Gaëlle Choisne à Lattara Lattes (34970)

Le musée archéologique de Lattes offre chaque année un temps de modernité et de créativité avec l’invitation d’artistes venus s’insérer ou se confronter au cœur des collections. Normande mais d’origine haïtienne Gaëlle Choise, s’avère tout à fait dans son élément en cette édition 2020 : elle incarne, par sa personne et par ses réalisations, cette notion d’hybridité qui caractérise une telle cohabitation, que l’on espère symbiotique, entre le passé lointain, ici antique, et une actualité qui elle-même ne peut se distinguer radicalement des origines, de l’histoire et d’une culture duelle. Non seulement Gaëlle Choisne a fait entrer un peu de la luxuriance exotique dans les objets sous vitrines, sagement alignés, mais elle a maculé toutes les parties vitrées de jaculations siliconées, reliques de mégots coloniaux et de pièces de monnaie qui sont comme des façons de oindre lesdits lieux, temporairement, d’une présence envoutante. Cette exposition, Défixion, se place en effet sous le signe de l’envoutement, pas de celui que l’on prête à des gourous réduisant leurs victimes en esclavage, plutôt une incitation à retrouver le respect de la nature et l’acceptation du métissage comme une donnée naturelle, imprescriptible. Le parcours que nous offre l’artiste est ainsi empreint de maintes surprises : il suffit de lever la tête pour passer sous une espèce de végétation, ou encore de filet en caoutchouc, qui pourrait vite nous capturer/captiver en situation réelle (heureusement l’art favorise la donnée fictionnelle, ainsi  que le suggère le titre par homophonie) ; de baisser les yeux vers le sol pour reconnaître des huitres géantes, reconstituées en bronze blanc, desquelles surgit une perle d’espoir, de celle dont les humains font leur parure, sans savoir qu’elles rejoindront un musée de type archéologique (l’huitre est, en sus de son caractère accueillant, sans doute un symbole féminin très ritualisé); ou encore des fruits exotiques en bronze devenus symboles de l’écologie dé-coloniale ; de regarder du côté d’une baie vitrée pour apercevoir une sculpture vaguement anthropomorphique, incarnant manifestement la fécondité mamellaire, laquelle désigne l’extérieur cad justement le site antique et le port qu’il recouvre à présent; de jeter un œil du côté des murs pour y repérer un quadrilatère en ciment posé vericalement au sol et sur lequel des photographies de ruines anciennes ont été imprimées, grâce à une étrange alchimie saline. Pourtant, ce sont les suspensions à force de chaines renvoyant sans doute à l’esclavage et la colonisation, voire la dictature, qui frappent l’attention. Ils entourent des éléments naturels tels des bois récupérés ou des coquillages reconvertis, des artefacts donc, souvent assortis d’un verrou à clé et font penser à des ex-votos censés nous ramener au droit chemin de l’équilibre et du respect des choses et des êtres, des cultures et des mélanges bénéfiques. Une sculpture tranchée, multipliant les clous, exhibe sa partie concave et sa partie convexe, le clou renvoyant au supplice ou à la coercition évoquée par le titre. Bien des objets jouxtent, dans les vitrines, les anciens : cette main aux ongles bleutées et qui signifie le don. En fait Gaëlle Choisne a multiplié les interventions, de grand, de moyenne mais surtout de modestes dimensions, et même les gestes minimaux (les jaculations) de telle sorte que l’hybridité ne soit point vain artifice mais que la symbiose demeure évidente entre les Collections et ses interventions objectales, qu’elle qualifie elle-même d’archéologie du futur. L’occasion de surcroît de découvrir une artiste que nous avions déjà repérée pour 100 artistes dans la ville et lors de la dernière biennale de Lyon. Terminons par cette bouteille de rhum, cassée et reconstituée comme on se constitue une identité nouvelle des débris du passé. Manière aussi de montrer que malgré les distances, spatiale et temporelle, les chemins du rhum peuvent faire escale à Rome et apparenté… BTN 

