QUELQUES NOTES D’UN CHANT D’OISEAU, POUR NADIA LICHTIG (VERSION DEFINITIVE)

Au commencement, nous enseigne-t-on, était le verbe. Sans le langage pas d’humanité telle que nous la connaissons. Nous sommes pétris des mots que nous entendons et assimilons. Et un peu comme la forme amenée à porter du sens, qui sait si l’écrit ne précède pas son émission par la parole, n’est pas inscrit dans notre code génétique, à l’instar des pulsions et de tout ce qui est spécifiquement humain.

Nadia Lichtig se sert des mots, tels qu’elle les reçoit, dans le rapport affectif ou sensuel qui l’unit à eux,  dans leur capacité sonore et dans leur volume si j’ose dire, ce qui l’amène à les combiner en suites musicales. Mais les mots ont leur plastique qu’il convient de révéler. En tant que peintre, Nadia Lichtig part des mots pour les faire accéder à une autre dimension qui se confond avec celle de la peinture. Or la peinture procède du visuel, qui suppose d’autres codes que le langage. C’est la raison pour laquelle il lui faut effacer les mots afin de révéler leur dimension picturale. Les rendre invisibles s’avère la seule condition pour les faire accéder au visible pictural, peut-être à l’indicible, à savoir le langage des formes et des couleurs, auxquels Nadia Lichtig ajoute ou restitue le son. Cela donne ses toiles plus ou moins épurées, qu’elle dit « de rien » puisqu’effectivement rien n’existe sans le langage (Quand je la nomme pas la vague n’est plus la vague, écrivait un grand poète, et l’étoile n’existe pas). Rien n’existe – que la peinture. Chaque tableau devient donc la dernière image d’un palimpseste, dont le titre, verbal, nous permet de retrouver l’origine. Le rendu est flou comme un rêve à déchiffrer avec quelques indices qui affleurent en surface. De plus en plus, le tableau s’assombrit, s’épaissit, se charge de multiples strates. Il accède alors à une sorte de « paysagéité » abstraite, un monde intérieur à partir duquel on peut rêver, peut-être poser certains mots, juste retour des choses…

Il lui arrive de dissoudre, à l’aide de solvants, afin de mieux révéler. La matière est ainsi faite qu’il lui faut peu pour de substance pour occuper beaucoup d’espace. Ainsi l’infini est-il inclus dans la supposée explosion initiale et la matière s’y répand jusqu’à épuisement possible de l’expansion. Dans les toiles de Nadia Lichtig, on assiste à la genèse d’une petite cosmogonie picturale. Il lui faut du temps pour se concrétiser, ce en quoi ce work est dit in progress – avant que l’artiste ne se l’approprie et ne l’explore. Chaque tableau n’est qu’un fragment, puisque l’artiste œuvre nécessairement à échelle humaine, d’une toile infinie qui n’aurait ni commencement ni fin, ou si l’on préfère ni queue ni tête. Ce sont ces fragments qu’elle nomme Acéphale. Comme ils sont le produit de réactions chimiques, ils semblent a priori aléatoires  – sauf qu’une expérience qui se répète finit par se contrôler partiellement. Ils sont abstraits certes, mais comme en attente d’une désignation, d’une reconnaissance, ce en quoi ils se rapprochent de cet univers d’images, fantômes d’un réel dont ils visent à s’échapper, et qu’ils prolongent autrement. Il arrive à l’artiste de les rehausser à l’encre et au charbon, dont on notera, tel un retour du refoulé, le rapport à l’écriture, et donc au langage, utilisé ici plastiquement. Ces toiles, souvent modestes, qui nous plongent vers des paysages qui confinent à l’infini, sont souvent reprises en impressions sérigraphiques sur tissu, accompagnés d’une trame pointilliste, comme aux débuts de la photographie, de telle sorte que l’image revendique son statut d’image. Elle joue avec nos sens et se modifie selon nos déplacements, devient plus ou moins nette, un peu comme quand on regarde un ciel étoilé, et sa sombre matière. Quant à savoir ce qu’elle désigne, cette image, les mots y manquent et c’est bien ce qui suscite ce vertige de l’infini, auquel  le cadre, ou le format choisi, sert symboliquement de garde-fou.

Toutefois, on sent chez Nadia Lichtig le désir de sortir du cadre, par la toile libre, par le recours au rouleau et par l’occupation de l’espace mural à l’aide de papiers peints. Et même, dans sa tentative récente, d’ajouter un second tableau, plus petit, dans celui qui sert de support à ces expériences chimico-cosmogoniques. La série « Dust » mérite notre attention : Qu’est-ce que la poussière sinon la matière vidée de son apparence trompeuse ? Tu retourneras à la poussière, disent les textes sacrés. Belle leçon d’humilité face aux vanités humaines qui ne résistent pas à la réalité d’un néant, sans fin ni origine (qu’y avait-il, en effet, avant le Big Bang ?).

