le ciel. Elle introduisait du fantastique, auquel l’esprit fort, le libertin, semblait avoir tort de ne pas croire puisqu’elle finit par avoir raison de lui. C’est bien que, dans l’esprit de Molière et de la plupart des spectateurs de l’époque, elle relevait du miracle. Mais pour parvenir à le suggérer il a fallu à Molière inventer des moyens de la faire bouger (ce qui évidemment plaisait au public) à force de machineries. Chez Schmitt, une proposition beaucoup plus simple nous est proposée : si la statue bouge, un enfant ou un simple d’esprit le devinerait, c’est que « c’est un homme ». C’est Sganarelle, en haut de la page 93, qui aboutit lui-même à cette conclusion. –Celui-ci en effet tire de sa petite réflexion, de son petit bon sens habituel, une vérité générale : « une statue qui bouge et qui parle, ce n’est pas une statue » selon le syllogisme indirect (réduit à deux composantes, que l’on appelle aussi enthymème) : une statue ne bouge pas. Or celle-ci bouge, donc… Schmitt, qui se souvient de l’athéisme au XVIIIème, a fortiori au XXème, utilise un procédé qui a à voir avec la distanciation brechtienne et qui vise à démystifier l’épisode de la statue qui parle et dit oui. Il y a une explication rationnelle à tout.

Humour et donc recul pris par Dom Juan : Mais s’il faut un certain temps à S pour l’admettre DJ, plus matérialiste, n’a aucun mal à le comprendre et à l’exprimer notamment dans DJ5 où il énumère humoristiquement les inconvénients de l’immobilité : difficultés à « se moucher, se gratter, déplacer une couille… ». Énumération de verbes d’action à l’infinitif à valeur générale..

Aveux du jeune homme, sur ce surnaturel factice. Le jeune homme avoue d’ailleurs dès JH 2 ne pas avoir voulu « passer pour une créature surnaturelle… » ce qui montre bien que cette option s’est complètement dégradée au cours des siècles et que le recours au surnaturel divin n’est plus acceptable (ni au 18 ni au XXème) pour expliquer certains phénomènes. Schmitt participe donc à la décadence du mythe. Le héros de Molière perd son côté démoniaque, révolté, luciférien. Le terme «d’apparition », utilisé par Sganarelle est inapproprié et donc disqualifié. L’option surnaturelle d’origine religieuse est bannie. La parodie aboutit à la distanciation c’est-à-dire à l’essor de l’esprit critique.

 

  1. II) Les facteurs d’amusement

 

  1. A) L’automate :

 

Pourquoi cette référence ? Parce que l’automate est très à la mode au 18ème siècle. Le thème de l’homme machine qu est supposé par Descartes au 17ème, comme tout ce qui est mécanique séduit et sollicite les imaginations (on en trouve des traces dans Frankenstein et surtout dans l’œuvre d’Hoffmann au tout début du 19ème, ). C’est sans doute pourquoi Schmitt y fait référence à travers les propos du  JH haut de la page 93. 

L’homme-tomate. Comme le mot ressemble à « tomate » Schmitt se permet un subtil calembour qu’il prête à S (« Connais pas ce légume… »). Et le jeune homme de se lancer alors dans des explications qui semblent droit sorties de la grande œuvre du XVIIIème siècle : L’encyclopédie (de Diderot justement, et D’Alembert). On notera le circuit explicatif utilisé par le JH : définition générale (« apparence d’homme »), l’énumération négative des organes (« il n’y a ni cœur ni sang…), l’énumération positive et technique (« roues, boulons, poulies), le mode de fonctionnement avec la personnification (Ca ne mange que de l’huile). La particularité distinctive de l’être humain (ça ne pense à rien). La conclusion (C’est entièrement mécanique).

Qui peut expliquer les mouvements du prétendu commandeur mort : En montrant une fois encore les effets concrets de l’ingéniosité humaine, Schmitt disqualifie le divin. Le Don Juan de Molière avait partiellement raison : si la statue a bougé, si le spectre est apparu, il doit y avoir une explication qu’il n’a pas encore trouvée mais qu’on finira bien par découvrir. Au fond ce thème rejoint celui du théâtre dans le théâtre. Tout n’y est qu’illusion : imiter le miracle au théâtre c’est prouver qu’on peut le fabriquer aussi ailleurs qu’au théâtre, thèse matérialiste bien dans l’esprit du 18ème.  D’ailleurs Don Juan ne manque pas de souligner la crédulité de S (« il vous prenait pour un envoyé de Dieu… maintenant messager du diable (notez l’antithèse déjà utilisée ironiquement P 91 : « Et qu’as-tu vu cette fois-ci, Dieu ou Diable ? »… « La théologie lui a gâté la tête… »).

