Inédit : Sur les poèmes de Michel Butor à l’attention de Francesca Caruana                                                      PEINTECRITURE

Le grand public, qui connaît surtout le prolifique Michel Butor par le succès, couronné d’un prix, de La Modification, qualifié  à l’époque de Nouveau roman, ignore le rapport particulier qu’il entretint assez vite avec les arts plastiques.

En gros, il a exercé sa vivacité scopique sur un bon nombre d’artistes du passé (Holbein, Delacroix, Monet…) ou de la modernité (Rothko, Max Ernst, Parant…). Il s’est ainsi exercé à la critique d’art. Toutefois, il a surtout écrit des centaines de poèmes, en vers ou en prose, sur divers artistes, soit en recueil extrêmement composés (les séries d’illustrations, d’Envois, D’Avant-Goût…) soit par le biais de tirages limités, illustrés souvent d’originaux ou carrément sous forme de livre-objet. Enfin, il n’a pas hésité à s’immiscer dans les espaces laissés vacants par certains artistes, désireux d’introduire de l’écriture dans leur production picturale, et plus précisément celle de cet auteur, dont il ne faut pas oublier qu’il a  publié, chez Skira, un essai intitulé Les mots dans la peinture.

L’un de ses derniers textes, puisqu’il nous a quittés en 2016, composé de 12 Poésures  –  il faut savoir que Michel Butor a toujours tenu compte, dans ses productions, de la valeur sacrée ou symbolique de certains chiffres – fut destiné donc à Francesca Caruana, catalane d’adoption mais maltaise d’origine bien que née à Casablanca, une ville qui assone bien avec ses nom et prénom.

L’œuvre de celle-ci est riche d’une polymorphie catégorielle qui la pousse à s’approprier les techniques tant traditionnelles (Peinture, dessin, sculpture…) que celles qui se déterminent comme contemporaines dans la mesure où elle pratique l’installation et le travail directement in situ, débordant sur les murs ou hors des cadres, incluant des matériaux que l’on n’a pas l’habitude de voir dans le domaine des arts plastiques tels des os rongés par l’artiste, des arêtes, des oiseaux, du sel marin, des coquillages, des plumes, des lianes, des bâtons et cannes, bois découpés, lattes, filets  de chanvre bref des matériaux rudimentaires relevant soit d’un emprunt direct à la nature, soit d’une activité humaine qui en dépend. A côté de ces emprunts à l’intemporel l’artiste recourt à l’acrylique ou à la gouache, à diverses mines sur papier sophistiqué, bref aux outils habituels de l’art d’aujourd’hui auxquels viennent s’ajouter des radios découpées et surtout le recours au ready-made, au combine-art, à la bâche ou toile libre qui s’avèrent des conquêtes de la contemporanéité.

Ces deux aspects créent un lien manifeste entre l’œuvre de Michel Butor et celle de Francesca Caruana : celle de l’écrivain aussi est polymorphe, démarrant par le roman mais faisant éclater ses cadres pour se répandre en Etudes et autres expériences textuelles confinant en une poésie épique et narrative (Mobile), se laissant tenter par une exploration de nos archaïsmes ethnologiques (Les cinq tomes du Génie du lieu), flirtant avec le cinéma (Intervalle), le récit onirique (Matière de rêves), s’essayant à la coopération avec des musiciens (Votre Faust par exemple), glissant petit à petit vers la poésie notamment à partir de la collaboration avec des artistes. Et ceci, tout en assurant une œuvre d’essayiste qui rivalise en volume avec celle de Roland Barthes. L’autre aspect c’est la permanente jonction, chez Butor, entre la conscience de se trouver en première ligne des innovations textuelles les plus audacieuses (ce qui l’éloigna du roman et donc d’un large public. Citons Description de San Marco ou 6810000 litres d’eau par seconde) tout en tenant compte du passé le plus ancestral (les indiens de l’Amérique du Nord, les maoris, les esquimaux du grand Nord etc.). Et tout ce qu’il s’est passé depuis (Grèce antique dans L’emploi du temps, Rome païenne dans La Modification, ensemble de la culture universelle dans Degrés, influences bibliques dans Description de San Marco, importance de la découverte de L’Amérique dans Mobile etc.). La culture des hommes est son royaume.

