GASPARD DES GOUGES
Dans les paysages marins composés par Gaspard des Gouges, tout est factice : les rochers, les îles, les ruines, la mer et même, à bien y réfléchir (…) le ciel qui est pris en photo dans un miroir. Les rochers sont peints sur siporex, polystyrène ou plâtre ; la mer joue carte sur table bleue nappé d’un cellophane ; les nuages semblent trop denses pour apparaître à leur véritable place ; ce sont des fruits et légumes familiers qui tiennent lieu d’îles ou récifs, il est vrai étranges. L’image et le réel ça fait deux, et même trois, vu l’usage du miroir qui, comme on le sait, réfléchit selon ses propres codes.
Le recours au format carré concourt à cet effet de déréalisation. Nous sommes dans l’image avant que d’être dans un paysage ou un portrait. Dans une zone intermédiaire. Le portrait rêvé d’une Méditerranée particulière et le paysage maritime qui se profile à l’horizon. On peut même dire qu’il renvoie à un procédé spécifiquement pictural (souvenons-nous de Joseph Albers), sachant que Gaspard de Gouges a commencé comme peintre, de portraits justement. En effet, la peinture associe la matière, la lumière et les couleurs. Or les rochers sont peints en amont de couleurs chaudes ou brunes, léchés par la lumière naturelle et l’on peut en apprécier le grain, les nuances de surface et les valeurs. Cette photographie est plastique. Sa dimension picturale saute aux yeux. Les fruits et légumes sont choisis pour leur couleur bien dans le ton de la composition,.
De surcroît, le carré est une forme parfaite ce qui coïncide avec la volonté de l’artiste de suggérer la totalité (des quatre éléments notamment : eau de la mer, feu du soleil, air des nuages, terre des rochers), l’équilibre, sans doute même l’espérance – ce que le poète intitulait Une invitation au voyage. Il va de pair avec la recherche d’une impression de concentration induit par la présence de ou blocs latéraux, qui redoublent et développent en informel, les lignes pures du cadre. Les côtés se font côte.
Le voyage se fait imaginaire. Nul besoin de se déplacer. Une table de jardin et quelques accessoires suffisent à l’artiste dont le bleu du ciel est la seule contrainte. L’image qu’il propose suffit au spectateur. Ce n’est plus le corps qui appréhende et occupe le lieu mais les yeux, mais la main. La main de l’artiste qui fabrique les artefacts. Les yeux qui plongent dans ces ouvertures suggérées par les rochers latéraux. Les dimensions ne sont pas modestes par hasard. Il s’agit de s’approprier la Méditerranée. Et cette illusion de possession ne peut se réaliser qu’en toute humilité, en la présentant à portée des yeux, à portée de main. Pour le corps, il faut s’y déplacer. Ainsi se trouve-t-on dans une image photographique plutôt que devant un véritable paysage. La photo se revendique avant tout comme photo. On pourrait créer à cet égard un curieux oxymore : une distanciation rapprochée. Au demeurant, ce format modeste correspond à peu près à celui qui contiendrait, à échelle réelle, le visage du regardeur (artiste ou spectateur, acquéreur, collectionneur). Ainsi le paysage regardé, évoque, par métonymie, la présence d’un regardeur. Il est perçu à partir de notre modeste échelle de perception.
Face à l’horizon, on est souvent pris d’un sentiment d’infinitude, de curiosité aussi, tout en sachant que, plus nous voyagerons, moins nous serons assouvis car la perspective de la répétition, du renouvellement perpétuel et de l’infinitude se heurte à notre finitude justement. C’est sans doute la raison pour laquelle certaines images de Gaspard de Gouges recourent à la ruine, sur le modèle, romantique, des nostalgies d’un âge d’or que les grands peintres ne se sont pas privés de représenter. Les rochers, qui densifient le paysage, nous ramènent à notre condition. Nous vivons sur terre, et sédentaires. La porte qui va de l’imaginaire au réel est une porte étroite. On remarquera en effet que les anfractuosités ciselées des rochers entrent en vif contraste avec l’Horizon, et la mer calmée. L’espérance se heurte au réel, tel Ulysse naguère, tenu de demeurer, à son grand regret, voire désespoir, sur ses îles de rêve.
La Méditerranée que propose Gaspard de Gouges n’est donc pas authentique. Elle est subjective. Elle a maille à partir avec les souvenirs d’enfance, les références culturelles et les voyages accomplis. La notion de jeu est capitale : elle renvoie aux maquettes et au monde tout petit avec lesquels les enfants forgent leur imaginaire. En fait, elle est recréée : elle est re-Création mais aussi récréation par rapport à la fureur et au bruit de l’actualité et de l’Histoire. L’Humain en effet brille par sa quasi-absence, en apparence du moins : série des ponts et présence de bateau. Sauf que c’est lui qui tire les ficelles et nous libre en pâture le paysage re-créé. Re-composé. Comme s’il accordait au monde, en modèle réduit, à partir de sa crique imaginaire, une nouvelle naissance. Une re-Naissance en quelque sorte. Après tout, la vie est un voyage.
