Mon cher Michel, dit le Zoom-bis,
Je t’envoie ces quelques notes prises sur le vif au cours de mes pérégrinations dans cette gigantesque et labyrinthique Big Apple dont tu aurais été sans doute la terreur – du côté du Bario – ou le flamboyant critique – entre le Greenwich village et les galeries de Chelsea,
Afin que tu puisses t’en servir, dans l’autre monde où tu vis à présent, pour animer tes assiettes peintes et t’aider à réaliser l’un de tes rêves ne serait-ce que de manière posthume.
Il y avait en effet bien du boulot pour toi, à ce que j’ai cru percevoir :

D’abord le Moma : comment ne pas trépigner d’impatience devant les apprentis photographes du Sunday, abusant des commodités du numérique mais cachant la vue du trépidant Broadway Boogie-Woogie de Mondrian, œuvre emblématique de la ville, avec son jaune taxi et ses petits carrés de buildings en effervescence, chatoyantes publicités. J’en aurais bien flingué quelques-uns, pas toi ? Et tous ces types qui te proposent qui un tour en bus, qui un tour à vélo, mais où est la Prohibition d’antan ?

Grand lecteur de polars, et amateur de thrillers filmés, tu aurais fait tien ce titre d’un roman de Vernon Sullivan : Et on tuera tous les affreux. Sauf que tu les eusses localisés du côté de Wall street, du Financial District et N.Y. Stock Exchange, ces agents de change cravatés et affairés qui décident sans nous consulter du sort de notre monde à nous. Chez nous, chez toi, Sètois. Et tu les aurais expédiés directement en bout de rue, dans la Trinity church, entre quatre planches et des clous, de quelque religion qu’ils fussent, elles se valent toutes, non ? Passés au goudron, même…

Ce vieil américain en pantalon blanc, style ancien consommateur de whisky et brillant joueur de golf ou de base-ball, qui faisait des tas de plaisanteries intraduisibles à l’attention des passagers du Circle Line Sithseeing cruise, en bateau autour de l’ancienne île des Indiens, devant le palais des United nations headquarters, le Yankee stadium ou le pont tournant qui désigne les confins du borough, tu lui eusses suggéré de se munir au plus tôt d’un audio-guide assurant la traduction simultanée. Et s’il s’était rebellé tu l’aurais bien balancé par-dessus bord. Il ne se serait pas noyé… Quand on veut jouer les vieux beaux, et les jeunes sots, on assume que diable…

Dans les fields éternels au goût de fraise, de Central Park, Imagine une étoile scintillante de fleurs sur le sol pavé, avec dessus le portrait du jeune Lennon. L’halluciné qui lui a fait passer l’arme à gauche, sur le parvis de l’Hôtel Dakota, tu lui aurais tordu le poignet, et peut-être mis un coup de boule, jusqu’à ce qu’il jette son gun, pas vrai ? Et l’imbécile de service qui chante inlassablement Let it be, alors qu’elle est de Mac Cartney, parmi la foule des curieux, tu lui aurais fait ravaler ses notes et ses mots. Non mais, être con à ce point ! A working class heros is something to be.

On aurait pu faire le Food on foot Tour, de Little Italy au Spanish Harlem. J’ai regretté que tu ne sois pas avec moi quand, dans un boui-boui de Chinatown, je me suis enfilé corps et âme le Peking duck pendu à l’entrée, leur spécialité quotidienne, certes accompagné d’un thé qui ne vaut pas notre Fortant de France. Et là tu n’aurais pas eu besoin de râler contre les serveurs qui regardaient du Kung Fu à la TV ou des mangas animés sans se préoccuper de la note : ces asiatiques-là n’ont rien à voir avec l’Oncle Picsou ni avec l’oncle Sam et leur canard était très raisonnable. Pour du thé.

Je t’imaginais caressant du regard toutes ces jolies eurasiennes en jupes courtes, toutes ces superbes jamaïcaines aux perruques dorées, et ces innombrables fleurs noires du Bronx comme s’il en pleuvait, toutes se promenant, accompagnées ou pas, mais ce n’était pas un problème pour toi vieux charmeur, sur le pont de Brooklyn par une canicule que, même du côté du toit du Mont St Clair, on aurait trouvé par trop chichois baraquette. Tu aurais fait des ravages dans ces parages avec ton complet toujours impeccablement lissé. Et tu aurais laissé les américaines de souche à tes bras droits de Série B, trop délicat pour ces pâleurs-là.