 

 

Francesca Caruana a inversé les données du problème dans le titre pressenti pour la Médiathèque : Narthex : la peinture dans les mots.

Pour illustrer l’œuvre de Francesca Caruana, Michel Butor avait donc choisi la poésie : une poésie claire, lisible, recourant à un système strophique et à une versification assez vite identifiable. C’est en gros la structure qui empêche l’imagination de se laisser emporter par la fièvre de l’inspiration, de se disperser à l’infini. Ainsi l’artiste se donne-t-elle aussi des butées : le format du support, les dimensions des toiles ou feuilles, le lieu où elle évolue… Butor va fouiller dans les profondeurs de notre culture pour en ramener des images, un peu comme Francesca Caruana prend dans ses filets un coquillage ou un poisson, une épave ou un oiseau. Troisième point de rapprochement.

 A propos d’oiseau, Butor a beaucoup joué sur son nom d’homme à plumes et censé voler, dans son dialogue radiophonique Réseau Aérien, dans son premier roman Passage de milan, dans des textes moins connus tel Icare à Paris et surtout dans son Histoire extraordinaire, essai sur un rêve de Baudelaire où il insiste sur le nom du père, et sur l’importance que le patronyme peut avoir pour un enfant (Beau de l’air = dandy, albatros, roi de l’azur, prince des nuée, grand voyageur ailé mais inversement raillé au sol, ridiculisé pour sa maladresse, bref  Laid à terre). Le nom Butor, nom d’oiseau est également une insulte qu’il s’est complu à transformer en éloge. On pourrait citer aussi Boomerang entre autres… Ou tout simplement le long poème L’oiseau, dans un volume d’Illustrations, refusé à l’époque par un grand peintre abstrait toujours vivant et qui n’avait pas apprécié qu’on le rapproche de la figuration. L’écrivain s’est à cet égard souvent tenu « à l’écart » de ses confrères mondains. A l’écart, lieu de sa dernière demeure, aujourd’hui transformée en Fondation, du côté de la frontière franco-suisse (et on retrouve La modification) titre attribuée  à l’expo de la Médiathèque.

L’oiseau voit le monde en tout petit d’en haut et c’est ce survol aérien qu’expérimente typographiquement Butor dans Mobile, texte auquel se réfère ouvertement les  toiles sur plastiques à bulles que Francesca Caruana a réservées pour la Médiathèque. Cet élément protecteur redouble la surface de l’eau dont elle nous sépare et devient, justement, par la décision de l’artiste, une surface à peindre. Il faut rappeler que Mobile, outre la référence à Calder, est dédié à la mémoire de Jackson Pollock, que l’on découvrait en France dans les années 60, sachant que Butor est parti quelques temps habiter aux USA, à Philadelphie dans un premier temps, et qu’il en est revenu avec cette œuvre inédite, inqualifiable d’un point de vue générique et qui marque sa rupture avec le roman. Or Pollock travaille le dripping et marche sur la toile, en tout cas il la surplombe. Il l’aborde d’un point de vue aérien. C’est exactement ce que fait Francesca Caruana avec ses peintures que l’on peut qualifier de all over, rythmant la surface au sol de traces répétitives, de taches insulaires équivalent chez Butor des agglomérats de leitmotive, des répétitions de signes et des blocs typographiques qui caractérisent ses livres depuis Mobile. Il joue bien les beaux de l’air. Encore une point qui les rapproche : Un quatrième. On remarquera combien le corps est sollicité. La référence à Pollock rend évidente cette sollicitation. Le vol surplombant chez Butor (mais aussi les ébats divins présents dans ses poèmes) ; les déplacements personnels et sollicités chez Francesca. Il est inscrit malicieusement dans le titre : Poésures et encore… Que l’on peut lire Et en corps, de manière lacanienne.