Jusqu’au 1er mars, 390, route de Pérols, 0467997720

Jeanne Susplugas, Hôtel Sabatier d’Espeyran, Montpellier

Ce satellite du Musée Fabre, l’hôtel Sabatier d’Espeyran, est le temple du bon goût à l’ancienne avec ses pièces surchargées d’objets plus décoratifs que fonctionnels et de meubles comme l’on n’en fera sans doute jamais plus. Des céramiques, statues, éléments d’orfèvrerie, témoignent d’un art de vivre des 18 et 19ème siècles et que l’on appelait péjorativement bourgeois ou dit aristocratique. C’est pourtant de ce côté-là qu’il faut chercher ce qui demeure beau, l’art prolétarien n’ayant pas brillé par son sens de l’esthétique. Toujours est-il qu’à l’occasion des 800 ans de la création de notre prestigieuse faculté de médecine Jeanne Susplugas, d’origine montpelliéraine connue pour son exploration des ambigüités de la médecine, des dangers des addictions et des conditions d’une aliénation sournoise, a été invitée à se glisser dans les rares espaces laissés vacants par le pléthore d’objets. L’artiste a utilisé un peu tous les moyens qui lui sont habituels : l’installation et la confection d’objets en général, la photographie, la vidéo, le dessin essentiellement. Cela va des médicaments en céramique près des coupes de fruits (en référence à la nature morte) à une maison qui vole et déborde d’objets, soulignant l’aliénation à un modèle social ; d’un dessin au crayon d’arbre généalogique à une collection de flacons à étiquettes délivrant un message satirique ; d’une vidéo, dans une maisonnette en plastique, recélant des images d’un bain d’anxiolytiques dont l’héroïne a du mal à s’extraire, à un autoportrait photographique où la coiffure écartelée métamorphose le sujet… Le plus spectaculaire : la maison malade, comprenez une cabanette en plexi transparent, assez imposante et en contraste avec le caractère cossu des objets environnants, rivalisant de profusion et vomissant des boites en surnombre, chacune garante d’une histoire. Comme quoi la maison est bien le lieu de l’enfermement sur soi-même, des petits drames qui peuvent finir en tragédie, ou du moins en roman familial. Au sol, dans la dernière pièce, un bulldozer miniature écrase des gélules à taille normale. Chaque salon réserve ses surprises : une pilule en cristal, sectionnée en trois morceaux ; des portraits photographiques de tous âges et origines exhibant à pleine langue le comprimé calmant ; des ampoules plongées dans le liquide, une impression en accordéon, des dessins en référence au cerveau, des neurones concrets comme échappés de la boîte crânienne… Des photos, beaucoup de photos introduites discrètement là où on ne le attendait pas, confondues avec les choses, comme disait Pérec et accentuant leur prospérité repue. Jeanne Susplugas a manifestement joué la carte de la saturation, de la surdose, afin de mêler à ses interventions un contenu qui soit un peu son message. Nous sommes malades d’addictions de tous ordres qu’elles désignent les engouements, des passions futiles, des anxiétés nocives, des incapacités d’adaptation ou l’attachement excessif aux choses de ce monde – et peut-être même aux choses de l’art. L’enseigne au néon nous prévient dès l’entrée : l’artiste nous propose des « distorsions ». La visite à laquelle elle nous convie ne se veut pas apaisante. La réalité des intérieurs n’est pas toujours celle que présente un extérieur à la façade rassurante. L’intérieur est tout autre, déformé. Une paire de chaussures enveloppé de plastique nous prévient : laissez vos préjugez à l’entrée. La production de Jeanne Susplugas se veut un antidote, un avertissement, une révélation : ce sont de ces distorsions-là qu’elle nous entretient. BTN