(Au 18ème siècle – considéré comme l’âge d’or des automates – le célèbre canard de Jacques de Vaucanson, qui pouvait boire, se nourrir, caqueter, s’ébrouer dans l’eau, digérer sa nourriture et même…déféquer, a ébloui par sa complexité les spectateurs de l’époque. A la même période, les horlogers Jaquet-Droz inventèrent une musicienne, un écrivain et un dessinateur réalisant vraiment les mouvements correspondant à la pratique de leur art.)

 

  1. B) Par ailleurs, le passage est comique:

 

Comique de situation : Cela est dû bien sûr à la frayeur de Sganarelle, que l’on avait déjà chez Molière. La poltronnerie a toujours été une source de comique, et ce sont toujours les valets qui la supportent.

Comique de caractère : Sganarelle n’aime pas que l’on se moque de lui. D’où son mouvement de mauvaise humeur, signalé dans une didascalie : il serait  « bougon », quand il se rend compte qu’il s’est fait berner.

Comique de mots : Le calembour sur « tomate » certes mais surtout le jugement paradoxal, de DJ sur Set qui sonne comme un paradoxe ironique avec un jeu d’antithèses :  « il était moins sot avant de se mêler d’être intelligent »,

 

III)  La mise en abyme  et le sens de ce flash-back

 

  1. A) la mise en abyme

 

La scène 3 nous présente Sganarelle en train de raconter la fameuse nuit de Valognes… La scène 4, recourt au flash-back (ou analepse) souvent utilisé au cinéma. Elle est censée nous montrer de visu ce qu’il est censé raconter à ses interlocutrices-juges. On passe du récit oral à sa mise en scène théâtrale. On a donc affaire à du théâtre dans le théâtre, ce que souligne assez bien la didascalie initiale (« le décor du fond s’est ouvert, laissant place à une arrière-scène »).

Comme les  personnages se sont dédoublés (Don Juan et Sganarelle sont dans le passé et dans le présent de la représentation) : ils font resurgir la « scène primitive », censée révéler, à la manière d’une enquête policière, ou d’une psychanalyse, les raisons du profond changement de Don Juan. Les dialogues fonctionnent donc selon le principe d’une triple énonciation : les personnages parlent entre eux, leur propos sont entendus par les femmes qui jugent Don Juan, enfin les spectateurs apprennent aussi, en même temps qu’elles, ce qu’il s’est passé « la nuit de Valognes ». Au théâtre, on voit donc les cinq femmes réagir par gestes et signes à ce qu’elles voient.

-Sganarelle témoin : On notera que c’est Sganarelle qui relate l’événement parce qu’il en a été à la fois le témoin et l’acteur. Il le fait objectivement, sans trop chercher à se mettre en valeur (ex : il ne cache point sa frayeur : didascalie initiale et première réplique S1). Les femmes sont sûrement sur scène mais elles n’interviennent pas. Elles laissent la scène se dérouler.

 

  1. B) Importance de cet épisode pour Don Juan

 

-Tout cela ne nous dit pas en quoi cet événement est important pour Don Juan. Il s’agit en fait d’une rencontre (amoureuse ou amicale). L’épisode dont se souvient S illustre le topos de la Rencontre (amoureuse) mais elle prend ici une tournure inattendue. En effet Don Juan était jusque-là fasciné par la beauté féminine et il s’intéressait peu à ses semblables masculins. Ici il a deviné tout de suite qu’il avait affaire à un original, autrement dit quelqu’un comme lui, noble de surcroît : « Chevalier de Chiffreville » (Entendre : à déchiffrer ? Ou Chiffre vil : mauvais : victime de maldonne ?). Et puis il est sympathique : voir le ton amical et enjoué utilisé quand il éclate instantanément de rire (didascalie) et ses farces (« plaisanteries de fin de soirée » avec euphémisme) ou encore son art de filer la métaphore (sa réplique sur l’art de se fuir lui-même ou sur l’art d’échapper à son ombre, référence à la nouvelle de Chamisso).