Francesca Caruana recourt à un matériau moderne, devenu plus ou moins quotidien puisqu’il s’agit de celui que l’on utilise pour les piscines, un plastique à bulles qui a l’avantage de favoriser la fluidité du geste et donc de l’épandage de la couleur. On pense à une peau douce. Cette fluidité est caractéristique de l’écriture butorienne telle que Francesca Caruana a pu la découvrir dans la Modification : longues descriptions, transitions habiles de la sensation à la mémoire ou à l’anticipation, chronologie d’un lieu à l’autre favorisée par le trajet ferroviaire et bien articulée autour du passage des Alpes, partant de la frontière, lieu de La modification du projet envisagé par le protagoniste appelé, à propos d’Alpes (et de point de vue « aérien »), Delmont. Cette fluidité, et c’est notre cinquième point de comparaison, on la retrouve aussi dans la poésie de l’auteur et plus particulièrement dans ces 12 Poésures qui se situent à mille lieues (encore cette distance aérienne) d’une poésie hermétique sur laquelle buterait le lecteur, d’une poésie de l’absence aussi, ou d’une poésie asphyxiée par des blancs insistants et systématiques. Chez Butor, si blancs il y a, ce sont ceux qui entourent la strophe. Les taches récurrentes, quelque peu florales, de Francesca Caruana correspondent sans doute à cette fidélité de l’écrivain aux quatrains, quintils, et autres septains voire douzain (et en penta ou heptasyllabes etc.). Le blanc n’est pas intratextuel. Il rayonne à l’entour comme une mer souligne l’isolement insulaire. Il sera, de toutes façons comblé, ce blanc, par les interventions de l’artiste autour de son texte, un peu comme ce centaure comblé de baisers de muses qu’imagine le poète dans la première de ces douze Poésures : L’antre de la nymphe. Il s’y découvre à la fois Pégase, le cheval volant, Icare, l’homme qui a voulu voler et plus inattendu sirène ce qui n’est pas pour déplaire à notre artiste qui adore mêler l’univers maritime à une symbolique et un mode de suspension (au fil de laiton) aériens.

Certes, pour Francesca Caruana, il s’agit de gestes. Telle est la base de sa production.  Au commencement était le geste. L’apport de Butor à la réflexion picturale concerne justement l’ajout qu’y font les mots, soit directement soit dans tous les discours qui accompagnent mentalement le regardeur quand il aborde une œuvre peinte (ou une œuvre d’art), soit même dans toutes ces opérations  mentales et verbales, inconscientes souvent, qui se font jour dans l’expérience artistique proprement dite (le choix d’un matériau par ex n’est pas seulement instinctif, le seul fait de se mettre à peindre relève d’une décision qui inclut un minimum de verbalisation…). Butor l’a dit clairement : Toute notre expérience de la peinture comporte une partie verbale. Il s’agit donc de gestes, que l’on a dits fluides. Ils font penser, à cet égard, à des remous, à des essors de vagues, bref à cet univers maritime qui cadre si bien à une artiste ayant vécu autour de/ou dans la Méditerranée. Au-delà des références maritimes dans l’œuvre de Butor (L’embarquement de la reine de Saba, La danse des monstres marins, Le promontoire catalan – ! -dans L’Horticulteur Itinérant…), ce qui nous importe, et ce  pourrait être un sixième point, c’est l’idée même de mouvement, présent dans quasiment tous les titres butoriens (de Passage de Milan à Gyroscope en passant par La Modification, Mobile – et Calder, 6810000 litres par seconde – débit du Niagara- , Transit, Boomerang ou dans tous les poèmes consacrés au très remuant Don Juan…  dans son Anthologie nomade ou l’un de ses premiers textes : Mouvement Brownien). De même la production de Francesca Caruana est très dynamique, ne serait-ce pas que par l’occupation des murs et de l’espace d’exposition où des dessins muraux, souvent prolongeant le cadre, nous faisant passer d’une œuvre à une autre, d’un fragment au suivant. Pour l’expo du Musée Rigaud, Francesca Caruana prévoit d’accompagner chacune des toiles réalisées à partir du poème de Butor d’un papier froissé où se déploie la virtuosité graphique de l’artiste, sa capacité à créer un monde étrange qui relève sans doute du végétal ou de l’artisanal, en tout cas du primitif et surtout de l’onirique. Ce qui n’est guère étonnant quand on sait qu’elle illustre un auteur qui a consacré cinq volumes à des Matière de rêves, à raison de cinq par volume…