Dans le cas des rouleaux, le chiffre de trois paysages n’est sans doute pas choisi au hasard : il déroule le début d’une suite (dite numérique) qui pourrait se prolonger à l’infini. Ces paysages, avec des montagnes au loin, n’ont rien de réaliste. Les couleurs ne cadrent pas avec les motifs. Par ailleurs, on y repère un personnage, comme seul au monde, et qui se prépare à bien des épreuves. Quand nous sommes seuls, à quoi nous sert le langage ? Ce personnage semble poursuivre un but que nous ignorons mais auquel un chant d’oiseau donne une amorce de signification. Il serait à la Poursuite (c’est le titre de la série) d’un oiseau, dans un univers où ils se sont faits rares ou inexistants. Un chant d’oiseau : Il a sans doute un sens, avant même que le verbe humain ne l’identifie comme tel. Dans le contexte où nous vivons, ce paysage, et l’unique son qui le caractérise, prennent une tonalité particulière. D’autant que c’est la technique qui le reproduit et que nous sommes de toute façon dans l’illusion. Les rouleaux ayant la capacité de se déployer dans une pièce, on imagine l’effet dramatique, post-apocalyptique, qu’en extrait Nadia Lichtig. D’autant que le personnage semble tout droit sorti de la série Memory Gardens que nous analyserons ci-dessous. Ici il encore il s’agit de… Poursuite, du même processus de fabrication.

Les mots sont faits pour s’articuler entre eux. C’est ce qui permet la narration, le récit. Nadia Lichtig a été très marquée par celui de sa grand-mère, fuyant les camps pour errer dans certains pays de l’est. C’est cette errance qu’elle a reprise dans certains petits tableaux qui sont autant de paysages dans la série des Memories Gardens. Leur diversité montre l’étendue des distances parcourues. On est alors dans l’envers du paysage romantique, dans le drame et sans doute aussi dans la condition humaine. On est également dans le paysage et ses fantômes, ces silhouettes que l’on devine ça et là, telles des traces, tels des signes qui affleurent en surface. Nadia Lichtig aime ces atmosphères vaporeuses qui suggèrent un entre deux mondes, le réel et le subjectif, la réalité et le rêve, le précis et l’indécis. Cet aspect spectral fait partie de ses obsessions. On le retrouve dans ces arcs-en-ciel produits par la diffraction solaire à l’aide de prismes, dans la cour d’un lycée, comme par magie.

En témoignent également ces maisons abandonnées, véritables pièges à fantômes, auxquelles un texte et une entité sonore prêtent une existence fictive mais issue de la réalité objective, une fois la lumière réglée. On peut véritablement parler alors d’une maison hantée à laquelle ne manque même pas la parole. En même temps, la photographie, à laquelle recourt l’artiste dans ses Ghosttraps, rend fantomatique tout ce qu’elle capte. L’artiste touche ainsi aux origines du genre. Faire apparaître et réapparaître à loisir des images, une fois l’original disparu et soumis aux injures du temps qui passe et déforme ou élimine les choses. Le recours à la couleur, et surtout au clair-obscur, accentue à la fois cette impression d’entre deux-mondes (le réel sur lequel on s’appuie/le rêve qui en découle et le fait accéder à une autre dimension). Ce n’est pas la maison qui est hantée, c’est l’artiste qui la rend telle : par les textes et les sons d’une part, par la reproduction photographique de l’autre d’un moment qui n’existera plus jamais tel quel. Dans une performance récente, filmée et diffusée en direct, on la voit manipuler ces photos de la série fantôme, comme on trifouille dans la boîte à souvenirs. A la recherche d’une preuve ? Des récits, en langue approximativement anglaise, accompagnent les images comme des échos altérés d’une forme vocale idéale. Car le fantôme peut se faire sonore. Le langage ne cadre jamais avec le réel. Il n’en est qu’une dérivation forcément imparfaite. C’est même par là que tout a commencé… Pour l’artiste comme pour nous tous, et les autres auparavant.