Qu’est-ce qui les rapproche ? Il aime comme lui la débauche : « J’ai pour défaut de préférer le vin à l’huile : « J’aime un peu trop le vin ». « Il n’y a que le vin qui me permettrait de m’égarer… … je bois… Ne m’accompagneriez-vous pas jusqu’à la prochaine échoppe d’oubli ?». Par ailleurs il évoque, en conséquence, les « plaisanteries de fin de soirée ». Mais surtout le jeune homme prétend fuir (haut p.94) : « je fuis », ce qui interpelle aussitôt DJ (« Vous fuyez ? »). Car lui-même fuit, les femmes qu’il a séduites, la Femme qui saurait le retenir. Or, le JH ajoute « moi-même ». Quand on saura quelle est la raison de la tristesse de Don Juan depuis le jour de cette rencontre, ne pourra-t-on pas penser qu’avec toutes ses femmes il se fuyait lui-même ?  Car le JH lui propose en quelque sorte la figure d’un autre lui-même, masculin cette fois, image narcissique de lui-même qui recèle un fond d’homosexualité insoupçonné et paradoxal. On comprend mieux pourquoi, lui qui déteste le mariage, a accepté d’épouser Angélique. Elle est la sœur du chevalier. Cette rencontre est « la » rencontre de sa vie mais il en a gardé l’effet intérieur secret. De plus, le chevalier lui est immédiatement « sympathique » car il est excessif dans la boisson, comme DJ en matière amoureuse : haut de la p.94 : « On aime toujours trop quand on aime vraiment » (sentence au pst de vérité générale »+  « l’excès est de rigueur », expression qui joue sur un subtil oxymoron ou un paradoxe).

-Un homme qui n’aime pas les femmes… On notera l’ambiguïté d’une réponse à la question : « Vous êtes un homme ? » (Q de Don Juan) à laquelle le JH répond «Je ne sais pas ». En effet lui-même, puisqu’il se fuit, doit se demander qui il est sexuellement : on saura après qu’il se meurt d’amour pour Don Juan… En tout cas il développe une métaphore filée sur ce thème de la fuite (« je me rattrape toujours… je me retrouve, je me resuis… » . Le JH entretient le mystère en laissant en suspens la question de DJ : « Qu’y a-t-il de haïssable  en vous ? » : « Ah Ah… (Il ne répond pas) ». On suppose qu’il s’agit de son amour pour les hommes, qui explique en partie ses excentricités, son caractère fantaisiste.).Vers la fin quand DJ lui demande s’ »Qu’y-a-t-il de haïssable en vous », il fait le mystérieux et ne répond pas : « Ah ah… », simple interjection.

 

Conclusion : un passage où se lit l’intérêt progressif de DJ pour le chevalier : d’abord simple « apparition ». Puis « statue » mouvante, puis homme qui joue les « automates » et se révèle « un homme », le chevalier qui se fuit et s’égare dans la boisson. Cet épisode est censé justifier la métamorphose de DJ. Il n’est pas encore clair pour les femmes ni pour le spectateur qui auront besoin d’autres éclaircissements (d’abord les beuveries communes, le JH qui disparaît avec une prostituée, DJ qui viole Angélique, le suicide pour l’honneur) avant de comprendre ce qui travaille et ronge DJ en profondeur depuis la mort de son ami. Angélique ne s’y trompera pas, qui renoncera au mariage. DJ aime un homme, même s’il n’a cessé de désirer les femmes. DJ est tiraillé entre le spirituel et le physique. A la fin de la pièce il s’en va. Un passage qui renouvelle la lecture du passage sur la statue du commandeur et qu le pousse vers une nouvelle direction, parodique, matérialiste, distanciée et qui n’a plus rien à voir avec un avertissement céleste. Plutôt avec les blocages sexuels que la psychanalyse cherche à mettre à jour. Un passage enfin intéressant parce qu’il joue de l’intertextualité et de la mise en abyme c’est-à-dire joue avec la culture et la volonté d’être séduit par le spectacle, du spectateur. Isée intéressante également que d’avoir fait raconter l’épisode par Sg qui se livre ainsi à un jeu de la vérité. En effet celui-ci n’ayant pas le blocage sentimental et sexuel que ressent Don Juan peut raconter les événements en toute objectivité, là où DJ probablement n’aurait rien pu ou voulu révéler de ses secrets.

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