Jusqu’au 10 janvier, 6, rue Montpellieret, 0467148300

Collection Cranford, Mo.Co, Hôtel des Collections, Montpellier

Cette collection anglaise, dont on attendait beaucoup, tient ses promesses, d’autant qu’elle se veut pédagogique en mettant l’acent sur la  première décennie du nouveau millénaire et présente les oeuvres chosies par les commissaires selon une perspective historico-chronologique qui ne manque ni de pertinence ni d’intérêt. Le fameux grand public, dont on s’inquiète tant, et qui se plaint de ne pas toujours tout saisir des enjeux de ce qu’on lui donne à percevoir, en aura en tout cas pour ses neurones. Les œuvres diverses présentées lors de cette sélection, que l’on peut qualifier de mise en abyme, (des choix dans d’autres choix) se trouvent en effet confrontées aux événements marquants, innovations technologiques, découvertes scientifiques majeures ou faits culturels des années 2000-2010. Les artistes britanniques (Glenn Brown…) mais surtout les allemands (Kai Althoff, Rosemarie Trockel… ) et les américains du nord (Wade Guyton, Edward Ruscha) ou du centre (Gabriel Orozko) se taillent la part du lion. On déplore la quasi-absence des français (même si Thomas Hirschorn et Thomas Cruzvillegas vivent à Paris) mais on commence à se faire une raison. Toujours est-il que la Collection Cranford, résumée donc à des achats effectués durant les années 2000, comporte un certain nombre de pièces absolument capitales, qu’il s’agisse de la maison en acier et à claire-voie de l’éternelle Louise Bourgeois, des papillons sur toile unie de Damien Hirst (et que dire de ses poissons et arètes mises en cage de verre vers le milieu du parcours ?) ou de la Ronde de nuit, effectuée par un renard dans la National Galery, du belge Francis Alys. On ne compte plus les grands noms : de John Baldessari et sa façon tranchante de manier la scie sur impression numérique à Rebacca Warren et ses bronzes aux attributs féminins exacerbés, en passant par Sigmar Polke (les quatre toiles, suggestives et nocturnes, dans un esprit que l’on pourrait qualifier de romantisme), en passant par Gerhard Richter, présent avec une peinture abstraite, rouge, bien dans sa manière frémissante, au racloir et au scan. La mise en espace est soignée, non pléthorique ce qui permet de respirer entre deux chefs d’œuvre. Des rapprochements judicieux sont effectués (Les photos urbaines archivées par Walid Raad et les sculptures de rapes familières, à taille humaine dans le triptyque de Mona Hatoum, ou encore la scène de viol domestique caricaturée par Sarah Lucas conrontées aux œuvres intimistes, familiales, de Louise Bourgeois/Tracey Emin). Ce qui ne peut que frapper un français, c’est la primauté accordée à la peinture et au dessin, lesquels furent si mal vus durant la même décennie du côté de nos enseignements et élites, ceci expliqnant sans doute cela (l’absence de la France sur le plan international) : D’où ces grands peintres, incontournables, de la scène mondiale (dont nous aurions sans doute les équivalents en cherchant bien dans notre hexagone frileux) : je pense aux grands tableaux, acrylique et huile, d’Albert Oehlen, dont un noir et blanc ; aux références multiples (Mary Shelley, la vierge, un ange..) dans les tableautins de Karen Kilimnick ou à la série dévolue à la chauve-souris, dans les modestes Spartacus Chetwynd. Sans parler de ceux qui renouvellent le traitement du support : Christopher Wool à l’encre de chine ou à l’émail ; les multiples Kelley Walker, en hommage, bricolé et iconique, à la coccinelle (la voiture) ; l’œuvre au noir de Glenn Ligon, à partir d’un texte imprimé de James Baldwin. J’en passe et peut-être des meilleurs (Josh Smith à la recherche de sa signature…). Quant au dessins, bon nombre de planches de Raymond Petitbon, se glissent parmi ses confrères, avec texte en prime ; 12 portraits à la pointe sèche de Thomas Schütte, sans masques, nous rappellent le pas si lointain bon vieux temps, où nous plaignions pour des vétilles, tout en souriant à la vie. La photographie est admirablent représentée par une grande scène, de genre et d’intérieur de Jeff Wall, lumineuse et encaissée, l’un des fleurons de la collection qui s’ouvre par ailleurs sur une installation estivale, et éclatée, de Wolgang Tillmans. Autres belles pièces : la pause clownesque de l’infatigable performeuse Cindy Sherman en petite fille joueuse et, dans, une perpective assez différente, les briques de Damian Ortega se reposant et recomposant autour de diverses maisons suburbaines. Enfin, on affaire aux sculptures et installations : un masque argenté d’Hugo Rondinone, une scatologie stylisée et grotesque de Mike Kelley, les volumes polysémiques en papier mâché de Franz West, une petite merveille de souplesse facétieuse dans les terres cuites peintes de Ken Price, deux coupes débordant de riz et d’esthétique reationnelle selon Rikrit Tiravanija, le roi des orang-utan consuméristes selon Isa Genzken, la stèle colorée, hybride et polémique de Rachel Harrisson… On ne peut tout citer mais il faut souligner l’œuvre lumineuse d’un maître du genre, le danois Olafur Eliasson, qui nous accueille sur le parvis tandis qu’un double film de Phil Collins, performant et musical, nous attend à la sortie. Une leçon de discernement, de saine passion et d’éclectisme bien senti que l’on attend à présent des collectionneurs français. Une plongée dans nos souvenirs communs, et dans ceux particuliers des nouveaux mécènes du milieu de l’art en général. On en redemande. BTN