Le thème de la maison n’apparaît sans doute pas non plus pour rien dans cette production. De par ses origines, a fortiori celles de son aïeule, Nadia Lichtig semble une exilée, sans foyer autour duquel prendre racine. C’est que les frontières entre pays ne sont plus ce qu’elles étaient, elles ont d’ailleurs souvent été très fluctuantes. Elles se définissent aujourd’hui à d’autres échelles : européennes, mondiales et fatalement dans l’au-delà. Or l’au-delà c’est l’infini. Ainsi la voit-on dans ses Cartes du pays du tendre cent fois, mille fois et plus, sur le métier, remettre son ouvrage, à la recherche d’un foyer u-topique dont les contours sont remodelés au fur et à mesure qu’ils se précisent. Car il n’est, ce foyer, que le pré-texte à un objectif qui se confond avec l’infini. L’œuvre se nourrit de souvenirs mais quoi de plus ineffable, de plus imprécis et même de plus trompeur que le souvenir ? Le véritable foyer, pour l’artiste, c’est son art, et les multiples visions qu’elle en fournit ce sont ses toiles. C’est à ce point perpétuellement mouvant qu’elle doit se raccrocher. L’allusion à la Carte du tendre, imaginée par les premières féministes du Grand Siècle, nous rappelle que cette série se veut avant tout allégorique – d’un pays à retrouver, du moins le tenter car c’est la tentative qui importe davantage que la visée. Et, du fait que les souvenirs sont souvent recomposés, passés au crible de l’expérience ultérieure et de notre inconscient, – et autofictive –je parle de la série). Car c’est au fond la grandeur de l’art que de retrouver ce qui a été perdu, afin de le faire accéder à une autre dimension. Si la poussière ne se fait chair du moins se fait-elle peinture, le revers de toute chair…

Les « Blank Spots », qui semblent un écho fantomatique d’espaces voués au crime, renvoient à la fois à la possibilité d’une narration rétrospective mais aussi à une expérience de la lumière et du son, face à des frottages reconstituant les surfaces souillées par le sang des victimes – et sans doute quelques empreintes. Dans les Notes qui accompagnent cette série, Nadia Lichtig recourt au papier froissé. Encore un élément qui n’est plus que le fantôme de ce qu’il a été, qui aurait dû se voir jeté et devient support à interventions minimales, de maculations sans doute. Quand je parlais d’humilité…

Je me demande si une lecture de sa série « Tropical Thoughts », paysages aux formes inédites d’un esprit manifestement exotique, ne gagnerait pas à être considérée sous cet angle. La forme c’est ce qui reste quand on a tout effacé. Et quand on efface presque tout d’une réalité concrète, ne demeure… Que son fantôme…

Les fantômes du passé : Nadia Lichtig leur a été confronté, lors de son séjour à Bucarest, plus particulièrement lors des préparatifs de son expo en la galerie Anca Poterasu. L’impulsion lui a été fournie par une conférence et une allusion à un livre noir, bourré d’adresses de victimes de lynchage en la ville roumaine, durant la guerre. Autant dire des lieux de crimes. Nadia s’est rendue sur les lieux, en a relevé les empreintes en recourant à la technique du graphite, un procédé à dominante graphique, un lointain fantôme de l’écriture, mais une écriture d’avant l’écriture. Elle s’est ainsi approprié un territoire, chargé de violence, de paroles et de pas. Le quasi carré sur lequel elle a prélevé la poussière et élaboré sa composition, sont précisément à l’envergure de son corps. On demeure dans l’humilité face à l’infinitude de l’Histoire, à la gravité des événements. L’œuvre, prélevée du sol, sera exposée au sol, obligeant le visiteur à marcher autour de l’œuvre, lointain écho des pas du passé, devenu présent par le biais de sa mise en dessin, de sa mise en œuvre. Comme dans le parcours surréaliste, on a l’impression que ce lieu, tragique, faisait signe, par quelque effet du hasard et de ses objectifs inouïs, que ce lieu n’attendait que la bonne personne pour se voir enfin révélé, comme en photographie, ou si l’on préfère réincarné. La lumière et le son complètent l’installation finale. La bande son démarre sur du souffle pré-verbal et intègre petit à petit du chant et du texte, lointain avatar, autant dire fantôme, des échanges verbaux qui durent marquer ce lieu chargé de sens. Cette voix, de l’artiste, semble un équivalent sonore de ces mots qu’elle fait disparaître, transforme et transfigure, dans ses œuvres picturales, évoquées en début de texte. Le dessin au graffite en est un autre. C’est tout bonnement l’indicible. Le langage dés-articulé. Le langage d’avant le langage articulé. Le travail de Nadia Lichtig cherche à retrouver ces signes d’avant le sens, ce vertige territorialisé du préverbal. Cette parole matérielle du hasard. Cette ante-écriture de poussière, laquelle nous rappelle au demeurant que nous sommes mortels, que nous vivons dans l’illusion, ainsi que le suggèrent les spots lumineux, issus du domaine du théâtre.

On imagine les fantômes comme ayant eu un passé. Et s’ils avaient préfiguré l’avenir ? C’est de cet avenir, devenu présent grâce à ses réalisations tripartites, que Nadia Lichtig conçoit ses archéologies graphiques ou picturales, auxquelles ne manquait que la parole. Ou le chant d’un oiseau c’est selon. D’où l’importance cruciale, dans cette œuvre graphique, de son pendant sonore, sans lequel elle semblerait incomplète. Encore ne fait-il point oublier la nécessité de sa mise en lumière et que la lumière soit. Que la lumière fût.

Empreintes, sons immatériels, lumière dématérialisée, l’artiste cultive ses fantômes. BTN