Enfin, ne pas oublier que l’œuvre de Butor a pu être qualifiée d’ouverte, en ce sens qu’elle incite à la participation des lecteurs, re-créateurs. C’est le cas de l’opéra Votre Faust (réalisé avec Henri Pousseur) où le public, l’auditeur, le lecteur, sont amenés à choisir les pistes que pourrait prendre la fiction musicale. Mais c’est surtout le cas de bien des textes de Butor à partir de Mobile (notamment les Illustrations) où il s’agit pour le lecteur de restituer mentalement les systèmes de signes qui lui sont proposés, les blocs signifiants disposés sur la page, une sorte de parole en archipel qui passe par des modulations typographiques, rendant compte de l’intense activité qui sévit sur cet espace gigantesque dont Butor fournit une maquette, à l’instar de certains parcs d’attraction proposant une visite éclair de l’ensemble du territoire américain. Cet esprit d’ouverture, on peut le découvrir selon moi dans certains dessins d’épissure de Francesca Caruana, démesurément agrandis,  et qui se fondent sur une problématique de la rupture. Comme chez Butor, il s’agit de ne jamais enfermer le sens dans une signification unique et univoque. Liberté doit être laissée aux autres d’interprétation. Chez Butor une œuvre a toujours quelque chose d’inachevée. Il n’a volontairement pas terminé la série des Illustrations par ex, préférant en ouvrir de nouvelles. Il sait très bien que le regard qu’il pose sur l’Amérique est relatif, qu’il pourrait être complété, corrigé, modifié (Il le fait dans Bicentenaire Kit, inclus dans Boomerang). Il intitule certains de ses essais Improvisations (Sur Flaubert, Michaux, Rimbaud, Balzac et MB himself !) au grand dam de ses confrères universitaires. Les œuvres de Butor et de Francesca Caruana ne sont pas figées dans une interprétation monolithique. Elles dépendent du contexte spatio-temporel et du regardeur ou lecteur. J’en suis déjà à sept points de conjonction, j’ai envie d’ajouter « ouverte », on pourrait en trouver d’autres notamment sur la relation que les deux créateurs entretiennent avec la nature, omniprésente chez l’une (végétale ou animale surtout) et bien sûr chez l’autre, qu’il glisse dans ses descriptions vues du train dans La Modification ou qu’il égrène les caractères des grands espaces traversés dans Mobile et les cinq volumes de Génie du lieu. La sexualité également, présente dans l’inspiration antique de Michel Butor et dans les dessins pubiens de Francesca Caruana. Enfin, s’il n’est que trop évident que, dans ses variations typographiques, Butor explore les potentialités de l’orthogonalité, l’artiste de son côté est en quête d’un point de jonction entre la mise au sol, horizontale de la toile et son redressement vertical – dont Freud affirmait qu’il constituait la base de l’accès humain à la civilisation.

D’autres axes se préciseront quand les toiles travaillées par l’artiste à partir des textes de l’écrivain se découvriront à nous. Ce texte ne vise qu’à ouvrir quelques pistes. C’est au fond ce qu’a cherché toute sa vie Michel Butor. Montrer la voie. Mettre le doigt sur certaines carences qui lui semblaient criardes. Je n’en donnerais pour exemple que l’organisation des Essais de Montaigne, dont il a montré le premier  la parfaite cohésion architecturale, à ne surtout pas toucher, dans son Essai sur les Essais. C’est qu’il s’inscrit dans la grande tradition des humanistes, tel ce grand prédécesseur qui se prénomme comme lui Michel. Et c’est à cet humanisme que s’est rendue sensible Francesca Caruana quand elle lui a demandé ses poèmes qui se révèleront à nous, si les dieux et le coronavirus le permettent,  avec l’émotion posthume que l’on imagine. Toujours est-il que ces deux là, l’artiste et l’écrivain avaient bien des motifs de réalisation commune… Ce qu’il fallait démontrer. J’espère que ce texte y aura contribué.

Bernard Teulon-Nouailles (Mars 2020).