Jusqu’au 31 janvier, 13, rue République, 0499582800

Tarik Kiswanson à Carré d’art, Nîmes

C’est à une exposition sobre, prospective et fascinante que nous convie l’artiste suédois, d’origine orientale, Tarik Kiswanson, dans les sept pièces qui composent l’espace temporaire Carré d’art. Dès la première, trois formes phalliques, paternelles, constituent des vestibules censés nous faire passer de l’extérieur vers un intérieur plus intime. Il s’agit de sculptures en miroir d’acier, aux multiples lanières méticuleusement polies par l’artiste, tournoyantes et sonores, et pouvant contenir des corps humains, notamment ceux de jeunes gens, sollicités lors de performances. La sortie de l’enfance est pleine de promesses, une période cruciale dans l’existence de chacun. Elles sont gigantesques pourtant et donc protectrices, englobantes, proposant une vision fragmentaire de la réalité. Le titre de l’expo, Mirrorbody, semble dès lors justifié. La deuxième salle est vouée à la vidéo sur lesquelles nous découvrons les préadolescents confrontés aux dangers et vicissitudes de l’éducation qu’il s’agisse de l’apprentissage de l’oralité, de l’écriture calligraphique ou de la situation corporelle toujours non exempte de dégringolade. Le sentiment d’impuissance est renforcé par le recours au ralenti. La formation ne va pas sans risques… La troisième pièce est sans doute la plus fournie : des tableaux et un miroir d’acier aux murs, des pavés de résine translucide au sol, recueillant pieusement des objets, couverts ou bougie se consumant, et aussi une goutte du sang de l’artiste. Les tableaux solllicitent la technologie moderne puisqu’il s’agit de scanners de vêtements traditionnels d’un côté, le corps n’est jamais loin, de l’opacité du vide de l’autre, la question se faisant symbolique et quasiment civilisationnelle si l’on consdère que l’opacité s’oppose à la lumière. Dans un recoin discret du musée, surélévé pour la circonstance, une forme oblongue couchée et miroitante, comme un nid ou un cocon,  et quelques étagères de métal qui conservent leur part de mystère. On passe sur l’autre aile du musée pour une série de petits dessins au fusain, des silhouettes d’enfants un peu fantomatiques et tentant d’ouvrir une improbable fenêtre qui se confond avec la vitre protectrice. Ces simples images suffisent à occuper l’espace pourtant volumétrique. L’enfant veut sortir de son cocon, ce qui donne rétroactivement sa signification aux deux énigmes précédentes. L’avant dernière salle reprend les vêtements scannées, sur des supports beaucoup plus allongés et gigantesques, confrontés à une vision du monde en planisphère émondé et une très belle robe murale qui semble griffée, toujoursen acier poli, réfléchissant la réalité de façon fragmentée. Enfin trois formes oblongues que l’on identifie à des nids géants, l’un sur le mur, un autre dans une encoignure, un dernier au-dessus d’un passage d’une pièce à l’autre, terminent cette exposition. La volonté semble à la fois de lévitation, de sublimation et de renaissance à partit de cette forme de cocon, concoctée dans un assemblage de matières, plus lourdes qu’elles n’y semblent. Elles sont blanches comme une page vierge à remplir de la suite à venir et forment au fond trois points ovales de suspension. Au bout du compte, une exposition qui pousse à la méditation et qu’il faut prendre le temps d’apprécier. Le temps en est d’ailleurs l’une des composantes thématiques mais aussi, on l’auta compris, l’apprentissage, ainsi que le prouvent toutes ces allusions à l’enfance. Les difficiles rapports entre l’occident et l’orient n’y sont pas oubliés, de même que la relation, réelle ou métaphorique, de la lumière et de l’opacité, de la tradition et de la modernité. N’oublions pas que l’artiste est lui-même l’incarnation d’une double culture. Enfin, tout ceci passe par le dénominateur du corps, et de ses reflets, ainsi que le prouve l’omni présence des miroirs plus ou moins déformants. BTN