Au World trade center, il manque les deux yeux jumeaux pointés sur tout l’espoir du monde et cette Liberty éclairant le peuple, sous la jupe de laquelle tu aurais osé pointer un doigt rageur. C’est Ground zero, face à Staten island. Tout juste un grand trou en chantier, avec plein de projets sur les bâches de la palissade. Tu te serais bien coupé en cinq, ce jour fatal de septembre, pour jouer du cutter et emporter la mise, après tout pourquoi Superman aurait-il besoin de muscles : le courage et l’intelligence t’auraient suffi. L’Amérique cherche ses justiciers. Tu lui en eusses procuré un !

En haut de l’Empire stade building (on se console comme on peut), entre deux fouilles des milliers de suspects potentiels, tu aurais dénoncé le mauvais histrion qui se prenait pour King Kong à l’attention de la marmaille touristique, avide de clichés-souvenirs, lequel ne savait ni jouer le singe amoureux, ni le monstre lubrique. Et plutôt que son cri mi-tyrolien mi chouette-disco de la jungle amazonienne, tu eusses entonné ta chanson à la gloire des champs et des éléphants qu’on entend dans un master-band. Ils y faisaient quoi au fait ? On ne sait jamais avec eux, les éléphants ça trompe tant. Le demander à ceux du zoo du Queens, du Bronx ou du Prospect Park.

Tu eusses incontinent rendu à St Guilhem ou à St Martin de Cuxa, celui du désert, ce qui appartient à présent à César, et récupéré pour les renvoyer au pays les colonnettes et statuettes des cloîtres, les cloisters comme ils disent, dont on se demande bien ce qu’ils fichent dans le nouveau monde, eux qui témoignent des mœurs de notre ancien. Faut-il que les hommes aient besoin de l’Histoire, et l’Homme blanc de supplanter les anciens cultes du grand Manitou, comme si ça devait changer quelque chose au mystère de l’existence

Et puis il est très difficile, même à toi, de se sentir bien dans son assiette dans la St John the Divine, la Cathedrale plus grande que les autres, dont la coupole est si profonde qu’on n’y voit que du noir, tu me diras Harlem est tout proche, vers la 125ème rue vouée à Martin Luther King, où l’on croise des individus se prenant pour Malcolm X. Vu que tu avais moins peur que moi du noir, tu aurais pu ajouter une lumière du style Guernica à la voûte obscure du transept. Ou du Lévêque. Après tout c’est une cathédrale…

Quel dommage que tu n’aies pu retrouver l’âme fantôme de l’un de tes ancêtres dans la vaste salle des registres d’Ellis Island où tant d’émigrés ont serré les fesses. Si tu savais le nombre de noms terminés par un A sur les arbres généalogiques, tu te serais dégoté sans doute un riche cousin d’Amérique qui aurait fini par se manifester quelque jour auprès des tiens. Au demeurant pour passer au A, il faut d’abord en finir avec le Z, comme Zorro, Zoom ou M.Z, comme on dit X des inconnus ! Et sinon, allez zou ! (Et vous ?)

A Colombus, près de l’Hôtel Huston, à quelques encablures du Rockfeller Center et de son Top of the Rock, au bas duquel vole le Prométhée d’or en feu, on déguste les meilleurs milk shake du monde, crémeux à souhait avec leur saveur de framboise, et l’impression, que nous ne connaissons pas en France, que nous n’en viendrons jamais à bout, comme d’ailleurs de cette ville vivante. En se dirigeant vers le Metropolitan, des artistes vendent, sur leur étal, leur production pittoresque et variée. Je suis certain que tes assiettes décorées y auraient fait recette mais comme je te connais tu aurais fait ton trou dans quelque galerie du Soho ou des quartiers restaurés de Tribeca. Ou aurait créé, qui sait, ta Factory, ta Foundation, avec les dollars du cousin. De A à Z. A comme Assiette, Z comme…

Tu vois, mine de rien tu m’auras accompagné durant ce voyage puisque, somme toute, je savais bien qu’en rentrant j’écrirais ce texte à ton intention,
De sorte que c’est pour toi que j’ai pris ces douze notes,
Et si ce n’est pour toi, ce sera donc pour ton frère…

(Texte écrit à l’attention d’André Cervera, édité par Rivières).