I

La main s’exerce à l’extérieur comme elle sait si bien le faire car elle arrache au monde les couleurs de ses secrets les éléments de son décor les grains de ses cordes sonores et la formidable énergie de ses rythmes effrénés la science de ses mouvements précis la démesure de ses corps épris de violence ou de désir et elle plonge dans un passé intemporel pour restituer la teinte torride d’une fresque le déchaînement des chairs au crépuscule des temps révolus la suave lascivité des abandons vaporeux l’insolente sensualité d’un repas champêtre ou la sève virile qui s’empare des vieillards devant des demoiselles en distorsion et toutes ces morts de débauchés antiques fixant des croupes insolentes au milieu des ruisseaux de sang et c’est tout ce chaos qu’il lui faut mettre en place avec une infinie patience même si chaque geste est un coup de rein une terrible caresse une nouvelle pièce apportée à l’ensemble et la main recompose un nouvel espace en lequel les êtres vivent rares dans des limbes sans tabous dans un déliement total dans une continuité singulière et c’est ce chaos restitué que je dois immiscer à mon tour dans le plus pur silence du poème

II

Le regard spécule sur cette main pénétrante s’est-on un jour demandé ce que voit le visage qui vous regarde que vous regardez qui prend corps sous votre regard et dont les traits parfois se figent se durcissent au point de dessiner ce masque vous révélant à vous-même l’évidence essentielle déformée dans le miroir et pourtant plus intemporelle que la réalité à figure multiple et tout autant trompeuse ou encore cette tête du primitif totem s’incarnant en de multiples avatars à l’instar et ce n’est pas le moindre des paradoxes de la chair des statues cherchant à déployer ses volumes sous les lignes du regard lui prêtant vie comme à la main qui s’insinue car sans le regard pas de main ni de corps ni de monde à glisser dans l’œuvre sans le regard pas de couleurs ni de secrets le monde serait réduit aux sensations primaires bien terre à terre dont nous ne pourrions plus apprécier la beauté car c’est le regard qui livre au toucher ses essors gémissants et c’est cet élan sublimé par le regard qu’il s’agit d’immiscer à mon tour dans le plus pur silence du poème

III

Lire supporte certes le regard qui réfléchit mais aussi cette main avide à cueillir les cris enluminés des fleurs les aléas sinueux du paysage le modelé bombé des corps en scène ou les saillies cernées de la physionomie et c’est le fait de lire qui donne du sens à cette vision du monde que l’on se doit de de déchiffrer au lieu d’en apprécier clairement la présence et cette conception moins conquérante des choses se sait on veut le croire féminine car on a trop chanté le corps féminin mais pas assez le corps masculin perçu par un regard de femme on a trop écrit des vers sur la chevelure de feu de la femme torche ou sur la force de sa flamme et on cherche en vain les images de sève les images de souffle les images sauvages de muscles saillants de fesses rebondies de sexe turgescent inhérentes au guerrier au repos et c’est cette vision inversée du monde que je tenterais d’esquisser en lieu et place du poète de la guerre si jolie en invitant son égérie à chanter à présent ses charmes quitte à lui en esquisser le portrait bien mérité et c’est l’amorce de cette révolution que je voudrais insuffler à ces mots et immiscer sur le point de m’en retirer au pur silence du poème

 

 

 

Poème publié par Eds Rivières avec des gravures de Prune Reitchell.

Prune Reichell, à gauche sur la photo à côté de Catherine Hachon, Mélanie Bide et Valérie Crausaz