Jusqu’au 7 mars, Place de la maison carrée, 0466763588

KW Wyrembelska à St Ravy

                              Bathing beauty             

Le travail de KW, Kate Wyrembelska, nous parle du corps, du mouvement et de l’image. En définitive de l’image du corps en mouvement – si l’on en juge par ses vidéos, projetées sur grand écran, à échelle humaine, d’une nageuse en exhibition, plongée dans un bain de couleur comme nous sommes plongés dans l’espace. Celle-ci s‘adonne à l’une de ces chorégraphies qui ont l’air, à l’écran, si simples et qui supposent des heures de travail préalable. La beauté se mérite. Elle obéit à des codes dans lesquels les marchands d’images ne se privent jamais de puiser. Les images, parlons-en : elles nous habituent aux stéréotypes orientant une conception péremptoire de l’idéal, de la perfection, de la précision absolue dans la planéité – pour ne pas dire la platitude… la réalité nous offrant plutôt le relief, le défaut qui peut aussi bien nous révéler son charme, la temporalité incessante et jamais rassasiée. Les couleurs, dans le fond, sont artificielles voire improbables ; les lumières semblent le fruit de nos technologies avancées. On est dans un autre monde. Les gestes corporels sont très, peut-être trop, précis. Ils se réfèrent aux comédies musicales ou spectacles aquatiques qui ont caractérisé le cinéma hollywoodien des années 40-50, la crème de l’illusion, l’essor d’un mythe, à l’instar d’Esther Williams par ex, alors que c’est la danseuse Mirousha Thomann qui prête ici son corps en tant que modèle (en vidéo et sur toutes les images). KW s’ingénie à perturber cet ordonnancement trop poli pour s’avérer honnête. Le bug guette comme si la technique ne supportait pas la perfection.

Dans ses réalisations picturales, l’image se concrétise en matière et s’y dissout. Le mouvement se fige. La forme tend à disparaître dans un bleu matiéré qui s’agite (les trainées rouges c’est tout ce qu’il reste du corps, et le blanc de la lumière). Parfois, elle s’évanouit totalement et laisse place aux remous aquatiques dans un style qui peut rappeler David Hockney. Le remous devient ainsi la métonymie du corps absent. KW va plus loin puisqu’il lui arrive de dissocier le châssis de la toile, de rejeter donc la notion de tableau et de peindre sur de larges et longues bandes de toiles libres, qui occupent l’espace de haut en bas et du mur au sol. Le visiteur est alors comme invité à plonger lui aussi, du corps et de l’esprit, dans l’espace qui lui est offert. Il se retrouve au fond entre deux eaux : face à une image stylisée de l’eau, mise en mouvement par le corps absent mais qui peut tout aussi bien être perçue tel un motif abstrait, souple et répété, dans des tons à dominante bleue. Il ne s’agit plus d’une image corporelle reproduisant, afin l’idéaliser, la réalité référente. Plutôt d’une semi-image ou semi-abstraction comme on le veut. Un trait d’union en tout cas un peu comme l’est la surface (de l’eau par ex). L’espace offert paraît à pénétrer ou à remplir. Du moins le regard se perd-il dans les méandres qui s’animent en surface et invite-t-il l’esprit à lâcher les bouées de l’imaginaire et à s’aventurer, au plus profond. La déferlante c’est un peu du réel qui submerge l’image et les illusions qu’elle fomente.

Dans les graphismes ou dessins, assez dépouillés, le corps a laissé place au mouvement des lignes, à cette géométrie des gestes devenus absents et que l’on peut toujours reconstituer mentalement. L’un des tableaux fait penser aux fameux dripping de l’expressionnisme abstrait qui connote également la danse. Tout un aspect de la production de KW flirte avec l’abstraction, un peu comme une nageuse qui évoluerait sous l’eau de la surface. Cependant les œuvres numériques, nommons-les peintures, sollicitent encore l’image et recourent aux photomontages de type surréaliste, avec des tons plus neutres toutefois car KW aime bien dérégler les conventions, de même qu’elle cultive l’imperfection du détail. Mais elles font surtout penser à notre insistante publicité. Celle-ci apprécie tant les corps bien faits ! Et les figures qui le subliment… Ainsi les voit-on en permanence détournés à des fins mercantiles de sorte que l’image se propage et avec elle le stéréotype qu’elle concourt à façonner, assortie d’une vision de l’idéal, tandis que le réel, plus humblement, passe et décline. Le corps alors se voit prisonnier de son image. La peinture, et tout ce qui fait cadre en général, marque bien cet état de claustration qui prend une valeur non seulement socio-politique mais métaphysique. L’art de la publicité, clinquante comme un miroir déformant, et l’esthétisme idéaliste en général, ont poussé jusqu’au cynisme l’exploitation de la condition naturelle du corps, dans sa finitude infinie pourrait-on dire. Sans doute KW, de par ses origines, est-elle plus que toute autre, sensible à cette condition. Et plaide-t-elle, plus que toute autre, pour son émancipation. BTN

 

