Quand mes paupières devenues lourdes s’efface ton visage Que leurs traits indistincts se joignent au néant dont je les avais imprudemment abstraits Que ton corps n’est déjà plus ton corps tandis que se meurt à petits mots mon présent d’existence Et que je ne sais plus à qui je m’adresse ni même si je parle Ni ce que parler veut dire ni si je dois le dire Quand à rien ne sert que de parler jamais si ce n’est toujours ne rien se dire Quand vaine est la parole au-delà des mots ultimes Que je m’agrippe aux derniers mots pas même des images A ce que j’imagine un poème qui n’oserait dire son nom A ce que je suppose un nom cet au-delà que je prête au poème Quand les voix se taisent à petits feux Que je ne sais plus à quel feu me vouer Ni si m’y vouer signifie encor quelque chose Que je chavire dans une étendue d’étoiles sombres et sans nom Et que je ne sais dire ce qui de moi bascule en cet instant réitéré Ta présence auprès de moi a comme la furieuse saveur d’une absence Et c’est dans cette absence comme présence absolue de l’être Unique et qu’il me faut perdre temporairement à jamais Que se love ma conviction que ce que j’écris touche au plus près de ce que d’aucuns osent appeler poème Et que je n’ose épeler d’un autre nom Car il est des lieux où les noms ne savent plus ni quoi dire ni comment ni s’il faut à jamais les dire Où il ne sert à rien d’en référer aux images qui hantent la poésie des mots Où le moindre signe serait déjà de trop et même l’absence de ces signes Où il ne convient plus de tricher avec la beauté des choses que l’on dit Où feinte est la sincérité du sentiment que l’on chante Des lieux où il s’agit de s’abstraire au plus profond de soi Si tant est que le soi dans ces régions obscures ait son droit de cité et même de parole Où s’est écrit même dans le silence : Ici nulle image ne saurait accéder Des lieux où l’on chercherait en vain un tant soit peu de tangible Car les mots même s’ils meurent ne sont pas faits pour se poser Où la vie n’a plus cours où la mort serait un lieu de rêves D’idiot plein de fugitifs reflets Où l’herbe ne saurait pousser sans les mots pour le dire Où il n’est plus question d’en référer aux grands précurseurs Ces grands solitaires ne sauraient être nécessaires En solitaire doit s’effectuer l’avancée si c’est ainsi qu’il faut la dire Et quels mots inconnus sauraient les convoquer Laissons-les donc dormir sous leur pelouse d’humilité Et que me veut cet abîme tapi dans son ombre Ce n’est pourtant pas encore l’heure de partir L’étoile n’est point levée qui donnera le signal Et vers quel gouffre glisser Malgré l’absence de ces mouvements ensommeillés Peut-être faudrait-il que je ne laisse les mots m’envahir de la sorte Peut-être faudrait-il se taire Ou du moins taire en moi cette parole qui ne cesse de cesser Qui attend peut-être qu’on lui donne comme un ordre Mais quel ordre s’il s’agit bien de ça et comment le formuler Et je devrai me passer des mots dont j’ai tant l’habitude Ou plutôt l’habitude des mots me ferait m’en passer Et me passer des mots serait ma façon d’en user une fois pour toutes Et ce sera comme une sorte de lumière dans le déni des mots Un repère dans la nuit qui égare et sustente Car un être nouveau de son ombre se fortifie Qui se fait une chair d’un être qui n’est plus Qui s’habille d’un rien si rien reste encore à dire Qui se constitue l’univers sans ce nom pour le dire Et qui finit par naître de n’en plus finir de n’être plus
Poème publié avec Serge Lunal aux Eds Rivières