Or, on ne sait jamais quel sera le destin ni de l’être, ni de la chose, ni de tout ce qui vient au monde. De là découle ce sentiment de mystère qui saisit à la contemplation de ses photos et qui relèvent de ce que les surréalistes nommaient Inquiétante étrangeté. C’est que, dans un monde trop parfait, le danger guette. L’homme s’accommode mal du paradis. Gaspard de Gouges, qui travaille par séries thématiques, est sensible à de grandes causes : humanitaires ou écologiques. Ce n’est pas pour rien, qu’il modèle des ponts détruits, qu’il recourt non sans humour à des fruits et légumes tenant lieu de récifs ou qu’il travaille avec une remarquable économie de moyens. Ses paysages inspirent le repos mais l’artiste n’est pas dupe. Il sait qu’au terme d’un voyage, quel qu’il soit, on est confrontés au drame, à la tragédie, à l’angoisse du lendemain. Sa Méditerranée est une mer de rêves mais qui a dit que tout était idéal dans un Rêve ? BTN
https://www.gasparddegouges.com/fr/artworks/2294191/mediterranee-imaginaire
7 Escales en Méditerranée
Qui n’a jamais songé
A s’embarquer
Sur un vaisseau de fortune
Parmi les récifs
Aux morsures dentelées
Qui longent les criques
De quelque rivage
Méditerranéen
Ah se sentir à bord
D’une impatiente nef
Cinglant vers l’or des toisons
Les labyrinthes de gloire
Les chevelures de serpents
Ou les genêts du repos
Avec l’horizon mental
Comme ligne de constance
Les écueils sont un théâtre
Où viennent buter les mots
Et les merveilleux voyages
Sont ceux qu’on imagine
*
A l’instar des héros anciens
Attiser l’appétit d’un navire
Encor tout enivré d’olives
Comme oublié des olympiens
Et la vague divine en paix
Se plonger dans l’aventure
En quête d’un éden
Méditerranéen
Et vétilles si les vents se lèvent
Et Sollerre et Galerne et Bise
Si le ciel soudain succombe
Si l’obscure tempête s’irrite
Si le mât tombe La voile s’affale
Et rompent les avirons
Lorsque Mort se profile
Et chavire les comparses
Un mot peut ramener le calme
Un mot peut tout apaiser
Un mot balaie tous les Si
On finit seul comme en un leurre
*
Rêver d’Apollonius de Tyr
Filant du côté d’Antioche
Où le fourbe usurpateur
Ourdissait sa perte
Car mort et mer sont
Du maître des eaux les filles
Quand des vents il se sent parent
Méditerranéen
Et j’aurais des amis en Tarce
D’où je partirais pour Sirène
Férir le chevalier au dragon
Fort de son pacte démonial
Ma fille captive à Mytilène
Sa mère au temple d’Ephèse
Je quitterais l’Ethiopie conquise
De moi on désespérait au royaume
Ce royaume échoue sur ces termes
Il n’est guère de ce monde
Le poète aspire à l’immensité
Et son port pure porte étroite
*
Dans la mer écumante du poème
S’ourdissent des voyages de mots
Des mots s’évasant vers le large
Des mots d’horizon qui s’éloigne
Des mots d’azur si guette l’ennui
Les mots obscurs de la tourmente
Et puis près des îles et baies
Des mots fourbus de délivrance
L’embarcation se sait précaire
Il est trop tard pour renoncer
Là bas s’agite l’Espérance
Là bas est la félicité
Dans quelques jours Dans si peu d’heures
Accoster sera jeu d’enfant
La crique riante frémit déjà
De ses clameurs amicales
La barque a chaviré
Sous le poids du malheur
Et de la cupidité
Les mots sombrent devant la réalité brute
*
Quand il nous faut partir
Il n’y a nulle nymphe qui tienne
Les bois équarris sont à pied d’œuvre
On doit percer dans les poutrelles
Et faire jouer les tarières
Et bien cheviller les goujons
Pour qu’apparaisse au matin
La forme idéale du radeau
Le gaillard dressé Le bordage achevé
Le plancher lesté recouvert de voliges
Le gouvernail bien en sa poupe
Le mât planté De sa vergue emmanché
Les voiles taillées avec art et justesse
Fixer les drisses et carlingues
Avant que d’amarrer l’écoute
Et de sortir enfin les rouleaux
C’était compter sans la rafale de mots
Que le grand ébranleur destine à l’audace
Hestia protège qui revient
Et le reste s’égare en écriture
*
Le paysage respire le calme
L’équilibre du jour
Les nuages réfléchissent
Et semblent jouer un rôle
Dans leur ciel de décor
Ils assurent le spectacle
Et passent Un nuage
Ca fait passer du temps
Ballottée la chaloupe
Tangue Un faux mouvement
Et la voilà renversée
Comme ces vieux rafiots
Prompts à sancir
Dans les livres d’aventures
Ou les récits oraux
Des anciens marins
Les nuages ne forment paysage
Que dans la naïve chimère
Des poètes Ils sont menace
Muette et tourmente à venir
*
De tels voyages ont tous un terme
De même s’achève le tableau
Car l’espace aussi se limite
Et non le cours du temps seul
Quand on embarque sur l’eau
Comme en nos corps on débarque
Et on rêve depuis lors
De Méditerranée
Mais la fin connaît ses confins
Cela s’appelle Continuer
Renaissance ou Recommencer
Dans les mirages du réel
Ou les dédales de l’esprit
Icare sait voler sans chute
Et l’Art se sait si long
Si consacré le temps est court
Si tout en ce monde est faux
L’illusion devient la norme
Et se fait parfois plus vraie
Que Nature En Méditerranée
(Jean-Gabriel Cosculluela m’a fait parvenir ce commentaire-poème dont je le remercie affectueusement).