Reverse universe, Crac, Sète

Depuis quelques temps, au Crac de Sète, on s’est habitués à voir deux expositions pour le prix, gratuit, on ne le rappelle jamais assez, d’une. Assez contrastées au demeurant mais pouvant sans doute se rejoindre. Un britannique, un italien. Mme de Stael en eût extrait ces deux visions de la culture, romantique et latine sauf qu’ici la première, celle du britannique Than Hussein Clark (et de son ami le poète James Loop pour la dimension sonore, et sa petite musique de nuit façon cut-up) nous plonge dans le port marocain de Tanger, si prisé des poètes, artistes et de la communauté homosexuelle en général. Ainsi le parcours qu’il nous propose s’apparente à un voyage en résumé dont nous seraient rapportés les moments clés. L’arrivée aérienne de la milliardaire américaine Barbara Hutton sur le sol marocain, aujourd’hui rattrapée par la camarde, les décors intimes privilégiés par le couple Bergé/St Laurent, des tableaux de Delacroix réinterprétés à la lumière de motifs décoratifs de nature florale. Si l’installation initiale est spectaculaire, les 365 horloges, toutes plus exubérantes les unes que les autres, récupérées dans la ville, ne le sont pas moins, dont l’heure rappelle l’année de l’indépendance. Au fil des salles et couloirs on croise Renaud Camus, l’auteur de Buena Vista park et de Tricks, ou le film Casablanca, et surtout Jean Genet, dont plusieurs photos du compagnon de voyage sont prises devant la tombe, accompagnées de bidons de lait contenant des images de poètes. Than Hussen Clark a également fait tisser sur des tapis de lin des dessins caricaturaux de courses de coca, à portée revendicative, ou transformé très habilement un piano à queue en dromadaire, histoire de nous rappeler que, pour être également un port méditerranéen, Tanger est tout de même une ville exotique. Une doucke est là pour nous rappeler que la douche est indispensable dans ces pays chauds, et pas seulement en raison de la chaleur. Une salle présente des fenêtres aux verres bleus, comme la mer que l’on ne saurait oublier et qui rapproche Sète et Tanger.

Avec Luigi Stefanini, tout en  demeurant dans Sète dont il s’est inspiré, on est davantage dans la peinture, le dessin et l’écriture même si cette dernière relève davantage de l’universel que du spécifiquement méditerranéen. L’artiste italien s’est en effet offert le luxe de créer son codex personnel, baptisé de son propre nom, seraphinianus, dont on pourra voir diverses pages dans l’une des immenses salles de l’ancien entrepôt. L’inventivité, le mélange des espèces, l’humour y règnent en maître, le contraste s’avérant frappant entre l’alignement sage des dessins en couleurs ou des planches et leur contenu le plus souvent déroutant. On peut d’ailleurs y déceler l’un des enjeux de cette production à savoir qu’elle parodie la science dite sérieuse pour lui substituer un savoir empirique et singulier, à l’instar de notre île, tout en imaginaire et en onirisme, tourné vers le Lointain intérieur que vers les vérités universelles. L’écriture est graphique et conserve pieusement ses secrets. On est davantage dans le mystère, parfois même dans l’ésotérisme tandis que chez Hans Hussein Clark se veut davantage ouvert sur le monde réel, orienté dans ses choix et  propositions, puisant manifestement dans l’Histoire et une culture de la marge. Stéfanini s’exprime d’une part par le biais du tableau, lequel renvoie d’un côté à un surréalisme non figuratif dans l’idée de privilégier l’éternel état de métamorphose, des règnes ou des choses, de l’autre à une sorte de collage d’images inattendues, souvent inspirées de peintures anciennes. Toutefois ce sont surtout deux installations qui sollicitent l’imagination : l’une rendant hommage au thon (en l’occurrence scié en deux), poisson culte du bassin méditerranéen, auquel un Dali par ex a puissamment rendu jadis hommage, dans un environnement voulu énigmatique et rituel ; l’autre à une sorte de femme potagère et nue, aux jambes de carotte, géante, faisant office de sirène terrienne ou chtonienne puisque la référence à Perséphone semble pleinement assumée. Des objets hybrides, des écritures murales, des céramiques grotesques et rayonnantes, force signes complètent ces présentations hautes en couleur.

Deux approches donc, inspirées des ports de notre mer et de l’animation qui les caractérise : l’une tournée vers l’épaisseur de l’histoire réelle, l’autre vers les profondeurs du rêve et de la mythologie singulière, à l’instar d’une île, entre terre et mer. BTN

Jusqu’au 3 janvier, 26, quai aspirant Herber, 0467749437