A l’épreuve de l’inconnu
à Bernard Teulon-Nouailles
à Gaspard de Gouges
Partir, écrire. Se déplacer, s’exposer, se risquer à l’inconnu, d’un regard, se risquer à l’inconnu.
Ithaque. L’insularité d’une terre, d’une langue, d’une terre autre, d’une langue autre. Le nomade est autre, le natal est autre.
La terre est natale, le nomade est natal.
[…] ce n’est pas ramener ce que l’on découvre à ce que l’on connaît déjà, mais c’est exposer ce que l’on connaît à l’épreuve de l’inconnu, c’est ça le rapport du natal […] Le natal, c’est ce que j’emporte avec moi malgré moi (1).
Ne pas se départir de partir, d’écrire. S’ourdissent des voyages de mots […] des mots d’horizon qui s’éloigne (2).
Remettre de la distance dans le regard. Et le reste s’égare en écriture (3).
Aller conjuguer des mouvements au-delà de l’infinitif.
Partir, écrire sans se départir d’être et d’être autre.
Etre dans le voir, dans l’étrangeté, fut-elle inquiétante, dans le risque et le vertige de voir. Partir avec le mal de mot, comme le mal de mer. C’est peut-être parce que nous sommes sources de mouvements […] des accélérations qui sont à la fois le plus nôtres et le plus étrangères […] nos nous du moment et du moment venant (4).
Ithaque. Le moment venant est l’instant d’écrire la lumière dans les yeux, les mains, dans le mot et la mer, dans le réel, cet horizon qui s’éloigne, le retour encore loin.
Garde toujours au cœur l’idée d’Ithaque […]
Et si tu la trouves pauvre, ce n’est pas que tu te sois trompé […]
Plus loin, toujours, beaucoup plus loin, plus loin […]
et quand vous croyez être arrivés,
sachez trouver de nouveaux chemins (5).
Et cela donne une image qui est à la foi le comble de lieu et l’absence de lieu. C’est peut-être cela l’écriture : le comble du lieu et l’absence de lieu (6)
Ithaque. Le réel se nomme, mer et mot et mer, yeux, mains, il se nomme de renaître dans ce voyage, le réel traversé, inattendu, d’être et d’autre. La terre est natale, le nomade est natal à l’épreuve de l’inconnu.
Jean Gabriel Cosculluela
15 -16 octobre 2024
- André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijcke in revue L’Etrangère n°16-17-18 (éd. La Lettre volée), 2007, pp. 279-280
- Bernard Teulon-Nouailles, Gaspard de Gouges, Sept étapes à Ithaque, Cabrières, GDG et Vergèze, BTN, 2024, n. p.
- Bernard Teulon-Nouailles, Gaspard de Gouges, op. cit.
- Paul Valéry, Monsieur Teste, Paris, Gallimard, coll. L’Imaginaire n°39, 2023, p. 120
- Lluis Llach, Viatge a Itaca, chanson, trad. Montserrat Prudon
- Bernard Noël, Du jour au lendemain, entretiens avec Alain Veinstein, Coaraze, L’Amourier, 2017, p. 339
James Sacré m’a autorisé à publier ces quelques lignes qu’il m’a envoyées par mail. Je l’en remercie chaleureusement.
« Oui, j’ai bien reçu tes Sept escales à Ithaque, vos sept escales, car il y a les images, photographies reconstruites je ne sais trop comment, mais qui mêlent si fortement des paysages marins de la Méditerranée à son histoire, à ce que nous en imaginons, avec à la fois de l’humour et aussi comme un tremblement d’inquiétudes et de tragique immobilisé dans le silence qu’on retrouve dans tes poèmes. J’aime beaucoup ces formes courtes dans lesquelles tu mets aussi bien ta saisie des images que ton savoir de l’antiquité, et de la Méditerranée il me semble. Mais ils ajoutent du mouvement aux images, les délivrent de leur immobilité, et même si « tout s’égare en écriture » ils ajoutent » de la familiarité vivante : on finit peut-être « seul comme en un leurre », mais n’empêche qu’on a voyagé sans bouger (dans les images)/ en bougeant (dans les poèmes) et qu’on y reste agréablement (légèrement inquiet) égaré dans ce leurre. Ce leurre qu’est peut-être toujours un poème qu’on vient d’écrire en se leurrant justement ! »